N° 38
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026
Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 octobre 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi visant à se libérer de l'obligation alimentaire à l'égard d'un parent défaillant,
Par Mme Marie MERCIER,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, M. Marc-Philippe Daubresse, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, MM. Marc Séné, Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
Voir les numéros :
Sénat : |
349 (2024-2025) et 39 (2025-2026) |
L'ESSENTIEL
La proposition de loi visant à se libérer de l'obligation alimentaire à l'égard d'un parent défaillant, déposée par Xavier Iacovelli et inscrite dans l'espace réservé du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), instaure une procédure unilatérale, quasi-inconditionnelle et extrajudiciaire de décharge de l'obligation alimentaire à l'égard d'un parent considéré comme « défaillant », par le biais d'un simple acte notarié. Il s'agit ainsi d'une rupture majeure par rapport aux fondements du droit civil français, reposant sur le principe de la réciprocité de la solidarité familiale, de laquelle une personne ne peut être déchargée, en l'état du droit, que par une décision judiciaire.
Outre les nombreuses difficultés juridiques que le texte soulève, notamment au regard du droit des successions et des principes du procès civil, les travaux du rapporteur, Marie Mercier, ont démontré que ce dispositif engendrerait vraisemblablement un effet d'aubaine défavorable tant au parent concerné qu'à la solidarité nationale. Le rapporteur estime par ailleurs, comme l'ensemble des professionnels du droit interrogés, que le droit en vigueur permet déjà de satisfaire l'objectif poursuivi par cette proposition de loi, à savoir la rupture des liens familiaux en cas de mauvais traitement du parent, tout en respectant le droit à la défense.
La commission a en conséquence, sur proposition de son rapporteur, rejeté cette proposition de loi, autant pour ses lacunes juridiques qu'en opportunité.
I. LA SOLIDARITÉ FAMILIALE, UN PRINCIPE CARDINAL DU DROIT CIVIL FRANÇAIS
A. LE PRINCIPE : PARENTS ET DESCENDANTS, AINSI QUE LEURS ALLIÉS, SE DOIVENT MUTUELLEMENT ASSISTANCE
La solidarité familiale est l'un des socles du droit civil français. Ainsi, les articles 203 et 205 du code civil, inchangés depuis la rédaction du code civil en 1804, établissent des devoirs réciproques entre parents et descendants : si l'article 203 impose aux époux « l'obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants », ces derniers « doivent », en contrepartie, « des aliments à leurs père et mère ou autres ascendants qui sont dans le besoin », conformément à l'article 205 du code civil. Ainsi, comme le résume le premier alinéa de l'article 207 du même code, ces « obligations sont réciproques ».
Précision sur les termes de « créancier » et de « débiteur »
En termes juridiques, la personne qui bénéficie de l'obligation alimentaire est appelée « créancier d'aliments », bien qu'elle ne reçoive pas, stricto sensu, des « aliments ». Celle qui la verse est un « débiteur d'aliments ».
Ce devoir d'assistance aux ascendants dans le besoin s'applique également aux « gendres et belles-filles », étant cependant précisé qu'il « cesse lorsque celui des époux qui produisait l'affinité et les enfants de son union avec l'autre époux sont décédés »1(*).
Toutefois, si un ascendant n'est plus en mesure de subvenir à ses besoins, le devoir de secours que se doivent les conjoints entre eux prime l'obligation alimentaire qui repose sur les descendants2(*).
Cette obligation alimentaire, qui relève d'une assistance matérielle et non d'une assistance morale, peut se traduire de deux manières : par une contribution financière ou par une aide en nature, par exemple en logeant le créancier chez soi.
Dans la pratique, cette aide est, dans une écrasante majorité des cas, attribuée à l'amiable, au sein de l'intimité des familles et éventuellement à la suite d'échanges avec le conseil départemental, notamment pour prendre en charge les frais d'hébergement en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). En effet, lorsqu'une aide sociale à l'hébergement (ASH) est sollicitée, le conseil départemental doit d'abord se tourner vers les débiteurs alimentaires pour fixer le montant de l'aide financière en fonction de leur capacité contributive.
Selon une étude du ministère de la santé et de l'accès au soin publiée en 20233(*), un tiers des bénéficiaires de l'ASH qui ne sont pas mariés ont des débiteurs d'aliments qui sont sollicités par le conseil départemental, qui versent en moyenne 270 euros au titre de leur obligation alimentaire. Toutefois, ce montant n'est pas représentatif du montant moyen des obligations alimentaires, dans la mesure où il n'inclut pas les contributions versées spontanément, hors ASH.
Si aucun accord amiable n'émerge, le créancier ou l'un des débiteurs, s'il estime que la répartition des charges n'est pas équitable entre eux, peut saisir le juge aux affaires familiales.
Dans ce cas, le juge apprécie, en premier lieu, si le créancier est, comme le dispose l'article 205 du code civil, « dans le besoin ». La charge de la preuve repose à ce titre sur le créancier, qui doit donc démontrer qu'il ne peut subvenir à ses besoins fondamentaux. Si ce « besoin » est démontré, le juge fixe le montant ou les modalités de l'aide que devront apporter les débiteurs, ainsi que la répartition de cette aide entre eux. Aux termes de l'article 208 du code civil, cette aide n'est en effet accordée « que dans la proportion du besoin de celui qui [la] réclame, et de la fortune de celui qui [la] doit ».
* 1 Article 206 du code civil.
* 2 Cour de cassation, Première chambre civile, 4 novembre 2010, 09-16.839
* 3 Voir la rubrique « Pour en savoir plus ».