C. LE CONTRÔLE DES CONCENTRATIONS ET DES ABUS DE POSITION DOMINANTE

Quand, en janvier 1996, la commission des finances du Sénat demandait au Conseil supérieur de l'audiovisuel d'évaluer les risques de position dominante consécutifs à l'apparition de la télévision à péage par satellite, elle pressentait que l'émergence de ce marché posait effectivement des problèmes du point de vue de la garantie de la concurrence et du pluralisme.

De fait, la succession de grosses opérations de concentration auxquelles l'on a assisté de part et d'autre de l'Atlantique, comme la multiplication des rapprochements en Europe où l'on a vu se faire et se défaire les alliances, ont démontré la vitalité du secteur de la communication mais aussi les menaces que pouvait comporter le développement de la télévision par satellite.

L'étude du Conseil supérieur de l'audiovisuel, dont on vient de rendre compte de façon exhaustive, a le mérite de proposer une vision de synthèse, qui, quelle que soit sa légitime prudence, étant donné l'absence de lisibilité des évolutions commerciales et technologiques, fournit un cadre d'analyse, ainsi que des propositions de réforme de la réglementation.

Cette étude vient donc à point nommé au moment où, par suite d'un changement de Gouvernement, il est envisagé de déposer une nouvelle loi sur l'audiovisuel en vue d'" actualiser les mécanismes anti-concentration tant au niveau national que régional ", pour reprendre les termes mêmes employés par le Premier Ministre dans une interview publiée par le Figaro le 22 mai dernier.

Mais, l'intérêt du travail de l'instance de régulation vient aussi de ce qu'elle nous montre que la question est complexe et surtout que les données sont mouvantes, justifiant une attitude prudente, tenant compte d'un contexte économique désormais international.

1. Tirer les leçons de l'application de la loi modifiée du 30 septembre 1986

Si, en vertu de cette loi 38( * ) , le respect du droit de la concurrence incombe au Conseil de la concurrence ou à la Commission européenne, l'application du dispositif anti-concentration en vue de garantir le pluralisme est de la compétence du Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Il faut effectivement rappeler qu'il y a là deux domaines connexes, mais distincts, même si l'instance de régulation audiovisuelle est habilitée à faire des recommandations, voire saisir les autorités administratives ou judiciaires compétentes en matière de pratiques restrictives et de concentrations économiques 39( * ) .

· Le dispositif existant

Le dispositif anti-concentration relevant du Conseil supérieur de l'audiovisuel est défini aux articles 39 à 41-3 de la loi du 30 septembre 1986 modifiée. Il consiste en une série de règles relatives à la transparence, aux limites imposées à une même personne en matière de détention du capital ou des droits de vote, ainsi qu'aux limites imposées en matière de cumul d'autorisations. Ce dispositif comporte des sanctions à la fois légales et conventionnelles.

Règles en matière de transparence

Ainsi, la loi impose aux titulaires d'autorisations un ensemble d'obligations destinées à assurer la transparence des informations : interdiction de prête-nom (article 35) ; caractère nominatif des actions (article 36) ; obligation de tenir en permanence à la disposition du public des informations relatives à la dénomination ou la raison sociale des sociétés, au siège social, au nom du directeur de publication, etc. (article 37) ; information du Conseil en cas de détention de plus de 20 % du capital ou des droits de vote d'une société autorisée (article 38).

L'instance de régulation a également pris soin, dans les conventions passées avec les opérateurs, de prévoir que tout projet de modification du capital du titulaire de l'autorisation doit être soumis à l'agrément du Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Cette disposition a été adoptée afin d'éviter que ce dernier ne se trouve mis devant le fait accompli : admettre la modification proposée ou décider de lancer la procédure de retrait prévue à l'article 42-3 de la loi, arme par définition très lourde : l'autorisation peut en effet être retirée, sans mise en demeure préalable, en cas de modification substantielle des données au vu desquelles l'autorisation avait été délivrée.

Règles relatives aux limites imposées à une même personne en matière de détention de capital ou des droits de vote

Les limites en termes de capital ou de droits de vote des sociétés s'appliquent tant aux opérateurs étrangers hors Union Européenne (plafond de 20 %, article 40), qu'aux opérateurs nationaux et communautaires (article 39) et prennent en compte l'ensemble des supports de diffusion.

La loi du 1er février 1994 a introduit un nouvel article 39-1 permettant à une même personne de détenir 49 % du capital ou des droits de vote d'une société autorisée. Elle introduit par ailleurs la notion d'action de concert entre plusieurs personnes afin, comme l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 janvier 1994, de protéger le pluralisme.

Règles en matière de cumul d'autorisations

De la même manière, les règles relatives au cumul d'autorisations (articles 41 à 41-3) donnent au Conseil supérieur de l'audiovisuel les moyens de garantir la sauvegarde du pluralisme entre les opérateurs. Elles prennent en compte l'ensemble des supports et les zones géographiques de diffusion.

La loi du 1er février 1994 a entendu définir juridiquement la notion de réseau radiophonique et a porté à 150 millions la somme des audiences potentielles susceptibles d'être desservies par une même personne exploitant plusieurs de ces réseaux. Le seuil ainsi fixé peut permettre à un groupe de développer, théoriquement, quatre réseaux de taille nationale.

Tout manquement au dispositif anti-concentration peut faire l'objet de sanctions. Les moyens juridiques, dont dispose le Conseil supérieur de l'audiovisuel à cet effet, relèvent soit de la loi, soit des conventions passées avec les opérateurs.

Les sanctions

L'absence d'information de l'instance de régulation pour toute modification du capital supérieur à 20 % peut être sanctionnée par le biais de l'article 75 de la loi qui dispose : " Sont punis d'une amende de 6 000 francs à 120 000 francs les personnes physiques et les dirigeants de droit ou de fait des personnes morales qui n'auront pas fourni les informations auxquelles ces personnes physiques ou morales sont tenues, en application de l'article 38, du fait des participations ou des droits de vote qu'elles détiennent. "

Par ailleurs, pour tout manquement aux obligations légales, le Conseil supérieur de l'audiovisuel dispose des sanctions prévues par les articles 42 et suivants de la loi, sanctions qui vont de la suspension au retrait de l'autorisation.

Concernant les services diffusés par voie hertzienne, celui-ci dispose, en sus des sanctions légales, de sanctions conventionnelles. Le non respect des stipulations évoquées ci-dessus peut ainsi entraîner la mise en oeuvre d'une sanction pécuniaire, voire la réduction de la durée de l'autorisation.

Concernant les services distribués par câble, la loi ne définit pas de régime de sanction et renvoie à la convention le soin de déterminer un régime de pénalités contractuelles. Le non respect des stipulations évoquées ci-dessus peut entraîner la mise en oeuvre d'une sanction pécuniaire, voire la réduction de la durée de la convention.

· Les améliorations possibles

Une meilleure information

D'une manière générale, l'information du Conseil supérieur de l'audiovisuel pourrait être améliorée dans la mesure où les changements dans l'actionnariat sont aujourd'hui difficiles à suivre. Si l'on connaît avec précision la composition du capital de chaque société autorisée, tel n'est pas toujours le cas de leurs actionnaires majoritaires ou de l'intégralité des accords de toute nature que ceux-ci ont pu passer.

Les montages juridiques sont de plus en plus complexes, alors que de nombreux actionnaires ne relèvent pas de la loi française. Au surplus, la mise en oeuvre du dispositif anti-concentration implique une adaptation aux nouvelles pratiques boursières et à l'évolution du droit des sociétés. On peut, par exemple, penser à l'introduction, dans la loi du 1er février 1994, de la notion d'action de concert entre actionnaires.

S'agissant de l'interdiction de prête-nom (article 35), le Conseil supérieur de l'audiovisuel a acquis la conviction qu'il existait dans certains cas des conventions passées entre actionnaires d'une société titulaire d'une autorisation, ou entre actionnaires et tiers, dans le but de contourner le dispositif anti-concentration.

Pour remédier à cette difficulté, l'instance de régulation avait proposé, dans son rapport annuel pour 1991, qu'une modification législative qualifie de nulle et non avenue toute convention entre actionnaires d'une société autorisée, ou entre actionnaires et des tiers, non présentée au Conseil et ayant pour objet ou pour effet de faire obstacle aux règles relatives au contrôle des sociétés de l'audiovisuel ou à celles relatives à la concentration.

Un rapprochement entre Conseil de la concurrence et Conseil supérieur de l'audiovisuel

Une coopération plus étroite entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel et le Conseil de la concurrence ne peut qu'être précieuse pour la préservation des conditions du pluralisme et de concurrence entre les médias. Cette meilleure coopération relève moins des textes législatifs et réglementaires que de rapprochements au cas par cas entre les services des deux instances. Dans certains dossiers, le rapporteur chargé de l'instruction devant le Conseil de la concurrence pourrait se rapprocher des services du Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Un dispositif plus égal entre les supports

Il est, par ailleurs, frappant de constater que le dispositif anti-concentration ne s'applique pas de façon uniforme aux différents supports de communication.

Rigoureux pour les radios et télévisions hertziennes terrestres, ce dispositif comporte des lacunes pour les autres modes de diffusion :

- Il ne couvre, en certaines de ses dispositions seulement, la diffusion par satellite de télécommunications qu'à partir d'un seuil qui ne sera pas atteint avant plusieurs années (article 24, III datant pourtant de 1989) :

- il ne s'applique aucunement aux chaînes du câble. Sauf en ce qui concerne les règles d'obligation de reprise (article 34) dont l'équivalent n'existe d'ailleurs pas pour le satellite ;

- quoique l'exploitation de leurs réseaux soit sujette à autorisation, les câblo-opérateurs ne sont pas couverts par les restrictions de l'article 40 (limite à 20 % aux détentions en capital ou en droits de vote des opérateurs étrangers hors Union Européenne) ;

- les services autres que ceux de radiodiffusion ou de télédiffusion, pourtant de plus en plus nombreux, ne sont pas concernés par le dispositif anti-concentration.

2. Faire évoluer le système français de régulation

Comme l'a montré l'étude du Conseil supérieur de l'audiovisuel, l'environnement mondial est particulièrement incertain. Les rapports de force entres les différents acteurs économiques ne sont pas encore stabilisés. En outre, on ne sait laquelle des technologies en concurrence et lequel des modes de distribution des images et des sons vont finalement s'imposer. Dans un tel contexte, il est nécessaire de s'avancer avec précaution et pragmatisme, en prenant en considération le caractère international des évolutions en cours.

Telle est bien l'attitude de M. Hervé Bourges dans l'article qu'il a publié dans le Monde de 26 août 1997, et qui vient éclairer ce dossier des leçons de l'expérience de la haute autorité. Il est intéressant d'en citer un long passage :

" C'est le Gouvernement constitué au lendemain des législatives de 1993 qui a accentué les phénomènes de concentration en faisant adopter une loi autorisant les groupes de tête des opérateurs de télévision à monter jusqu'à 49 % des parts sociales. La loi dite Carignon, portant également le plafond d'audience potentielle des groupes radiophoniques à 150 millions d'auditeurs, a favorisé les regroupements de réseaux autour des principaux acteurs du secteur (NRJ, Europe, CLT, RMC), tout en privant le CSA de l'exercice effectif de son contrôle sur les opérateurs à travers un système de reconduction automatique des autorisations dont on a pu mesurer les effets pervers.

" Faut-il désormais inverser le mouvement ? Peut-on le limiter ? Est-ce l'heure de le faire ? La concentration est un phénomène mondial. Les géants du disque, qui contrôlent 80 % de la production musicale mondiale sont des groupes multimédias et multinationaux : Sony Music, BMG (Bertelsmann Music Group), Polygram/Philips, Thorn-EMI... On les retrouve dans l'audiovisuel, comme constructeurs ou comme producteurs. Du côté des supports, l'administration américaine fait tout son possible pour favoriser les fusions entre câblo- distributeurs et opérateurs de télécoms en vue de doper la concurrence sur les autoroutes de l'information. Outre-Atlantique, à vrai dire, il y a belle lurette que certains tabous sont tombés. Ainsi, les règles de la Commission fédérale pour la communication (FCC) garantissant l'indépendance de la production audiovisuelle à l'égard des réseaux nationaux de télévision (networks) à laquelle se réfèrent en toute occasion les milieux français du cinéma et de la télévision ont été rangées au rayon des affaires classées depuis qu'un juge a estimé qu'aucun réseau n'occupait désormais plus de position dominante, dans la mesure où ni ABC, ni CBS, ni NBC n'étaient en mesure de contrôler plus de 15 % du marché audiovisuel américain.

" La FCC a dû réviser les règles qu'elle avait précédemment fixées. D'ailleurs, aujourd'hui, ce sont les studios (les fabricants de contenus) qui contrôlent les diffuseurs. Est-ce à dire qu'il n'y a qu'à laisser faire les lois du marché et tout attendre des opérations de Bourse ? Assurément non. Mais il n'est plus ni possible, ni raisonnable de penser dans un cadre étroitement hexagonal en matière de communication.

" Il convient de prendre la juste mesure des choses. TF 1 continue de peser d'un poids particulier sur notre industrie de programmes. Idem pour Canal + dans l'univers de la télévision payante et, indirectement, du cinéma et du spectacle sportif. Sans les investissements de ces deux poids lourds du privé, l'industrie des programmes serait presque totalement dépendante des chaînes publiques.

" De pareilles influences ne peuvent s'exercer sans contrepoids. Certains ont suggéré l'instauration de plafonds d'audience, tous supports audiovisuels confondus, par groupe de communication, suivant un exemple allemand, pour prévenir le risque de position dominante... Tout dépend du seuil : on a évoqué le chiffre de 15 % de l'audience. L'idée serait irréaliste sur un marché aussi étroit que la France : à un tel niveau d'écoute (et par conséquent de recettes), La Cinq n'a pas survécu ; TF 1 ne s'en tirerait pas davantage ; une chaîne publique telle que France 2, non plus. En revanche, le chiffre de 35 % - 40 % pourrait constituer un objectif raisonnable.

" Il convient, en outre, de garantir davantage l'indépendance des médias vis-à-vis de leurs actionnaires, voire de leurs régies publicitaires. L'idée d'un dispositif anti-concentration peut y contribuer, et favoriser à terme l'entrée de nouveaux acteurs dans l'industrie audiovisuelle.

" Mais chacun doit être conscient qu'il s'agit là d'un choix prospectif et à longue échéance. Quel que soit le seuil de contrôle retenu 25 % du capital, par exemple, une loi anticoncentration adoptée aujourd'hui ne pourra vraisemblablement avoir d'effets que dans le futur : lors de l'attribution de nouvelles autorisations à de nouveaux opérateurs. C'est-à-dire en pratique dans quatre ou dans neuf ans. Le juge constitutionnel déjà appelé à se prononcer en octobre 1984 sur un texte anticoncentration, alors baptisé " loi Hersant ", l'avait privé d'efficacité, considérant que le législateur pouvait adopter pour l'avenir des règles plus rigoureuses concernant l'exercice d'une liberté publique, mais qu'il ne pouvait remettre en cause les situations acquises que dans deux hypothèses : si ces situations ont été obtenues illégalement ou s'il apparaît nécessaire de restaurer un pluralisme effectif.

" Dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, les opérateurs ont été désignés à l'issue de procédures légales et la composition de leur capital a été approuvée, à l'époque. Quant au pluralisme, celui-ci n'est-il pas garanti au premier chef par la loi audiovisuelle ? On recherchera en vain dans les autres législations une règle imposant la répartition des temps de parole entre Gouvernement, majorité et opposition à l'ensemble des diffuseurs, y compris les opérateurs privés. Quoi qu'il en soit, il sera toujours bon de fixer des principes anti-concentration pour les temps, et les médias, à venir.

" Et dans l'immédiat ? Si l'on désire répondre aux inquiétudes légitimes des acteurs de l'industrie audiovisuelle, ne serait-il pas souhaitable d'accorder au CSA une plus importante marge d'intervention en matière de régulation économique ? Ne serait-il pas utile, par exemple, que le conseil soit en mesure de contrôler effectivement les risques de distorsion de la concurrence résultant de contrats de coproduction avec des diffuseurs, voire des interférences existant entre achat de droits de diffusion et distribution cinématographique ?

" Le droit français hésite à confier à une autorité indépendante le traitement de dossiers impliquant l'adoption de décisions de caractère réglementaire ; c'est même une doctrine constante du juge constitutionnel, là aussi. Dont acte. Mais ne pourrait-on définir des domaines de régulation économique pour lesquels le CSA serait compétent, au moins au stade de l'instruction et de la recommandation ?

" Il appartient au Gouvernement, et sans doute au législateur, d'ouvrir la voie à un tel aggiornamento de la régulation audiovisuelle. En même temps, n'oublions jamais que la véritable concentration se joue ailleurs. Les " géants " de l'audiovisuel français, TF 1 et Canal Plus se situent aux alentours du dixième rang européen... et du trentième rang mondial en termes de chiffre d'affaires. Ce qui pose un problème tout aussi sérieux, à la réflexion. "


Au-delà des propositions très pragmatiques qu'il contient, cet article est de nature à orienter la réflexion sur l'évolution du système français de régulation de l'audiovisuel.

En effet, par son titre même " Pour une régulation économique de l'audiovisuel ", il incite le législateur à considérer le rôle des mécanismes économiques dans la garantie de nos libertés politiques, même si l'on peut toujours s'interroger sur l'opportunité d'introduire des garde-fous spécifiques.

Quoi qu'il en soit, si l'on prolonge les analyses du président de la Haute Autorité, on a le sentiment que, dans le contexte actuel très ouvert sur le marché mondial, la concurrence économique joue un rôle déterminant dans le maintien de la diversité des courants d'opinion.

Prolongeant l'analyse du président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, il semble que l'on puisse s'inspirer des méthodes de régulation de la concurrence économique pour assurer de façon efficace et réaliste la garantie du pluralisme politique.

· L'adaptation du mode de régulation de l'audiovisuel

Dans cette perspective, une voie à explorer pour faire évoluer le système français serait, d'une part, de réaffirmer les principes qui doivent présider à l'action des instances de régulation et, d'autre part, de rendre dynamiques les objectifs qu'on leur assigne.

La réaffirmation des principes

La loi comme la jurisprudence fournissent déjà les éléments de nature à guider les décisions de l'instance de régulation. Deux exemples, particulièrement clairs, peuvent ainsi en être donnés.

On peut d'abord considérer que le principe général affirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986 reste plus que jamais à la base de notre système de régulation : " l'objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décision, ni qu'on puisse en faire les objets d'un marché.  "

De même, sur le plan économique, on peut notamment estimer que la notion de position dominante peut servir de référence. Comment ne pas estimer qu'une position dominante sur le plan commercial, par exemple, ne comporte pas des risques du point de vue économique qui ne la rendent, indépendamment de toute question d'abus, potentiellement préjudiciable au pluralisme et donc non souhaitable. On décèle dans la définition donnée par la Cour de Justice des Communautés Européennes dans l'affaire United Brands 40( * ) des critères intéressants pour analyser une situation de fait.

Si les principes fondamentaux, tels qu'ils résultent de la loi ou de la jurisprudence doivent rester stables, il est souhaitable de laisser aux autorités compétentes une plus grande liberté d'appréciation pour les appliquer . Sans doute parce qu'il semble que l'on a désormais moins de besoin de règles précises que de principes.

Des objectifs dynamiques

Fixer des limites déterminées pour la part qu'une même personne peut détenir dans une société audiovisuelle en termes de capital ou de droits de vote est un garde-fou nécessaire mais certainement pas suffisant.

D'abord parce que ce type de limite est en l'état actuel de la législation assez facile à contourner et restera toujours possible même si celle-ci est modifiée dans ce but. Ensuite, parce que des plafonds ont un effet relatif qui dépend de la structure de l'actionnariat et surtout que les vrais problèmes sont ailleurs. Une situation abusive du point de vue de la liberté d'expression doit s'apprécier en effet in concreto , tout comme une position dominante en tenant compte pas seulement de la répartition de propriété, mais du mode de fonctionnement de la société et surtout du marché de référence.

De ce point de vue, la prise en considération du marché international, comme nous y invite M. Hervé Bourges, est de nature à relativiser la menace pour le pluralisme. Ainsi, la structure de l'actionnariat de TF1 doit-elle être mise dans son contexte non seulement européen - les entreprises françaises sont comme le rappelle le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, de taille bien modeste à l'échelle internationale - mais aussi temporel : la première chaîne française va sans doute voir sa part d'audience se tasser en pourcentage si l'Europe connaît la même évolution que les États-Unis, où les chaînes hertziennes généralistes ont tendance désormais à perdre des parts de marché au profit des chaînes thématiques. En revanche, on pourrait estimer que l'existence d'une seule chaîne d'information continue n'est peut-être pas suffisante pour garantir une parfaite liberté d'expression. En définitive, la question ne se pose pas tant en terme de propriété que de marchés. Et c'est pourquoi la suggestion de M. Bourges tendant à définir pour l'audiovisuel un seuil de concentration en termes de parts de marché , suivant en cela l'orientation prise par une directive européenne en préparation sur la transparence en matière de médias, semble prometteuse.

Plus fondamentalement, la capacité d'une structure à préserver le pluralisme doit être appréciée de façon dynamique et globale.

D'une part, il est nécessaire, qu'il s'agisse de concurrence ou de pluralisme, d'apprécier les phénomènes sur un plan mondial . A cet égard la décision du 20 février 1997 autorisant la prise de contrôle par Canal + de Nethold BV est exemplaire en ce qu'elle rappelle que toute concentration atteignant les seuils de l'ordonnance de 1986 et susceptible d'avoir des effets sur le marché français est soumise à contrôle ministériel et ce même en l'absence de toute activité sur le territoire national de l'une des entreprises concernées.

D'autre part, ce qui est fondamental, c'est de maintenir une concurrence ouverte et, en particulier, d'offrir la possibilité pour de nouvelles entreprises de venir sur le marché . Il paraît plus efficace d'encourager une concurrence que de s'efforcer de revenir de façon autoritaire et rétroactive sur la structure d'un actionnariat. De ce point de vue, s'il paraît discutable d'abaisser, en dehors de tout abus caractérisé les seuils de propriété définis par la loi du 30 septembre 1986, il ne serait pas absurde de revenir dans certains cas sur la procédure de reconduction automatique, qui, même si elle se justifie du point de vue de l'amortissement des investissements des opérateurs, aboutit objectivement à figer le paysage audiovisuel français.

Le maintien d'une concurrence ouverte est-il suffisant pour préserver le pluralisme? Tandis que les uns tenant d'un libéralisme à l'anglo-saxonne, auront tendance à se satisfaire des mécanismes du marché, les autres, et en particulier les Allemands, seront portés à considérer que la notion de pluralisme a son autonomie par rapport à l'économie et donc que des règles spécifiques doivent venir se surajouter à celles régissant la concurrence et les abus de position dominante : c'est ainsi que pour maintenir une certaine diversité éditoriale, il a été décidé d'exiger pour toutes les chaînes dépassant 10% d'audience qu'elles prévoient des décrochages qui doivent être gérés par des opérateurs indépendants.

Ce genre de projet, qui sera sans doute évoqué à l'occasion de l'examen du projet de loi sur la communication audiovisuelle annoncé par le Gouvernement, soulève une question fondamentale : les entreprises audiovisuelles sont-elles des entreprises comme les autres? Doit-on, au nom de la liberté d'entreprise respecter leur autonomie de gestion ou faut-il leur imposer des contraintes - comme l'obligation de décrochage pas forcément compatible avec la cohérence de l'image de la chaîne - du fait de leur responsabilité éminente en matière de pluralisme?

En définitive, la difficulté pour faire évoluer le système français semble être de nature structurelle. Comment passer du modèle juridique français où tout doit être défini dans les textes, où il y a d'un côté le règlement et de l'autre les autorités chargées de l'appliquer, à un mode de régulation souple à l'anglo-saxonne où le juge a plus de latitude pour adapter le droit à chaque cas d'espèce et rechercher, à partir d'éléments de fait, une solution en équité sinon en opportunité.

Il y a là une évolution qui peut se révéler dangereuse, non seulement parce qu'elle heurte nos traditions juridiques, en particulier en ce qui concerne le pouvoir réglementaire, mais encore parce qu'elle pourrrait conférer un certain pouvoir discrétionnaire à une instance administrative.

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