B. LES ESPOIRS FONDÉS SUR LA PERSPECTIVE D'UNE MANNE PÉTROLIÈRE OFFSHORE
En janvier 2020, les compagnies pétrolières française et américaine TotalEnergies et Apache Corporation ont annoncé avoir découvert des gisements d'hydrocarbures majeurs au large des côtes du Suriname, dans le bassin Guyana-Suriname, une zone géologique très prometteuse partagée avec le Guyana, où la production est déjà en plein essor. Les réserves surinamaises sont actuellement estimées à plus de 700 millions de barils, mais les missions d'explorations demeurent en cours et de nouveaux blocs pétroliers pourraient être découverts dans les prochains mois. L'objectif pour le Suriname est de passer d'une production journalière de 20 000 barils à 200 000 barils d'ici 2028.
Le pays fonde de grands espoirs sur cette découverte, qui pourrait transformer profondément son économie, à l'instar de son voisin, le Guyana, en passe de devenir l'un des producteurs de pétrole les plus dynamiques d'Amérique du Sud.
Le PDG de TotalEnergies a annoncé, à l'automne 2024, l'investissement de 10,5 Mds USD dans le projet GranMorgu5(*) visant à l'exploitation du « bloc 58 » (à Sapakara et Krabdagu)6(*), soit des réserves récupérables estimées à plus de 750 millions de barils. La production devrait débuter en 2028, avec une capacité prévue de 220 000 barils par jour grâce à une unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) entièrement électrique7(*).
Source : Totalenergies.com
Avec une intensité d'émissions de scope 1 et 2 inférieure à 16 kg CO2e/bep, le projet GranMorgu s'inscrit dans une démarche de production à faibles émissions et à bas coûts.
Ce projet représente l'investissement le plus important jamais réalisé au Suriname ; il pourrait générer, à horizon 2028, des revenus significatifs et créer des milliers d'emplois, avec des répercussions sur l'ensemble des autres secteurs de l'économie surinamaise (services, infrastructures, santé...).
C. LE FLÉAU DES CARTELS
Les dernières années ont conforté la position du Suriname comme plaque tournante de très lucratifs trafics internationaux, organisés par des réseaux criminels de plus en plus puissants.
1) Le Suriname : plaque tournante des réseaux de cocaïne
La production de cocaïne sud-américaine est estimée par l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) à 2 000 tonnes de substance pure par an, ayant vocation à être déversée sur le monde entier grâce à des réseaux d'acheminement puissamment organisés. En effet, les trafiquants n'expédient généralement pas directement les stupéfiants depuis leurs pays de production, mais les exportent via des États perçus comme faillis ou complaisants afin qu'ils soient, depuis ces plateformes, exportés vers les zones de consommation.
Le Suriname représente un acteur important dans ce réseau logistique, en ce qu'il constitue un hub régional du trafic de gros de la cocaïne - notamment d'origine colombienne. Les réseaux criminels profitent de la densité de sa jungle, mais aussi de sa façade maritime et de sa situation géographique, permettant l'interface entre les pays producteurs et les départements français (Guyane, Antilles françaises), qui facilite l'exportation des produits stupéfiants vers l'Europe.
Source : RFI8(*)
Arrivant depuis la Colombie via le Venezuela, le Guyana ou le Brésil, la drogue pénètre sur le territoire surinamais par tous les moyens de transport disponibles.
Plusieurs modes opératoires sont identifiés pour favoriser ces trafics :
- Le recours à des petits avions de tourisme partant des zones de production et atterrissant dans la jungle au Suriname,
- La dissimulation de la cocaïne dans des containers (technique du rip off9(*)),
- Le recours à des passeurs dit « mules » transportant des stupéfiants in corpore ou dans des valises, à bord de vols commerciaux à destination des principales capitales européennes.
Une partie de la cocaïne est ensuite expédiée directement, depuis le port de Paramaribo, en direction des grands ports européens ou des zones « de rebond » d'Afrique de l'Ouest.
À titre d'exemples, on citera notamment la saisie de 1,357 tonne de cocaïne le 3 août 2020 au port de Loon-Plage (arrondissement de Dunkerque) dans un navire porte-conteneurs immatriculé au Suriname et dont la cargaison avait été expédiée par une société surinamaise, ou encore la découverte, le 2 mai 2024, d'1,2 tonne de cocaïne à bord d'un voilier arraisonné au large du Suriname par la Marine nationale.
Le Suriname constitue également un espace majeur d'approvisionnement pour les filières exportant la cocaïne vers l'Hexagone depuis la Guyane française : ainsi, de grandes quantités de stupéfiants traversent à cette fin le fleuve Maroni pour pénétrer sur le territoire guyanais, avec des flux concentrés principalement autour des villes d'Albina (Suriname) et de Saint-Laurent-du Maroni (Guyane), avant d'être acheminées, via des vols commerciaux réguliers, vers Paris - ce qui est parfois appelé la « route des mules de Guyane ».
Le rapport de la commission d'enquête sénatoriale consacrée au narcotrafic10(*) souligne enfin la résilience et l'adaptabilité de la filière, qui, suite à la mise en place à l'aéroport d'Amsterdam Schiphol d'un dispositif particulièrement efficace de contrôle par scanner des passagers et des biens, a reporté le trafic vers la Guyane française via la frontière matérialisée par le fleuve Maroni, avant de développer, face au renforcement de la réponse douanière à Cayenne, une voie de contournement par les Antilles.
2) L'orpaillage face au défi des pratiques illégales...
D'une manière générale, l'exploitation de la bauxite et de l'or soulève des problématiques environnementales, en raison des méthodes d'extraction utilisées. La France est engagée auprès des acteurs publics et privés du Suriname pour promouvoir une activité minière respectueuse des normes environnementales internationales11(*). Cependant, la pratique de l'orpaillage illégal persiste, depuis des décennies, en dehors de tout cadre légal, avec un impact particulièrement dévastateur pour les populations locales et leur environnement.
Ø Ainsi, l'exploitation incontrôlée de gisements aurifères par des barges a un effet destructeur sur les cours d'eau et leurs berges, en contaminant durablement l'eau par le mercure et le cyanure, est également source de déforestation, et entraîne l'affaissement des rives ainsi que des modifications du lit du cours d'eau12(*).
Ø Les orpailleurs clandestins opèrent dans des conditions de sécurité souvent précaires. À titre d'exemple, on rappellera l'effondrement, le 20 novembre 2023, d'une mine d'or illégale, à une centaine de kilomètres de la capitale Paramaribo, faisant une quinzaine de victimes13(*).
Ø Enfin ces trafics alimentent l'économie souterraine, enrichissent les réseaux criminels et font le lit d'une corruption endémique.
Site d'orpaillage illégal sur le fleuve Maroni, (c)Parc amazonien de Guyane
D'après les chiffres donnés par le journal France-Guyane, cet orpaillage dit « artisanal » occuperait 20 000 personnes au Suriname et représenterait 40% de l'or produit.
Le fleuve transfrontalier Maroni, entre la Guyane française et le Suriname, est particulièrement concerné par cette problématique : lieu de vie de nombreuses communautés autochtones fortement dépendantes des ressources naturelles, ce bassin versant est devenu l'épicentre de ces pratiques illégales des « garimperos ». La Guyane française, du fait de sa frontière particulièrement poreuse sur le fleuve Maroni, subit à la fois les conséquences et la contagion de ces pratiques :
« Ils pillent, salissent nos eaux, nos forêts : notre alimentation, et ils se moquent de nous, parce que nous ne pouvons rien faire. Nous avons peur. » : tels sont les propos du Chef coutumier du village d'Antecumpata, rapportés par le rapport de la commission d'enquête conduite par l'Assemblée nationale sur l'orpaillage illégal en Guyane14(*).
Carte des zones affectées par l'orpaillage illégal en Guyane. Source BRGM.
Afin de lutter contre ces pratiques, on saluera la récente création d'une section franco-surinamaise dite CRAJ (Commando de Recherche et d'Action en Jungle) pour harmoniser et intensifier les efforts de lutte contre la criminalité transnationale, avec un accent particulier sur l'orpaillage illégal.
Cette unité, formée sur le modèle des commandos du 9e RIMa français15(*), a pour mission de mener des actions profondes en milieu tropical, en soutien aux opérations des forces de l'ordre. En effet, en l'absence d'un cadre juridique permettant le contrôle des marchandises sur le fleuve, l'interception des embarcations se fait uniquement lors des accostages. Cette réalité rend indispensable une coopération bilatérale, avec des patrouilles coordonnées pour harceler les trafiquants des deux côtés de la frontière, malgré l'absence d'accord formel sur les limites frontalières. Un programme d'équipement a été finalisé le jeudi 15 mai dernier à Albina, avec la remise de trois pirogues en aluminium motorisées aux Forces Armées du Suriname, conçues pour les opérations en jungle.
3) ... génératrices de criminalité et de corruption
Avec un taux d'homicides de 4,9 /100 00016(*), le Suriname apparaît relativement épargné en comparaison de ses voisins sud-américains.
Source : Insighterime.org
Cependant, la presse locale fait état d'une recrudescence récente d'attaques par des bandes armées, notamment sur les sites orpailleurs du fleuve Maroni17(*).
S'agissant des problématiques de corruption, la situation du pays est préoccupante. L'indice de corruption publié par Transparency International pour l'année 2024 classe le Suriname 88ème pays sur 180. La corruption trouve ses racines aussi bien dans l'activité liée au trafic de cocaïne que dans l'orpaillage illicite. Les revenus de ces activités génèrent selon les estimations entre 40 et 60% du PIB.
La société surinamaise est confrontée au quotidien à ce fléau, qui implique les agents publics situés à tous les niveaux de l'appareil d'État, au point que le pays est régulièrement qualifié par la presse internationale de narco-État au regard des liens de certains de ses dirigeants politiques avec le trafic de drogue ; ainsi :
Ø Condamné par contumace à onze ans de prison par la cour de justice néerlandaise en 1999 pour l'organisation d'un transport estimé entre 0,5 et 2 tonnes de cocaïne vers l'Europe, l'ancien président Désiré Bouterse n'a évité l'incarcération qu'en raison de la législation surinamaise qui interdit l'extradition de ses citoyens, ainsi que de son immunité présidentielle18(*).
Ø À l'instar de son rival Bouterse, l'actuel Vice-président Ronnie Brunswijk fut lui aussi condamné par coutumace par la justice néerlandaise en 1999 puis par la justice française la même année.
La lutte contre la corruption est assurée par l'existence de dispositifs légaux d'une part, qui trouvent cependant leur limite dans l'insuffisance des moyens qui leur sont affectés, et de l'autre, par l'engagement d'un pouvoir judiciaire véritablement indépendant.
En effet, sous la pression des acteurs internationaux, le pays s'est progressivement doté d'une panoplie législative et d'outils de lutte contre la corruption crédibles.
Le Suriname dispose d'une législation abondante en matière de lutte contre la corruption. Le code pénal surinamais, et notamment les Titres 7, 25 et 28 du livre 2, punit d'emprisonnement et d'amende les malversations commises par un ministre, le détournement d'argent, la contrainte exercée par un fonctionnaire, la tricherie électorale, la fausse déclaration, la contrefaçon... En outre, on observe un durcissement de la législation concernant le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, avec la loi du 5 septembre 2023. Cependant, bon nombre de ces textes ne sont pas appliqués de matière effective, souvent en raison d'un manque de moyens. Les unités en charge des contrôles notamment ne disposent pas des moyens suffisants en termes de ressources humaines, si bien que leur efficacité demeure très limitée.
Les dispositions de la loi sur la lutte contre la corruption datant du 23 septembre 2017 ne sont pas appliquées notamment en ce qui concerne les déclarations des avoirs des principaux responsables politiques.
Une commission anti-corruption a par ailleurs été créée en 2022 après l'adhésion du Suriname, en novembre 2021, à la Convention des Nations unies contre la corruption (CNUCC). Celle-ci ne dispose cependant pas de moyens suffisants.
La justice surinamaise apparaît quant à elle comme un acteur fiable (voir E ci-après). La condamnation de l'ancien président de la République Bouterse a ainsi démontré que le pouvoir judiciaire représentait un véritable contre-pouvoir.
Dans son rapport d'octobre 2023, le Groupe d'action financière des Caraïbes (GAFIC) a souligné les progrès du Suriname, en évaluant que désormais le pays se conformait à 14 de ses 40 recommandations, tout en regrettant que les pratiques n'évoluaient malheureusement pas.
* 5 Cf TotalEnergies investit 10,5 milliards de dollars dans le projet Granmorgu au Suriname : un pas vers l'avenir énergétique, Infinance, 01/10/1024.
* 6 TotalEnergies détient une participation de 50 % dans ce projet, aux côtés de APA Corporation (50 %). La société nationale Staatsolie a annoncé son intention d'exercer son option pour entrer dans le projet avec une participation allant jusqu'à 20 %, finalisant sa participation avant juin 2025.
* 7 Ce FPSO sera conçu pour permettre le raccordement futur de champs satellites, prolongeant ainsi la durée de son plateau de production.
* 8 Voir le reportage : https://webdoc.rfi.fr/enquete-suriname-plateforme-cocaine-desi-bouterse/
* 9 Technique de contrebande prisée des trafiquants : Les stupéfiants, en quantité transportable par une poignée d'hommes, voire un seul, sont placés à l'entrée d'un conteneur, facilement et rapidement accessible. A défaut d'être soigneusement dissimulée sous les marchandises, la cocaïne voyage maquillée - ainsi, en octobre 2013, 430 kg de cocaïne ont été saisis dans deux conteneurs transportant des moules surgelées... Un complice, souvent une personne qui a facilement accès au conteneur dès son débarquement, brise les plombs scellant le conteneur et s'empare de la marchandise avant même que les services douaniers aient eu l'occasion de s'y intéresser. Et, de manière à ne pas éveiller de doutes susceptibles d'éventer les méthodes de la filière, referme le conteneur, à l'aide de plombs jumeaux, portant les mêmes numéros.
* 10 Rapport n° 588 (2023-2024), par M Etienne Blanc, au nom de la commission d'enquête Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic.
* 11 A la demande de la France, des barges d'orpaillage ont été détruites par les autorités surinamaises lors d'importantes opérations sur le Maroni et la Lawa à l'automne 2022.
* 12 Ces barges, véritables mini-usines flottantes, draguent les sédiments du fond des cours d'eau qui passent ensuite sur une série de rampes de lavage pour en extraire un concentré aurifère. L'or est finalement extrait par amalgame avec le mercure, hautement toxique (environ 1,5kg par kg d'or).
Le gouvernement français a obtenu du Suriname en septembre 2020 l'engagement de ne plus renouveler les licences d'exploitation de telles barges d'orpaillage- interdites de longue date en Guyane - sur le fleuve transfrontalier.
* 13 Cf L'effondrement d'une mine d'or illégale fait au moins 14 morts au Suriname, Ouest-France, 22 novembre 2023.
* 14Rapport n° 4404 du 21 juillet 2021 (XV législature) par M. Gabriel Serville, au nom de la commission d'enquête sur la lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane.
* 15 Les soldats des sections CRAJ du Suriname sont formés en Guyane, et ont suivi un entraînement physique et tactique exigeant. Pour compléter leur préparation, la France a fourni des équipements de protection individuelle, incluant des casques et des gilets pare-balles, pour rendre le commando pleinement opérationnel.
* 16 https://insightcrime.org/news/the-decade-long-evolution-of-latin-americas-homicide-rates/
* 17 Voir France-Antilles : Explosion de la criminalité armée au Suriname, 18 avril 2024, Meurtres sur le Maroni : une vague de criminalité armée, 24 avril 2024.
* 18 Celle-ci lui permit notamment de faire geler les mandats d'arrêt émis par Interpol et de voyager à l'étranger, comme ce fut le cas aux États-Unis, où il a même assisté à l'Assemblée générale des Nations Unies.