EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
Reconnaissance de la
responsabilité de la République française,
réparation des victimes et définition de plusieurs objectifs qui
en résultent
Cet article vise à reconnaître la responsabilité de la République française résultant de l'autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires à base de chlordécone entre 1972 et 1993.
Il pose un principe de dépollution des terres et des eaux contaminées ainsi que d'évaluation des effets de la présence du chlordécone sur la santé des populations, spécifiquement en matière de sécurité sanitaire et de l'alimentation.
Il pose un principe de réparation de toutes les victimes du chlordécone, exposées ou non au titre de leur activité professionnelle.
Il prévoit que l'État met en place une campagne nationale de prévention afin d'établir l'existence de la chlordéconémie et instaure un dépistage systématique du cancer de la prostate à partir de quarante-cinq ans pour les populations de Guadeloupe et de Martinique.
La commission a adopté l'article 1er, modifié par quatre amendements.
I. L'utilisation du chlordécone est à l'origine d'une imprégnation des populations et des milieux de la Martinique et de la Guadeloupe, sans que l'État n'ait pleinement endossé sa responsabilité
A. L'utilisation prolongée du chlordécone dans les Antilles : un désastre sanitaire et écologique
1. Durant vingt ans, le chlordécone a fait l'objet d'autorisations successives de mise sur le marché par les autorités sanitaires
Entre 1972 et 1993, la substance active « chlordécone », connue sous diverses appellations commerciales4(*) a été largement utilisée dans les Antilles françaises afin d'éradiquer le charançon du bananier -- un ravageur originaire d'Asie du Sud-Est aux effets néfastes pour les plantations. L'utilisation de cet antiparasitaire agricole dans les cultures bananières résulte de plusieurs autorisations de mise sur le marché délivrées par les autorités sanitaires françaises.
La dangerosité de ce produit a été établie avant même qu'il ne soit autorisé à la vente. Ainsi que le relève le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, adopté en fin d'année 20195(*), « à partir de la fin décembre 1968, le comité d'étude des produits antiparasitaires à usage agricole commence à constater la dangerosité », qualifiant le chlordécone de « toxique et persistant ».
Le chlordécone : un insecticide persistant et toxique
Produit synthétisé en 1951, ce n'est qu'en 1958 que le chlordécone est mis sur le marché par Allied Chemical, déjà sous le nom de Képone.
Le chlordécone est un insecticide organochloré toxique, écotoxique et persistant. Considéré comme non biodégradable, le chlordécone a dans l'environnement une demi-vie évaluée entre 250 et 650 ans dans les sols.
La voie orale constitue la principale voie d'absorption de la molécule par l'organisme.
Le rapport d'enquête constate ensuite que le comité d'étude des produits antiparasitaires à usage agricole a déclassé, le 29 janvier 1971, le Képone en le considérant non plus comme un produit toxique, mais uniquement comme un composé dangereux. Cette modification constitue un préalable à la vente de ce phytosanitaire et à sa mise sur le marché.
La commission d'enquête établit également que le comité d'étude (devenu entre-temps la commission d'étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole toxiques) a prorogé entre 1972 et 1980 l'autorisation provisoire de mise sur le marché du « Képone 5 % ».
À partir de 1981, le Képone cesse d'être produit et commercialisé. Un nouveau produit dénommé « Curlone », composé à 5 % de chlordécone, est mis sur le marché à la suite d'un avis favorable de la commission d'étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole toxiques permettant la délivrance d'une autorisation provisoire de vente.
En raison de dérogations successives6(*), et alors même que la toxicité de ce nouveau produit avait été établie par la commission d'étude à partir de juin 1989, il a continué à être légalement employé dans les bananeraies jusqu'en 1993.
2. L'exposition au chlordécone a eu des effets sur la santé humaine des travailleurs agricoles et potentiellement sur la totalité de la population des Antilles françaises
Avant l'interdiction de mise sur le marché, et dès les années 1970, plusieurs rapports et études avaient alerté sur les risques du chlordécone envers la santé humaine et l'environnement.
Les rapports « Snegaroff » de 19777(*) et « Kermarrec » de 19808(*) ainsi que le classement du chlordécone comme cancérigène possible chez l'homme par le centre international de recherche sur le cancer en 1979 ont mis en lumière tant la pollution des sols et des milieux aquatiques que la présence de la substance tout au long de la chaîne alimentaire.
Pendant vingt ans pourtant, des substances à base de chlordécone ont été utilisées en Guadeloupe et en Martinique, entraînant des effets néfastes pour la santé des populations. Si l'utilisation du chlordécone dans les cultures bananières a exposé en premier lieu les travailleurs agricoles qui ont manipulé et épandu le produit, c'est potentiellement la totalité des habitants des Antilles françaises qui a été affectée par cette substance nocive.
En premier lieu, les travailleurs des bananeraies ont pu être en contact direct avec le chlordécone par trois voies : cutanée (considérée comme la principale voie d'exposition en milieu professionnel agricole), respiratoire (seconde voie d'exposition) et enfin digestive (par contact de la bouche avec les mains contaminées).
Une étude de Santé publique France de 2018 a estimé qu'en 1989, environ 12 735 travailleurs agricoles permanents travaillaient dans les bananeraies. Parmi eux, 9 806 travailleurs ont été exposés au chlordécone lors des traitements des bananeraies9(*). Une nouvelle étude de Santé publique France et de l'Inserm est actuellement conduite sur une cohorte d'environ 13 000 travailleurs exposés au chlordécone afin d'étudier la « mortalité par cause » des travailleurs agricoles des bananeraies, en fonction de leur exposition au composé organochloré.
Si le lien entre exposition au chlordécone et présence de cette substance dans le sang n'est plus à démontrer, l'absence d'étude portant spécialement sur les travailleurs des bananeraies nuit à la détermination causale de préjudices qu'ils ont subis. Aujourd'hui, seul le cancer de la prostate est légalement et scientifiquement reconnu comme une maladie professionnelle liée à l'exposition au chlordécone, par le décret n° 2021-1724 du 20 décembre 2021 révisant et complétant les tableaux des maladies professionnelles.
Les ouvrières agricoles restent néanmoins en dehors du champ d'investigation scientifique. Actuellement, aucune étude ne s'est spécifiquement penchée sur les pathologies développées par les femmes en raison d'une contamination au chlordécone. Une telle lacune nuit également à la détermination causale de préjudices qu'elles ont subis et a pour incidence d'invisibiliser les femmes dans ce scandale sanitaire.
Au-delà des travailleurs des bananeraies, c'est la totalité de la population des Antilles françaises qui est susceptible d'être concernée par une contamination au chlordécone.
L'imprégnation de la population par ce produit phytosanitaire est généralisée, mais contrastée : la molécule du pesticide est certes détectée chez environ 95 % de la population, mais parmi eux, seuls 5 % ont une imprégnation au moins dix fois supérieure à la moyenne selon l'Anses. Aujourd'hui, il n'est pas établi par un consensus scientifique international que la présence du chlordécone dans le sang est susceptible d'entraîner des pathologies autres que le cancer de la prostate chez certains sujets fortement exposés. La présence d'un taux faible de chlordécone dans le sang n'est pas reconnue comme pathogène.
La rémanence du chlordécone dans les milieux naturels -- sols, cours d'eau et espaces maritimes -- entraîne une contamination généralisée et caractérisée de ces espaces. L'incidence environnementale de cette substance a pour effet de contaminer les produits de consommation courante qui s'en retrouvent contaminés : les poissons et crustacés d'eau douce, les oeufs et les viandes hors volailles sont identifiés comme les aliments qui présentent la plus forte concentration de chlordécone10(*).
La présence de la substance dans ces aliments de consommation courante peut expliquer l'imprégnation de la population antillaise.
Le degré d'exposition et d'imprégnation à la substance s'apprécie scientifiquement en fonction d'une valeur toxicologique de référence (VTR)11(*). Afin de détecter la présence du chlordécone dans l'organisme, il est procédé à des prélèvements sanguins afin de déterminer un taux de « chlordéconémie » (correspondant à la concentration de chlordécone mesurée dans le sang à un instant donné).
B. Une reconnaissance symbolique de la responsabilité de l'État
Dans une déclaration du 27 septembre 2018 à Morne-Rouge en Martinique, le Président de la République Emmanuel Macron estimait que « l'État doit prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et doit avancer dans le chemin de la réparation et des projets »12(*).
La reconnaissance verbale de la responsabilité de l'État par le plus haut personnage de l'État constitue un temps fort de la vie politique qui ne semble toutefois pas suffisant pour les victimes et les habitants des Antilles françaises exposés au chlordécone au quotidien. Dans une décision du 24 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a reconnu la carence fautive de l'État dans le contrôle de la mise en vente de pesticides à base de chlordécone13(*). Il a également retenu la responsabilité de l'État en raison de négligences répétées conduisant à homologuer ces pesticides sans démontrer leur innocuité sur la santé des populations, des cultures et des animaux ainsi qu'en autorisant la poursuite des ventes même après retrait de l'homologation.
Cette reconnaissance par les juridictions était fortement attendue par les victimes et les associations des victimes. Elle ouvre la voie à la réparation des personnes exposées au chlordécone.
La responsabilité de l'État dans ses missions de police sanitaire et de contrôle de mise sur le marché de produits phytosanitaires nocifs a, dans un récent arrêt du 11 mars 2025 de la cour administrative d'appel de Paris, été confirmée.
L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris : confirmer la reconnaissance de la responsabilité de l'État
Le 11 mars 2025, la cour administrative d'appel de Paris, statuant sur un arrêt du tribunal administratif de Paris du 24 juin 2022, a confirmé la responsabilité pour faute de l'État. Elle a relevé plusieurs carences fautives :
- négligences fautives en autorisant la vente et en homologuant les produits contenant du chlordécone ;
- en n'organisant pas la collecte du reliquat de stocks du produit Curlone ;
- en mettant en place tardivement des contrôles afin de rechercher la présence de traces de chlordécone dans l'environnement et dans la chaîne alimentaire ;
- enfin, en manquant à son devoir d'information à l'égard des populations.
Aujourd'hui, la responsabilité de l'État est largement admise juridiquement sur le fondement de fautes, mais elle n'a jamais fait l'objet d'une reconnaissance politique solennelle.
II. Reconnaître la responsabilité de la République française dans les dommages causés par le chlordécone et mettre en oeuvre une politique d'information et de prévention des populations
L'article 1er, pierre angulaire du texte, est décomposé en neuf alinéas aux portées et effets distincts.
L'alinéa 1er de cet article revêt à cet égard la dimension la plus fondamentale de ce texte, en reconnaissant la responsabilité de la République Française pour un certain nombre de préjudices.
Les alinéas 2 à 8 déclinent des objectifs programmatiques, introduits par des formulations ambiguës : « [La République] s'assigne », « [La République] s'engage » et « [La République] confie ». Ces expressions n'ont pas nécessairement de portée normative, mais fixent plutôt au Gouvernement des objectifs à atteindre14(*). Saisi sur le projet de loi relatif à l'accélération des énergies renouvelables15(*), le Conseil constitutionnel avait censuré l'article 65 du texte qui prévoyait que « l'État favorise par son action les opérations d'aménagement des infrastructures portuaires, industrielles et logistiques » au motif que cette disposition était dépourvue de portée normative, s'appuyant ainsi sur sa jurisprudence constante du 21 avril 2005 « avenir de l'école »16(*).
L'alinéa 9 prévoit enfin que les différents objectifs énumérés font l'objet d'une évaluation réalisée par une « instance indépendante » et remise au Parlement.
A. La reconnaissance juridique de la responsabilité de la République française : une mesure symbolique, mais indispensable pour les victimes
L'alinéa 1er de l'article 1er prévoit la reconnaissance par l'État de sa responsabilité dans les « préjudices sanitaires, moraux, écologiques et économiques » subis par les populations de Guadeloupe et de Martinique.
La notion de « préjudice » ou de « dommage » est utilisée indifféremment et de manière alternative par la doctrine civiliste ainsi que par la juridiction administrative17(*). Pour cette dernière toutefois, la notion de préjudice semble être plus communément employée.
Pour être réparable, le préjudice doit revêtir certains caractères propres et à condition que certaines circonstances extérieures tenant à la situation d'une victime juridiquement protégée soient réunies.
1. Le préjudice sanitaire
Le préjudice sanitaire ne correspond, aujourd'hui, à aucune catégorie juridique de préjudice indemnisable connu.
Seule la notion de « risque sanitaire », se caractérisant par une exposition d'un individu, ou d'un groupe d'individus à un agent infectieux, à des produits chimiques, à des substances radioactives, à des produits utilisés dans le système de soins, fait aujourd'hui l'objet d'une appréhension juridique.
À cet égard, le chapitre II du Titre 4 du code la santé publique et notamment les articles L. 1142-1 à L. 1142-3-1 porte précisément sur le risque sanitaire, en le circonscrivant néanmoins aux dommages résultant du système de santé. Ainsi, l'article L. 1142-1-1 prévoit que sont indemnisés :
- les dommages résultant d'infections nosocomiales dans les établissements, services ou organismes ;
- les dommages résultant de l'intervention, en cas de circonstances exceptionnelles, d'un professionnel, d'un établissement, service ou organisme.
Les décisions de la juridiction administrative ne permettent pas davantage de dresser les contours d'une notion de « préjudice sanitaire ». Cette dernière se révèle relativement récente et étroitement liée au contentieux environnemental. La base de recherche Ariane sur le site du Conseil d'État ne recense ainsi qu'une seule décision à l'occasion de laquelle la réparation du « préjudice sanitaire » a été soulevée par le requérant18(*).
Enfin, l'exposé des motifs de la proposition de loi ne permet pas non plus d'entrevoir ce que son auteur a souhaité inclure dans le périmètre du préjudice sanitaire.
2. Le préjudice moral
Le préjudice moral est une notion juridique englobant les dommages non matériels subis par une victime. Il se distingue à ce titre du préjudice matériel correspondant par exemple à des dommages financiers ou à la destruction ou l'endommagement de biens matériels et immatériels. Il se distingue également du préjudice corporel qui se manifeste par une atteinte à l'intégrité physique ou esthétique de la personne.
La notion de préjudice moral est par ailleurs mentionnée dans sept codes : code de la propriété intellectuelle, code du commerce, code de la mutualité, code général des impôts, code de la procédure pénale, code de la sécurité sociale, code rural et de la pêche maritime. Cette notion est ainsi largement admise.
Dès 1961, le Conseil d'État, à l'occasion d'une décision d'assemblée a admis la réparation de la « douleur morale »19(*). Depuis lors, une intense jurisprudence a étendu le principe de la réparation du préjudice moral, après examen au cas par cas, des dossiers soumis à l'appréciation du juge de la réparation.
Parmi les différents préjudices moraux indemnisés, la notion de « préjudice moral d'anxiété » revêt un intérêt particulier dans le cadre du contentieux relatif au chlordécone.
Dans une décision du 11 mai 2010, la chambre sociale de la Cour de cassation a reconnu pour la première fois l'existence d'un préjudice d'anxiété pour les travailleurs de l'amiante20(*). Elle a jugé que le fait de vivre dans la crainte constante de développer une maladie grave constituait un dommage psychologique devant être indemnisé. La Cour se fondait notamment sur la violation de l'obligation de sécurité de l'employeur, au détriment des travailleurs exposés à l'amiante, pour établir un lien entre leurs souffrances et l'existence d'un préjudice. Elle a depuis lors étoffé sa jurisprudence et précisé que le préjudice d'anxiété devait répondre à des critères stricts :
- l'existence d'une « pathologie grave » ;
- des risques importants, documentés et scientifiquement établis ;
- le plaignant doit également apporter une preuve forte de son exposition à une substance dangereuse et de l'existence de son anxiété.
Plus tardivement, le Conseil d'État a également reconnu l'existence d'un préjudice moral résultant de l'anxiété. À l'occasion d'une décision rendue le 9 novembre 2016 sur l'affaire dite du « médiator », il a reconnu la possibilité pour une personne d'être indemnisée, sans être malade, à raison de l'angoisse développée, du fait de l'exposition à un risque et au développement d'une maladie grave, à condition de présenter un caractère direct et certain21(*).
La jurisprudence avait été jusqu'alors réticente à reconnaître l'existence d'un préjudice d'anxiété pour les personnes exposées au chlordécone. Par une décision du 22 juin 2022, le tribunal administratif de Paris, saisi par 1 241 requérants, avait d'ailleurs écarté la qualification de « préjudice moral résultant de l'anxiété » en l'absence « d'élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d'anxiété dont ils se prévalent ».
Récemment, à l'occasion d'une décision de la cour administrative d'appel de Paris rendue le 11 mars 2025, les juges du fond ont évolué et ont procédé à une appréciation in concreto, reconnaissant le préjudice moral d'anxiété pour 9 victimes sur environ 1 300 requérants. Celles-ci ont en effet été en mesure d'apporter les preuves de leur préjudice en faisant « état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective à la pollution par le chlordécone des sols, des eaux et de la chaîne alimentaire en Martinique et en Guadeloupe susceptibles de [les] exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, [leur] espérance de vie diminuée, [peuvent] obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser »22(*).
En revanche, les requérants qui se sont limités à faire état « de leur seule inquiétude liée à leur résidence en Guadeloupe ou en Martinique, leur consommation des produits cultivés, élevés ou pêchés localement ou encore de l'eau du robinet [...] ne sont pas fondés à obtenir la réparation d'un préjudice d'anxiété en invoquant la crainte de développer, du fait de leur exposition chronique au chlordécone, des pathologies autres que celles qui, en l'état actuel des recherches médicales et des connaissances scientifiques, sont reconnues comme pouvant résulter de la contamination par le chlordécone ».
Il ressort ainsi de la jurisprudence administrative et judiciaire que la reconnaissance d'un préjudice d'anxiété doit être strictement étayée. Ce préjudice ne saurait faire l'objet d'une présomption a priori ou d'un faisceau d'indices favorables à la reconnaissance automatique d'un tel préjudice.
3. Le préjudice écologique
La notion de préjudice écologique n'a pas encore atteint sa maturité juridique, en matière de responsabilité de la puissance publique.
La directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, transposée en droit français par la loi n° 2008-757 du 1er août 2008, a posé un cadre pour la réparation des dommages causés à l'environnement. Cette loi de 2008 a créé la notion de dommage causé à l'environnement (aujourd'hui codifiée à l'article L. 161-1 du code de l'environnement), constitué par une détérioration directe ou indirecte mesurable de l'environnement qui affecte gravement les sols, les eaux, les services écologiques, les espèces animales et végétales ainsi que leurs lieux de vie. Les « pollueurs » assujettis (définis à l'article L. 162-1 du code de l'environnement) sont tenus de réparer le dommage causé à l'environnement.
Le préjudice écologique n'est aujourd'hui reconnu qu'en matière de responsabilité civile. La loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a codifié dans le code civil cette notion. Aux termes de l'article 1247 du code civil, elle est définie comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ». Le caractère non-négligeable de l'atteinte portée aux équilibres écosystémiques doit être prouvé par le demandeur et est apprécié par le juge.
Distinction entre dommage environnemental et préjudice écologique
Le préjudice écologique renvoie à l'atteinte portée aux éléments et aux fonctions23(*) des écosystèmes, quand le dommage causé à l'environnement s'applique aux atteintes portées aux espèces et à leurs habitats naturels, aux eaux, aux sols et aux services24(*) écologiques.
Le préjudice écologique relève d'un régime de responsabilité civile qui a pour objet la réparation, de préférence en nature, des atteintes portées aux écosystèmes, indépendamment des répercussions directes de cette atteinte pour l'homme et les activités humaines - c'est pourquoi ce préjudice avait été désigné par la doctrine « préjudice écologique pur ». Cette réparation est demandée devant le juge civil.
À l'inverse, le dommage environnemental codifié au code de l'environnement n'est pas véritablement un régime de responsabilité, mais un régime de police administrative. À la cessation d'activité, l'exploitant doit remettre en l'état, voire verser de dommages et intérêts affectés à la préservation ou à la remise en l'état du milieu endommagé. Le juge administratif est compétent en matière de contentieux sur la réparation du dommage environnemental.
En dehors de ces cas strictement délimités par le législateur, le principe d'une reconnaissance de la responsabilité de la personne publique en raison d'un préjudice écologique n'a jamais été solennellement reconnu.
La Cour de cassation, en 2012, a reconnu l'existence d'un préjudice environnemental dans l'affaire dite « Erika », conduisant à la condamnation du groupe TOTAL et de la société Rina pour pollution maritime25(*). Il n'était toutefois pas question à ce stade de responsabilité publique.
Depuis lors, la jurisprudence a fait usage avec parcimonie de cette notion. Devant la juridiction administrative, ce préjudice, rarement soulevé par les requérants n'a pas encore trouvé une consécration de principe. Néanmoins, le tribunal administratif de Paris, dans sa décision du 3 février 202126(*), dite « Affaire du siècle », a consacré la notion de préjudice écologique à l'occasion du non-respect des objectifs fixés par la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Le Conseil d'État n'a pas encore été saisi de ce litige en cassation, et pourrait, le cas échéant, avoir une lecture différente de celle du tribunal administratif de Paris.
4. Le préjudice économique
Ce quatrième chef de préjudice évoqué par la proposition de loi renvoie à une notion plus commune qui désigne toute perte subie à l'occasion d'une activité de production, de distribution ou de service.
En droit civil, cette réparation nécessite la détermination d'un lien causal entre le préjudice qui doit être direct et certain et la situation individuelle du concerné. Ce préjudice s'étend également à la « perte de chance » qui consiste dans la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable. La Cour de cassation estime que « toute perte de chance ouvre droit à réparation »27(*).
À cet égard, le marin pécheur qui a interdiction d'exercer son activité dans une zone de pêche délimitée, subi un préjudice économique qui doit être compensé. Le plan chlordécone IV, a ainsi prévu plusieurs dispositifs visant à compenser les pertes de chances subies par plusieurs acteurs économiques.
- Les pécheurs bénéficient depuis le 1er janvier 2022 d'une aide exceptionnelle en soutien au secteur de la petite pêche des Antilles, dans le cadre de la pollution des eaux marines par le chlordécone28(*). Environ 98 % de la flotte martiniquaise peut ainsi en bénéficier.
- Les agriculteurs sont également accompagnés dans le cadre de ce plan. Depuis 2023, l'État a mis en place une aide destinée à prendre en charge le surcoût lié à la décontamination du bétail pour l'éleveur de bovins.
III. Assigner à l'état plusieurs objectifs à atteindre en matière de prévention et de lutte contre le chlordécone
La proposition de loi assigne à l'État plusieurs objectifs à atteindre revêtent une dimension essentiellement programmatique. Les alinéas 2 à 9 en sont la traduction.
A. L'État s'assigne pour objectif la dépollution des terres et des eaux contaminées par le chlordécone
Une partie des cours d'eau et des terres de Martinique et de Guadeloupe sont effectivement contaminées par le chlordécone.
L'État lutte déjà activement contre la présence de cette molécule dans l'environnement.
S'agissant des terres, il met en place depuis 2004 une cartographie des sites pollués. Dans le cadre du plan chlordécone IV, des améliorations substantielles de recensement des zones contaminées sont à souligner. Le programme JaFa (pour « jardins familiaux ») permet aux consommateurs de produits issus de leur jardin de bénéficier d'une analyse gratuite de leur sol.
Le rapport d'information de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) adopté en février 2023, intitulé l'impact de l'utilisation de la chlordécone aux Antilles françaises a mis en avant que :
« À ce jour, les surfaces analysées ne représentent en Guadeloupe que 17 % de la surface agricole utile des exploitations agricoles, 10 % de la surface agricole utile incluant les zones urbaines cultivables et les surfaces toujours en herbe hors exploitations et 3,4 % du territoire total. En Martinique, les surfaces analysées ne représentent que 23 % des zones agricoles, 21 % des zones d'intérêt agricole incluant les zones urbaines cultivables et environ 9 % du territoire total. Selon ces analyses, la chlordécone n'est quantifiable que dans 50 % des sols analysés en Guadeloupe et n'est détectable que dans 53 % de ceux-ci en Martinique ».
Malgré les efforts pour cartographier la présence du chlordécone, force est de constater que le recensement demeure encore parcellaire. Il est toutefois difficile d'intervenir sur certaines surfaces et terres lorsque les propriétaires refusent une intervention, souvent par crainte de voir leur parcelle subir une dévalorisation foncière.
À l'occasion de la parution du rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) précédemment évoqué, les rapporteurs ont cherché à estimer le coût d'une dépollution des sols et des eaux des territoires de Martinique et de Guadeloupe. Le coût estimé de la dépollution est d'environ 160 000 € par hectare, rapporté au nombre d'hectares pollués, soit près de 20 000 hectares dans ces territoires des Antilles, le coût de la dépollution totale pourrait atteindre 3,5 milliards d'euros.
Cette approche théorique et financière est néanmoins à mettre en regard avec les capacités scientifiques actuelles à mettre en oeuvre une dépollution à grande échelle. Le ministère des outre-mer a en effet indiqué à la rapporteure qu'actuellement les recherches sur la dépollution sont encore au stade exploratoire et qu'aucune solution de dépollution à grande échelle n'a émergée.
S'agissant de l'eau, l'État a adopté plusieurs mesures en faveur de sa décontamination.
En premier lieu, il a pris des mesures visant à garantir la qualité de l'eau du robinet. Il a mis en place des filtres à charbon qui ont permis de réduire la présence du chlordécone à « peau de chagrin ». Ainsi, en Martinique, le taux de conformité de l'eau est de 100 % et de 97,6 % en Guadeloupe selon les informations transmises par le ministère des outre-mer à la rapporteure.
Par ailleurs, dans le cadre de la directive-cadre sur l'eau du 23 octobre 200029(*), la contamination des eaux littorales de Martinique et de Guadeloupe est régulièrement suivie. En 2015, une étude conduite par l'Ifremer a établi une cartographie de la contamination au chlordécone dans le milieu marin antillais grâce au suivi de la contamination des espèces marines30(*).
Les efforts en matière de dépollution des milieux aquatiques doivent être prolongés, même s'il est difficile d'endiguer la présence du chlordécone dans un milieu où sa diffusion est largement facilitée par l'interconnexion avec les eaux souterraines et de surfaces, également contaminées.
B. L'État s'engage à mener des actions visant à supprimer le risque d'exposition au chlordécone
L'alinéa 3 de l'article 1er, introduit par le groupe Ensemble pour la République (EPR) à l'Assemblée nationale, vise à assigner à l'État la conduite d'actions visant à supprimer le risque d'exposition au chlordécone.
Les différents plans chlordécone mis en oeuvre par l'État depuis la première décennie des années 2000 témoignent d'une volonté d'agir contre cette pollution.
Les mesures portées dans le cadre du plan chlordécone IV en faveur de la santé des populations, notamment en matière de sécurité sanitaire et de l'alimentation, se concentre notamment sur les aliments qui poussent sur le sol, ceux à racines et tubercules ainsi que sur les produits issus de la pêche locale.
Les aliments racines : cucurbitacées, cives ou encore laitues doivent ainsi faire l'objet d'une attention particulière dans la mesure où ils concentrent plus fortement la molécule. La concentration de chlordécone au sein des dachines, des ignames et des patates douces est également élevée en raison d'une fixation des molécules de chlordécone sur les racines.
Les animaux terrestres, destinés à la consommation humaine, peuvent également être contaminés. Le rapport de l'Opecst précédemment évoqué montre que « le comportement exploratoire des poules et l'activité de fouissage des porcs entraînent notamment une ingestion particulièrement élevée [de molécule de chlordécone]. Pour les bovins, il a été montré qu'une insuffisance de l'offre fourragère favorisait cette ingestion de sol ».
Le plan chlordécone IV a ainsi pris un certain nombre de mesures (évoquées supra pour les pécheurs et les agriculteurs) en faveur de l'alimentation, mais a aussi lancé des campagnes massives de prévention à destination des consommateurs de circuits locaux.
C. L'État s'assigne pour objectif l'évaluation des effets sanitaires et environnementaux
L'alinéa 4 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe Écologiste à l'Assemblée nationale, vise à donner pour objectif à l'État l'évaluation des effets sanitaires et environnementaux.
Cet alinéa semble ne pas tenir compte de l'ensemble des mesures qui sont prises dans le cadre du plan chlordécone IV : test permettant de faire état du taux de chlordéconémie, gratuitement pour toutes les personnes résidentes, et le programme d'identification des zones polluées à destination des populations.
Il n'en demeure pas moins que les travaux de recherche, notamment sur les effets du chlordécone sur la santé, mériteraient d'être approfondis.
D. L'État s'assigne pour objectif l'Indemnisation de toutes les victimes du chlordécone
L'alinéa 5 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe Écologiste à l'Assemblée nationale, prévoit que peuvent prétendre à indemnisation « toutes les victimes » contaminées par le chlordécone, à la fois les travailleurs des bananeraies, mais supposément aussi l'ensemble de la population.
Cette indemnisation concernerait ainsi également probablement les personnes attestant d'une présence de chlordécone dans le sang.
Aujourd'hui, seules les victimes d'une maladie professionnelle reconnue par l'assurance maladie et les enfants exposés in utero au chlordécone ayant contracté des pathologies peuvent se prévaloir d'une indemnisation au titre du fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP).
E. L'État s'assigne pour objectif d'établir publiquement la responsabilité des décideurs politiques de l'époque
L'alinéa 6 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe Écologiste à l'Assemblée nationale, propose que soient identifiés les responsables politiques de l'époque ayant autorisé les mises d'autorisation sur le marché de produits composés de chlordécone.
L'exposé sommaire de l'amendement évoque les noms de Jacques Chirac, d'Edith Cresson ou encore de Louis Mermaz.
La rapporteure du texte considère toutefois qu'il n'appartient pas à la loi ni au législateur de mettre en cause des responsables politiques ad hominem. Cet objectif semble davantage relever de la Cour de justice de la République (CJR).
F. L'État s'assigne pour objectif la mise en place d'une campagne nationale faisant État de la chlordéconémie
L'alinéa 7 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe La France insoumise à l'Assemblée nationale, prévoit que l'État met en place une campagne de prévention nationale faisant état de l'existence de la chlordéconémie.
Dans le cadre du plan chlordécone IV (2021-2027) présenté le 5 février 2021, des tests gratuits visant à mesurer le taux de chlordécone dans le sang sont à disposition de l'ensemble de la population de Guadeloupe et de Martinique. Cet examen est pris en charge à 100 % par l'agence régionale de santé.
Cet alinéa prévoit que l'État met en place une campagne de prévention sur l'ensemble du territoire national afin de mettre en avant l'existence de la « chlordéconémie ».
La rapporteure considère néanmoins que d'une part, une telle mesure n'est pas pertinente eu égard à la faible durée de vie de la molécule dans le sang (la présence diminuant de moitié au bout de six mois) et, d'autre part, cela conduirait à diluer l'effort financier mis en place au profit des territoires véritablement concernés : les Antilles françaises.
G. L'État s'assigne pour objectif la mise en place d'un dépistage systématique du cancer de la prostate chez les hommes de 45 ans et plus résidants en Guadeloupe et en Martinique
L'alinéa 8 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe Libertés, indépendant, outre-mer et territoires (Liot) à l'Assemblée nationale, prévoit de mettre en place une campagne de dépistage généralisé du cancer de la prostate pour les hommes de 45 ans et plus habitant en Guadeloupe et en Martinique.
Cette campagne de dépistage ne se limiterait pas aux hommes ayant travaillé dans les bananeraies entre 1972 et 1993.
H. L'État confie l'évaluation de l'atteinte de ces objectifs à une instance indépendante
L'alinéa 9 de l'article 1er, issu d'un amendement du groupe de la majorité présidentielle à l'Assemblée nationale, vise à confier à une instance indépendante l'atteinte des objectifs fixés par la présente proposition de loi.
IV. La position de la commission : rendre le dispositif plus robuste juridiquement, renforcer la recherche et expurger les mesures sans portée opérationnelle
La commission souscrit à l'esprit et aux objectifs fixés par l'article 1er, dont la portée participe à la reconnaissance des douleurs passées et des vives préoccupations encore présentes des populations de Guadeloupe et de Martinique.
À l'initiative de la rapporteure de la commission, elle a néanmoins considéré que le texte devait, d'une part, être précisé afin d'accroître la sécurité juridique du dispositif et, d'autre part, expurger les dispositions sans portée opérationnelle, satisfaites ou encore dont la présence dans un texte législatif interroge.
· Renforcer la sécurité juridique du dispositif
D'une part, à l'alinéa 1er de l'article, la commission a souhaité préciser que l'État reconnaît « sa part » de responsabilité, afin de laisser la voie à la recherche de possibles coresponsabilités ( COM-6). D'autre part, elle a substitué aux termes « République française », la notion « État », juridiquement plus rigoureuse ( COM-5).
Par ailleurs, elle a précisé les contours de la notion de « préjudice moral » mentionné à l'alinéa 1er, en précisant qu'il s'agit d'un « préjudice moral d'anxiété », afin de tenir compte de la notion consacrée par le juge administratif et ainsi renforcer la robustesse de la notion ( COM-6).
· Renforcer la recherche à destination des femmes
La commission, à l'initiative de la rapporteure, a renforcé la recherche à destination des femmes exposées au chlordécone ( COM-2). Les femmes ont longtemps été invisibilisées par la recherche, ce qui a pu nuire à la détermination causale entre survenue d'une pathologie et contamination par ce toxique.
La commission estime qu'il faut remédier à cette carence et qu'une attention accrue doit être portée sur le cas des femmes imprégnées au chlordécone.
· Expurger le texte de dispositions inadaptées
L'alinéa 8 de l'article 1er prévoit de mettre en place une campagne de prévention sur l'ensemble du territoire afin de mettre en avant l'existence de la chlordéconémie. Cette mesure, circonscrite au territoire de Guadeloupe et de Martinique est pertinente. Elle est néanmoins déjà organisée et déployée dans le cadre du plan chlordécone IV (2021-2027). Le fait que le chlordécone n'ait jamais été utilisé comme produit phytosanitaire sur le territoire hexagonal ni dans d'autres territoires ultramarins justifie de ne pas étendre davantage ce dispositif ( COM-3).
Par ailleurs, l'alinéa 7 de cet article prévoyant le dépistage systématique du cancer de la prostate pour les personnes de plus de 45 ans est une mesure qui n'est pas préconisée par les autorités sanitaires. Le site de l'Institut national du cancer précise qu'« aujourd'hui, le bénéfice du dépistage du cancer de la prostate n'est pas clairement démontré (...) il n'existe pas en France, ni dans aucun autre pays, de programme national de dépistage du cancer de la prostate mis en place par les autorités de santé et qui s'adresserait à tous les hommes de manière systématique ». En conséquence, en l'absence de données scientifiques faisant état de l'intérêt de ce dépistage, la commission n'a pas souhaité le rendre systématique ( COM-1).
Enfin, elle a supprimé l'alinéa 6 de l'article qui visait à établir publiquement la responsabilité des décideurs politiques de l'époque ( COM-6).
La commission a adopté l'article 1er ainsi modifié.
Article 1er bis
(supprimé)
Demande de rapport sur la présence du
chlordécone sur le territoire hexagonal et à La
Réunion
Cet article vise à confier au Gouvernement la rédaction d'un rapport, remis au Parlement, pour établir la présence ou l'absence de chlordécone dans les sols du territoire national (entendu comme hexagonal), dans les zones de production de pommes de terre et sur les zones agricoles de l'île de La Réunion.
La commission a supprimé cet article 1er bis.
I. L'Assemblée nationale a adopté un article additionnel portant remise d'un rapport visant à faire état d'utilisation du chlordécone sur le territoire hexagonal et à La Réunion
À l'initiative du groupe La France Insoumise, l'Assemblée nationale a inséré un article 1er visant à la remise d'un rapport au Parlement. L'objet serait :
- d'établir la présence ou l'absence de chlordécone et de ses métabolites dans les sols du territoire national (du territoire hexagonal), en particulier dans les zones actuellement productrices ou ayant produit des pommes de terre ;
- d'établir la présence ou l'absence de chlordécone et de ses métabolites dans les zones agricoles de l'île de La Réunion.
Cette demande de rapport se fonde, selon l'exposé des motifs de l'amendement, sur l'existence de 1 500 tonnes de chlordécone qui auraient été importées en Allemagne. Cette importation a effectivement été attestée par le rapport d'information de l'Opecst du 24 juin 200931(*), notamment à des fins de production du Kélévane, produit phytosanitaire, composé en partie de chlordécone et d'acide éthyl-lévulinique. Le Kélévane était spécifiquement indiqué pour le traitement de parasites dans les cultures de pommes de terre.
II. La position de la commission : une absence d'utilisation du Kélévane en France, une disposition inutile
Le rapport de l'Opecst de 2009 précité avait permis de souligner l'absence de traçabilité du stock de chlordécone après son interdiction dans plusieurs pays.
Depuis lors toutefois, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale dans son rapport d'information de novembre 201932(*), a relevé qu'« aucune trace concrète d'un quelconque usage européen du chlordécone ou du Kélévan hors de l'Allemagne n'a été retrouvée à ce jour ».
Le rapport précise que « la 2e note d'étape concernant la mise en oeuvre de l'action 40 du Plan Chlordécone 2008-2010, publié par l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (AFSSET), donne une liste des pays qui auraient, potentiellement, fait usage de produits composés de chlordécone :
- en Espagne, “la commercialisation du mirex et du chlordécone est interdite depuis 1986. Le chlordécone a été utilisé dans l'industrie jusqu'en 1965” ;
- en Pologne, en Russie, au Royaume-Uni et en Ukraine, l'utilisation du chlordécone est interdite, mais “aucune donnée sur des utilisations antérieures n'a pu être recueillie” ;
-- en Suède, “le chlordécone est interdit [...] depuis 1978” et n'a “jamais été utilisé de façon importante” ;
-- en République tchèque, en Hongrie et en Slovaquie, des produits à base de Kelevan ont été enregistrés et certainement utilisés ».
En tout état de cause, il apparaît que le territoire hexagonal ni le territoire de La Réunion n'ont utilisé le Kérévan ou le chlordécone pour ses cultures. En conséquence, la commission a adopté l'amendement de suppression ( COM-3).
La commission a supprimé l'article 1er bis.
Article 2
Gage financier
Cet article vise à gager financièrement les dispositions de la proposition de loi.
Le dispositif prévoit d'instituer une taxe additionnelle de 15 % sur les bénéfices générés par l'industrie des produits phytosanitaires pour les sociétés redevables de l'impôt sur les sociétés qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros.
La commission a adopté un amendement visant à supprimer cette nouvelle taxe, elle vient en effet se superposer avec une taxe sur les industries de produits phytopharmaceutiques.
La commission a adopté l'article 2 ainsi modifié.
I. Le législateur a déjà consacré une taxe ad hoc assise sur les produits phytopharmaceutiques²
Le principe du pollueur-payeur, défini tant à l'article 4 de la Charte de l'environnement qu'à l'article 191 du traité de fonctionnement de l'Union européenne, pose le principe d'une contribution à la réparation des dommages causés à l'environnement.
L'article 104 de la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014 a créé un article L. 253-8-2 dans le code rural et de la pêche maritime instituant une taxe sur les produits phytopharmaceutiques bénéficiant, en application du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, d'une autorisation de mise sur le marché ou d'un permis de commerce parallèle.
Cette taxe initialement plafonnée à 0,3 % du chiffre d'affaires est due chaque année. Elle est assise, pour chaque produit phytopharmaceutique, sur le montant total, hors taxe sur la valeur ajoutée (TVA), des ventes réalisées au cours de l'année civile précédente, à l'exclusion des ventes des produits qui sont expédiés vers un autre État membre de l'Union européenne ou exportés hors de l'Union européenne.
L'article 70 de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020 a modifié le taux de la taxe et précisé son affectation. Le taux de la taxe sur les produits phytosanitaires, initialement plafonné à 0,3 %, a été relevé à 3,5 %, et partiellement affecté au fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) aux fins de la prise en charge des réparations versées aux personnes concernées.
II. L'Assemblée nationale a introduit un dispositif portant taxe additionnelle sur les bénéfices générés par l'industrie des produits phytosanitaires
À l'initiative du groupe Écologiste, l'Assemblée nationale a adopté un amendement portant création d'une taxe de 15 % sur les bénéfices générés par l'industrie des produits phytosanitaires pour les sociétés redevables de l'impôt sur les sociétés qui réalisent un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros.
Cette initiative visait à donner corps au principe de pollueur-payeur susmentionné. Néanmoins, ainsi qu'indiquée précédemment, une taxation analogue existe déjà.
III. La position de la commission : une disposition qui doublonne la taxation existante
La création d'une taxe additionnelle sur les produits phytosanitaires viendrait créer une superposition de taxes sur une assiette fiscale identique.
Le principe du pollueur-payeur est en l'espèce déjà mis en oeuvre. Le produit de la taxe sur les produits phytopharmaceutiques est ainsi déjà fléché vers l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et le Fonds d'indemnisation des victimes de pesticides (FIVP).
La commission a adopté l'article 2 ainsi modifié.
* 4 Les produits composés de chlordécone ont été commercialisés sous différentes appellations : Képone 5 %, le Musalone, le Curlone.
* 5 Rapport n° 2440 du 26 septembre 2019 de Mme Justine Bénin et M. Serge Letchimy au nom de la commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique de l'Assemblée nationale.
* 6 Ainsi que le relève le rapport d'enquête susmentionné, page 41 : « La première est une autorisation du sous-directeur de la protection des végétaux, au nom du ministre de l'Agriculture, datée du 6 mars 1992 autorisant l'usage du “Curlone” à titre dérogatoire jusqu'au 28 février 1993. Le 25 février 1993, de nouveau, le sous-directeur de la protection des végétaux délivre une deuxième dérogation qui permet à l'ensemble des planteurs de bananiers l'usage du reliquat de “Curlone” jusqu'au 30 septembre 1993 ».
* 7 Ce rapport a été établi dans le cadre d'une mission de l'Institut national de la recherche agronomique, il a mis en évidence l'existence de la pollution des sols des bananeraies et des milieux aquatiques environnants par les substances organochlorées.
* 8 Ce rapport a souligné la bioaccumulation des substances organochlorées dans l'environnement, il a relevé l'accroissement de la concentration en perchlordécone dans la chaîne alimentaire et a attiré l'attention sur le chlordécone dans le but de cerner avec précision sa présence dans l'environnement.
* 9 Santé publique France, Études et enquêtes, octobre 2018, « Évaluation des expositions professionnelles aux pesticides utilisés dans la culture de la banane aux Antilles et description de leurs effets sanitaires ».
* 10 Anses, décembre 2017, Exposition des consommateurs des Antilles au chlordécone, résultats de l'étude Kannari.
* 11 La valeur toxicologique de référence (VTR) est une métrique utilisée pour évaluer les risques liés à l'exposition de la population générale à des substances chimiques. Elle est utilisée à la fois par les organismes scientifiques tels que l'institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) et l'agence nationale de la sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), et par l'assurance maladie dans ses examens et tests sanguins notamment en matière de chlordéconémie.
* 12 Point presse du Président Emmanuel Macron dans une exploitation agricole en Martinique, 27 septembre 2018 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/09/27/point-presse-du-president-emmanuel-macron-dans-une-exploitation-agricole-en-martinique.
* 13 Tribunal administratif de Paris, 24 juin 2022, n° 2006925/6-2, 2 107 178/6-2 et 2 126 538/6-2
* 14 L'article 3 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique dispose que : « La République s'assigne pour objectif la construction de 150 000 logements dans les outre-mer ». Le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi de ce texte et ne s'est ainsi pas prononcé sur la portée normative d'une telle disposition.
* 15 Décision n° 2023-848 DC du 9 mars 2023, relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables.
* 16 Voir en ce sens la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 et le commentaire de Véronique Champeil-Desplats au n° 21 du Cahiers du conseil constitutionnel, janvier 2007, « N'est pas normatif qui peut. L'exigence de normativité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ».
* 17 Le code civil lui-même emploie les deux terminologies.
* 18 Cour administrative d'appel de Versailles (CAA), 29 janvier 2021, n° 18VE01431
* 19 Conseil d'État, Ass., 24 novembre 1961, Letisserand
* 20 Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 11 mai 2010, 09-42.241 09.
* 21 Conseil d'État, 1/6, 9 novembre 2016, Bindjouli, n° 393108.
* 22 Cour administrative d'appel de Paris, 11 mars 2025, n° 22PA03906.
* 23 Fonctions des écosystèmes : processus naturels assurant le bon fonctionnement et la pérennité des écosystèmes (ex : pollinisation, photosynthèse, cycle de l'eau ...), indépendamment de leur utilité directe pour l'homme, mais qui peuvent constituer un bénéfice pour l'homme (ex : régulation du climat).
* 24 Services écologiques : bénéfices tirés par l'homme des écosystèmes (ex : approvisionnement en nourriture et en bois, régulation du climat, activités récréatives ...)
* 25 Cour de cassation, Crim., 25 sept. 2012, n° 10-82.938
* 26 Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, n° 1905967
* 27 Cour de cassation, 1re Civ, 12 octobre 2016, pourvoi n°15-23.230
* 28 Décret n° 2021-1713 du 20 décembre 2021 portant création d'une aide exceptionnelle en soutien au secteur de la petite pêche Antilles
* 29 Directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau
* 30 Ifremer, octobre 2015, « Consolidation des connaissances sur la contamination de la faune halieutique par le chlordécone autour de la Martinique et de la Guadeloupe » (Projet « CHLOHAL »).
* 31 Rapport d'information de l'Opecst, J-Y. Le Déaut (député) et Catherine Procaccia (sénateur), 24 juin 2019, rapport sur les impacts de l'utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles : bilan et perspectives d'évolution, p. 146
* 32 Commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Justine Bénin rapporteure, 26 novembre 2019, sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires, p. 33