B. UNE POLITIQUE DE RÉTABLISSEMENT DE L'ETAT DE DROIT PROGRESSIVEMENT REJETÉE PAR LA POPULATION CORSE

Les circonstances de la prise de fonction du préfet Bonnet, le 13 février 1998, soit une semaine après l'assassinat de son prédécesseur en Corse, ainsi que les instructions alors reçues par les plus hautes autorités de l'Etat, le conduisent légitimement à adopter une attitude très ferme.

Cette fermeté s'exerce dans tous les domaines de son action, et produit d'abord des résultats indéniablement positifs. Cependant, la concentration des pouvoirs au sein d'un cercle étroit d'hommes qu'il a lui-même choisis, comme la dégradation de ses relations avec les responsables politiques et judiciaires de l'île, ainsi que l'isolement né de son style d'autorité, suscitent des réticences de plus en plus importantes au sein de la population et des élus locaux. Après les élections territoriales 64 ( * ) du mois de mars 1999 -les précédentes avaient été annulées par le Conseil d'Etat-, qui traduisent une forte progression des listes nationalistes, l'action du préfet va se concentrer sur l'application des décisions de justice concernant diverses constructions implantées illégalement sur le domaine public maritime.

1. Une nécessaire action de redressement

Convaincu que, selon ses propres termes « l'application de la loi est le fondement de toute politique de sécurité », le préfet Bonnet va s'appuyer sur les différentes missions d'inspection envoyées de Paris, renforcer le contrôle de légalité, et utiliser d'une manière inédite et répétée l'article 40 du code de procédure pénale.

a) L'application rigoureuse de la loi en matière d'utilisation des fonds publics

Plusieurs responsables préfectoraux ont fait observer, devant la commission, que l'inégale situation des Corses devant la loi engendrait un fort sentiment d'injustice et alimentait l'incivisme quotidien : pourquoi le citoyen corse paierait-il ses impôts ou ses contraventions, alors que l'actualité de l'île illustre l'impunité dont jouissent certains délinquants, dirigeants nationalistes et notables de l'île?

(1) L'intervention des inspections

Plusieurs inspections (IGF, IGAS...) ont été effectuées dans de nombreuses structures dont la mauvaise gestion avait été relevée par le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'utilisation des fonds publics en Corse, présidée par Jean Glavany. Ainsi le Crédit Agricole, les chambres régionale et départementales de l'agriculture, la Mutualité sociale agricole, la Caisse d'Allocations familiales, la Caisse de Développement économique (CADEC) ont-elles fait l'objet de contrôles, aboutissant le plus souvent à une procédure judiciaire.

(2) Le renforcement du contrôle de légalité

Déjà entrepris par le préfet Erignac, ce contrôle a été renforcé par son successeur : les déférés sont passés en Corse-du-Sud, de 35 en 1997 à 130 en 1998 tandis que la passation des marchés publics a fait également l'objet d'une surveillance plus étroite.

b) La réaction contre certaines complaisances
(1) La détention d'armes

S'agissant de la détention illégale et du port d'armes, un responsable préfectoral a rapporté à la commission l'exemple suivant : « en 1990, un terroriste est interpellé par une patrouille de CRS et conduit au commissariat d'Ajaccio. Là, il exhibe un carnet d'adresses mentionnant le nom d'un préfet. Aussitôt libéré, et son arme rendue, il la recharge à la porte du commissariat » .

De 1996 à 1998, le nombre de constatations de port et détention d'armes prohibées a chuté en Corse de 210 à 182, alors que l'augmentation de ces délits au plan national était de près de 12 %.

La société Bastia Sécurita , qualifiée par le rapport Glavany d' « officine sociale de la Cuncolta, et n'employant que des nationalistes patentés », s'est progressivement imposée comme la seule entreprise « fiable » sur le marché des transports de fonds en Corse. Elle pratiquait, de ce fait, des tarifs exorbitants et finançaient le FLNC-Canal historique, François Santoni en étant d'ailleurs le directeur commercial.

Des perquisitions ont été menées, en octobre 1998, dans les trois agences principales de la société qui ont conduit le préfet de Haute-Corse à en suspendre les activités en janvier 1999. La société sera ultérieurement dissoute, en dépit d'un ultime chantage à l'emploi tenté par ses salariés.

2. Une personnalisation excessive du fait du préfet Bonnet

Le préfet Bonnet a incarné sans nul doute, vis à vis de l'opinion publique, la politique de rétablissement de l'Etat de droit. Lorsqu'il a rencontré des résistances, il s'est appuyé sur l'opinion publique nationale à travers les médias. Il a utilisé ce procédé, aussi bien dans sa conduite de la politique de sécurité que dans ses relations avec la justice, non sans générer de multiples tensions.

a) Un accaparement de la politique de sécurité

Le préfet Bonnet a véritablement accaparé la politique de sécurité dans l'île, au détriment tant du préfet adjoint, M. Francis Spitzer, qui a été relégué au rang de simple exécutant, que du préfet du département de Haute-Corse, M. Bernard Lemaire, qui bien qu'étant en parfaite cohérence de vue avec le préfet Bonnet sur l'objectif de rétablissement de l'Etat de droit, en a maintes fois contesté les modalités de mise en oeuvre.

(1) Le préfet Bonnet s'est réservé la maîtrise de la politique de sécurité

Le préfet Bonnet s'est personnellement impliqué, et de manière excessive, dans les questions de sécurité, court-circuitant de fait le préfet adjoint à la sécurité.

Le préfet de région présidait en personne deux réunions de police par semaine à la préfecture de Corse-du-Sud. Ces réunions se déroulaient chaque mardi et jeudi à 18 heures et regroupaient les représentants de la sécurité publique, de la police judiciaire, des renseignements généraux ainsi que le commandant de la légion départementale de gendarmerie, en présence du préfet adjoint et du directeur de cabinet, M. Pardini.

Chaque lundi, mercredi et vendredi, il tenait une réunion restreinte à laquelle n'assistaient que le préfet adjoint, le directeur de cabinet et le commandant de la légion de gendarmerie, le colonel Mazères. En dehors des ces réunions, ce dernier était fréquemment reçu personnellement par le préfet.

Le préfet adjoint à la sécurité tenait néanmoins deux réunions de police hebdomadaires, l'une le mercredi matin à Ajaccio et l'autre le vendredi à Bastia. Outre les renseignements généraux, la police judiciaire et la sécurité publique, y assistaient également les représentants des CRS, de la douane et de la police de l'air et des frontières.

(2) Une politique qui s'est exercée au détriment des deux autres préfets

Le préfet adjoint à la sécurité était donc bien loin d'apparaître, en dépit des termes de l'instruction en date du 31 octobre 1994 fixant ses pouvoirs, comme le « responsable de la politique de sécurité » et, encore moins « comme le représentant privilégié du gouvernement en la matière ». Il ne lui revenait dans les faits, ni de « diriger les services de la police nationale » ni « de coordonner l'action de tous les services ».

Le préfet adjoint, de son propre aveu était relégué au deuxième plan et cantonné dans des tâches purement administratives. Il a indiqué à la commission qu'il était en position « très significativement subordonnée » tant d'ailleurs à l'égard du préfet de Haute-Corse, Bernard Lemaire, que du préfet Bonnet, et qu'il ne « faisait pas partie du premier cercle du préfet Bonnet », composé du directeur de cabinet et du commandant de légion de gendarmerie.

Le préfet Bonnet apparaissait comme le véritable responsable de la politique de sécurité dans l'ensemble de l'île, étant, de fait, le seul représentant privilégié du gouvernement en la matière et se présentant comme tel aux yeux de l'opinion publique .

La dévolution au préfet de région des pouvoirs d'un préfet de zone de défense par le décret du 3 juin 1998 a en effet été présentée à l'opinion comme l'attribution des pleins pouvoirs de police au préfet Bonnet.

Si la notion de crise menaçant gravement l'ordre public avait été interprétée de façon extensive, le préfet de région aurait en fait pu exercer l'intégralité des pouvoirs en matière de sécurité, y compris ceux revenant normalement au préfet de Haute-Corse.

Le ministre de l'intérieur n'a pas souhaité s'engager dans une telle interprétation. A la suite de trois attentats intervenus contre des bâtiments des services fiscaux, une dépêche de l'AFP, publiée le 13 octobre 1998, avait annoncé que le préfet de région demandait à pouvoir coordonner la sécurité dans toute l'île, avant même que le ministre de l'intérieur par intérim, M. Jean-Jack Queyranne, à qui il serait revenu de prendre une telle décision, n'ait été averti de cette demande. Le ministre a indiqué à la commission qu'après avoir admonesté le préfet pour cette procédure « cavalière », il avait refusé d'accéder à sa demande, estimant que la situation de crise grave n'était pas caractérisée et qu'il convenait de « rester dans la légalité républicaine ».

Le préfet de Haute-Corse a néanmoins constaté à plusieurs reprises une ingérence du préfet Bonnet dans les affaires de sécurité concernant le département de Haute-Corse. Il s'est plusieurs fois heurté au préfet de région, par l'intermédiaire du préfet adjoint, concernant la mise à disposition de forces mobiles en Haute-Corse.

Il a de plus été tenu complètement à l'écart du très important dispositif de sécurité déployé dans son département lors des journées internationales de Corte au mois d'août 1998, dispositif qu'il a jugé tout à fait excessif.

Enfin, il a particulièrement déploré de ne pas avoir été averti du fait que, à l'initiative du préfet Bonnet, un piège avait été tendu en Haute-Corse autour d'une brigade de gendarmerie, dans l'attente d'une action éventuelle des assassins mêmes du préfet Erignac.

b) Les relations difficiles du préfet Bonnet avec les magistrats
(1) Une utilisation controversée de l'article 40 du Code de procédure pénale

Depuis 1998, on a pu décompter une soixantaine d'infractions signalées à la justice au titre de « l'article 40 » du code de procédure pénale qui ont été constatées notamment en matière de marchés publics, d'urbanisme, de versement de prestations sociales, et d'utilisation de fonds publics.

C'est ainsi que « le parquet d'Ajaccio a été destinataire d'une quarantaine de dénonciations de faits émanant de la préfecture en 18 mois » comme l'a confirmé un magistrat entendu en Corse par la commission.

Le tableau ci-après retrace quelques faits signalés au titre de l'article 40 depuis l'arrivée du préfet Bonnet.

Transmissions au parquet d'informations
au titre de l'article 40 du code de procédure pénale

Date saisie du parquet

Parquet

Motifs saisie

Remarque

Etat d'avancement

15.03.1998

Ajaccio

Commune d'Ajaccio - permis de construire illégal

pétitionnaire inexistant, fourniture de faux, diverses infractions au code de l'urbanisme, concerne la SCI Mérimée et M. Castellini

Aucune information

07.04.1998

Bastia

Marchés de travaux publics. Présomption de favoritisme par utilisation d'un sous-traitant fictif

concerne l'entreprise Torre T.P. - Ville di Pietrabugno

Eléments complémentaires demandés par le parquet à la préfecture 2B, le 9.04.98

25.05.1998

Bastia

Présomption de détournement de fonds publics (perception d'indemnités ASSEDIC et primes agricoles)

concerne M. Daniel Vernier à Luri

Aucune information

06.09.1998

Ajaccio

Présomption de délit de favoritisme sur les marchés du port de plaisance de Propriano

Mise en examen du maire de Propriano

Transmission au parquet le 6/02.99 du rapport I.G. sur Galloni d'Istria ancien subdivisionnaire

17.02.1999

Ajaccio

Emplois fictifs à la mairie de Propriano

maire : M. Emile Mocchi

Aucune information

Source : Chancellerie

Le préfet Bonnet a justifié le recours à cette méthode devant la commission d'enquête par le souci de « faire face à une situation exceptionnelle, celle d'une société un peu en marge de la loi » : « compte tenu des problèmes de prescription des délais en matière de contrôle de légalité, [l'article 40 du code de procédure pénale donnait] l'opportunité de démontrer précisément la volonté de changer de comportement ou d'attitude » .

Celui-ci aurait ainsi utilisé cet article « à cinquante ou soixante reprises » . Comme il a déjà été souligné précédemment, une forte augmentation du nombre des procédures pénales soumises au pôle économique et financier, a résulté de ce recours accru à la procédure de l'article 40 du code de procédure pénale.

Il a néanmoins reconnu devant votre commission d'enquête que « cela conduisait à une pénalisation excessive de l'action publique » et ne pouvait donc pas constituer « une réponse durable de l'administration » .

Les réactions des magistrats

Comme l'a justement remarqué un haut magistrat lors du déplacement en Corse de votre commission, ce n'est qu'après l'assassinat du préfet Erignac qu'une multitude d'affaires financières ont été soumises à l'institution judiciaire. Il a cependant tenu à souligner « qu'à l'examen, il s'avère que ces affaires ne sont malheureusement pas très récentes, même souvent très anciennes, à tel point que nous nous heurtons à la prescription de l'action publique » .

Cette nouvelle pratique, participant de la démarche d'ensemble visant à rétablir l'Etat de droit, a suscité une vive réaction de la part des magistrats locaux et notamment du procureur général de la Cour d'appel de Bastia, M. Bernard Legras.

Ce dernier a souligné le « rythme propre et lent des instructions » qui s'opposait au caractère instantané de la signalisation » d'une infraction constatée par un préfet au titre de l'article 40. Il a déclaré dans la presse qu'il fallait « dix minutes  pour faire un article 40 et deux ans à la justice pour en faire un dossier qui tienne » , mettant en relief le décalage entre« le temps administratif » et « le temps judiciaire ».

Un haut responsable de la Chancellerie a fait état devant la commission des contraintes qu'engendrait chaque « article 40 » pour un magistrat du parquet, qui se retrouve « dans l'obligation de vérifier les éléments et traditionnellement fait une enquête préliminaire » . Il a, par ailleurs, évoqué une contrainte particulière qui pesait sur le procureur général : « gérer les priorités en termes de calendrier ».

Ce sentiment a d'ailleurs été partagé par le garde des sceaux lors de son audition par votre commission : « deux ou trois ans sont nécessaires pour bâtir un dossier judiciaire qui tienne la route devant les tribunaux » .

Comme l'a affirmé un conseiller du Premier ministre « lors de certaines des réunions de directeurs de cabinet, celui du garde des sceaux a fait part d'une préoccupation des magistrats, du parquet notamment, quant au fait d'être saisis d'un très grand nombre d'affaires dont ils avaient l'impression qu'ils ne pourraient pas de manière simultanée mener à bien l'instruction dans de brefs délais. »

D'après un magistrat entendu par la commission d'enquête, le préfet utilisait l'article 40 comme un « instrument de pédagogie » , conception qui ne saurait être partagée par les juges. Il s'agissait surtout pour le préfet de « faire comprendre à l'opinion publique locale que les choses avaient évolué » , alors que la justice devait ouvrir d'une enquête préliminaire, voire une information judiciaire. Ce même magistrat a estimé qu'il y avait eu « excès de pédagogie » à certains moments et que « certaines exploitations de certaines informations avaient fait plus de dégâts que de faits positifs en pédagogie » ; il a ajouté : « ce n'est pas un moyen mis à la disposition du représentant de l'Etat dans une situation de crise. »

Devant la commission d'enquête, le préfet Bonnet a admis que cette pratique avait suscité une profonde irritation des autorités judiciaires locales et un vif agacement transformé peu à peu en « hostilité ouverte » .

Comme certains magistrats l'ont expliqué en Corse à la commission, c'est moins le nombre d'« articles 40 » qui a gêné les magistrats que « leur qualité » c'est-à-dire leur fondement juridique, ainsi que la publicité qui en était faite.

Les magistrats exerçant en Corse ont affirmé « être très demandeurs d'article 40 » , qualifié d'excellent moyen pour la justice d'obtenir « des éléments qui lui permettent d'exercer l'action publique dans des conditions correctes » .

Dans le même sens, un responsable de la Chancellerie a indiqué à la commission « qu'il n'était pas question de faire du malthusianisme, partant du principe qu'il n'y a pas à dénoncer l'excès de saisines liées à cet « article 40 » , d'autant qu'aux termes de cet article, les fonctionnaires ont l'obligation de dénoncer les infractions, le parquet restant ensuite parfaitement libre d'apprécier les suites à donner, conformément au principe de l'opportunité des poursuites.

Un haut magistrat local a, en outre, tenu à préciser que les articles 40 n'émanaient pas tous du préfet Bonnet, saluant au passage le rôle de l'inspection générale des finances dans la mise en cause du Crédit agricole en mars 1998.

Cependant, d'après ce même témoignage, il s'est avéré que certains de ces « articles 40 » n'étaient pas fondés. Des décisions de classement sans suite, notifiées, à la préfecture de région, ont été prises par les procureurs de la République, sans provoquer d'ailleurs de réaction de la part de l'autorité administrative.

Une exploitation médiatique excessive

Un magistrat entendu à Ajaccio a indiqué qu'il n'était pas rare « de découvrir l'existence des articles 40 par la presse en lisant le Monde, le Figaro ou les journaux du dimanche.» Ce magistrat a d'ailleurs critiqué vivement cette méthode, considérant « qu'il n'était pas nécessaire de donner à certains mouvements nationalistes qui se gavent de ces informations de telles informations non vérifiées » et que cela ne servait qu'à « alimenter un discours populiste et démagogique sur le thème « tous pourris » .

Le même magistrat a illustré ses propos en faisant allusion aux déclarations du préfet devant l'Assemblée de Corse le 31 octobre 1998, dénonçant « l'homme aux vingt millions de dollars 65 ( * ) », qui ont suscité « des réactions négatives, y compris au plan économique » . Or, selon lui, ces déclarations « ne reposaient manifestement sur aucun élément sérieux » , ainsi que l'a confirmé l'administration fiscale après avoir examiné le dossier.

Désapprouvant également la médiatisation du recours à l'article 40 du code de procédure pénale, le garde des sceaux, a pour sa part estimé qu'il était « du devoir des fonctionnaires qui ont connaissance d'infractions de ne pas les communiquer à la presse » et d' « en réserver la teneur aux autorités judiciaires » .

(2) Des relations diverses avec les magistrats

Des relations ambivalentes avec les juges anti-terroristes

Les témoignages recueillis par la commission attestent de relations cordiales entre les magistrats anti-terroristes et le préfet Bonnet.

Un magistrat parisien entendu a indiqué avoir rencontré le préfet de région à plusieurs reprises pour faire le point sur la situation générale en Corse, et a déclaré « n'avoir pas eu le sentiment que [le préfet] ait cherché à s'immiscer dans le mécanisme du dossier judiciaire» dont il avait la charge .

Le préfet Bonnet a d'ailleurs invité à un déjeuner à la préfecture les trois magistrats anti-terroristes instructeurs chargés de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, lorsqu'ils se sont rendus à Ajaccio à la fin du mois de février 1998 pour préparer la reconstitution.

Certains magistrats anti-terroristes ont cependant ressenti une certaine incompréhension à l'égard du préfet Bonnet et la non-transmission de ses « notes » aux magistrats instructeurs les a laissés perplexes.

L'un d'eux d'ailleurs a fait part de sa surprise à la commission d'enquête et se demande toujours « pourquoi il n'a pas remis directement aux enquêteurs ses informations » .

Un autre magistrat anti-terroriste a en revanche porté une appréciation sévère sur l'attitude du préfet Bonnet dans l'enquête Erignac. Il a en effet regretté que le préfet ait pu revêtir dans certaines situations la casquette « d'un magistrat et d'un enquêteur bis » personnalisant sa fonction au point de sortir de son rôle de préfet. Or, « Chacun a sa place, chacun son domaine de compétence . C'est un problème de spécialistes et de professionnels » .

Ce même magistrat a souligné l'importance qu'il attachait au principe de la séparation des pouvoirs, indiquant « qu'il n'appartient pas à un préfet de diriger des enquêtes judiciaires, le préfet est une autorité administrative (...) M. Bonnet aurait-il trouvé à lui tout seul tous les assassins du préfet Erignac, comment aurait-il concrétisé tout cela puisqu'il ne pouvait pas faire le moindre acte sans qu'il soit frappé de nullité absolue ? » .

Il a ajouté : « si un préfet considère que le chirurgien affecté dans un établissement hospitalier de son ressort ne travaille pas bien, il peut éventuellement attirer l'attention des autorités sanitaires ou de l'Ordre des médecins sur cette difficulté. Mais au motif que le chirurgien ne serait pas bon, il ne va pas se mettre à opérer lui-même, ce qui serait de l'exercice illégal de la médecine et de la chirurgie. Il en est de même dans le domaine judiciaire » .

Des relations « complexes » avec les magistrats locaux

S'agissant des magistrats locaux, les relations nouées avec le préfet étaient empreintes d'une plus grande complexité.

Un magistrat du ressort du TGI d'Ajaccio entendu lors du déplacement en Corse a fait part de relations tout à fait « normales » avec le préfet Bonnet qu'il considérait « comme l'un des partenaires de l'autorité judiciaire dans un grand nombre de domaines, notamment la politique de la ville, la prévention de la délinquance, la sécurité routière, la violence scolaire » .

Il a expliqué que la politique du préfet Bonnet lui était apparue « très intéressante et dynamique » . Les magistrats du tribunal, en particulier ceux du parquet participaient à toutes les réunions organisées à la préfecture concernant la justice.

Des difficultés sont cependant rapidement apparues entre le préfet Bonnet et le nouveau procureur général, M. Bernard Legras, qui a été installé le 22 mai 1998.

La polémique autour de l'utilisation de l'article 40 précédemment évoquée a rendu nécessaire « une période d'ajustement qui avait duré deux ou trois mois pendant lesquels il y a eu des conversations précises et fermes » comme l'a indiqué un ministre entendu par la commission.

D'après le procureur général, « il y a eu effectivement quelques échanges médiatisés par la force des choses, mais si on les analyse, ils ont été réduits » .

Celui-ci a indiqué qu'à partir du 15 juin 1998, date de la rencontre en présence d'un ministre, « il n'y a plus eu la moindre manifestation d'un éventuel désaccord » .

S'agissant de la période d'ajustement de l'été 1998, le procureur général a cependant relaté un incident caractéristique d'une phase critique avec le préfet. Une réunion avait été organisée 66 ( * ) en Corse sur les problèmes du terrorisme et la gestion de ces affaires. « C'était une réunion entre magistrats, pour des raisons que je n'ai pas comprises » a-t-il déclaré à votre commission , « M. Bonnet a demandé à être entendu le soir dans le cadre du journal FR3 Corse où il a proclamé que cette réunion était un non événement, que c'était la bulle de l'été ».

Sur un plan général, le procureur général Legras a fait état de rapports normaux qui s'étaient établis par la suite avec le préfet Bonnet, chacun rencontrant l'autre notamment à Bastia. « Il n'y a plus eu le moindre problème entre nous » . Il a indiqué qu'il ne prétendait pas avoir eu avec le préfet Bonnet « des rapports quasi-amoureux, mais ils n'étaient pas exécrables et nous avons eu des rapports normaux » .

Cette affection ne semble pas avoir été réciproque, car le préfet Bonnet a fait état d'une relation beaucoup plus tendue, pour ne pas dire houleuse, avec le procureur général de Bastia, qualifiant leurs relations « d'exécrables » . D'après le préfet, le procureur Legras « considérait qu'il avait été nommé en Corse pour rétablir l'Etat de droit et que la présence d'un préfet sur ce créneau-là était tout à fait inutile, qu'il avait brillamment réussi à la Réunion et que, par conséquent, il y en avait un de trop ! ».

Il a rappelé un incident qui avait eu lieu en janvier 1999 dans la salle d'audience du TGI d'Ajaccio à l'occasion de l'audience solennelle de rentrée.

Le préfet avait souhaité assister à cette audience. Le procureur général lui a fait part de l'intention des chefs de juridiction de donner la parole au bâtonnier Me Antoine Sollacaro. Le préfet constatant que Me Sollacaro était allé trop loin dans ses propos, est sorti de la salle, estimant que l'Etat était mis en cause. Le procureur général Legras, sans désavouer la réaction du préfet, est resté dans l'enceinte judiciaire, estimant que c'était la place d'un magistrat. Le préfet lui aurait reproché « de ne pas l'avoir suivi et d'avoir manqué de solidarité » , d'après les propos rapportés par le procureur général devant la commission.

Afin d'améliorer les choses, les deux intéressés ont été reçus conjointement par le Premier ministre le 14 septembre, qui leur a dit « qu'ils devaient s'entendre et communiquer fréquemment », comme l'a rapporté à la commission un conseiller de Matignon.

D'autres témoignages recueillis corroborent cette mésentente liée aux personnalités très fortes de ces deux personnages également convaincus du rôle fondamental qu'ils avaient à jouer dans le rétablissement de l'Etat de droit.

« Le procureur général Legras est arrivé avec son aura » . Il dirigeait très fortement ses procureurs, a rapporté un ancien haut responsable de la gendarmerie en Corse ; quant aux relations entre ces deux hommes, il a indiqué : « Le préfet Bonnet était un Gouverneur, un proconsul ; il n'y avait pas la place pour deux proconsuls en Corse » .

Le président de l'Association du corps préfectoral a fait part à la commission de ses préoccupations sur un éventuel dépaysement de l'affaire des paillotes, tout en soulignant qu'il était nécessaire de veiller à ce que « la délocalisation ne soit pas interprétée comme une tentative de créer une justice particulière » . Néanmoins il lui est apparu « choquant que M. Bonnet soit jugé en Corse » .

Votre commission tient à rappeler que le procureur général Legras a récemment rejeté la requête en dépaysement de l'affaire des paillotes qui a été présentée par l'avocat de M. Bonnet, rien ne s'opposant selon lui à la poursuite normale de l'instruction en Corse.

3. L'évolution de l'opinion publique insulaire : de l'indignation à la méfiance

Chacun a en mémoire l'ampleur de l'émotion suscitée au sein de la population corse par l'assassinat du préfet Erignac. La fermeté exprimée par les plus hautes autorités de l'Etat, Président de la République comme gouvernement, reçoit un accueil favorable de l'opinion corse.

Cependant, la mise en application de cette politique de rigueur, qui heurte de nombreux intérêts, comme la longueur de l'enquête sur l'assassinat du préfet, qui est ressentie comme une marque d'impuissance de l'Etat, conduisent à l'émergence d'un climat de désenchantement, puis de méfiance.

a) Une culpabilité collective ?

Après une période d'attentisme, résultant du choc provoqué par l'assassinat du préfet Erignac, les dirigeants nationalistes, qui « condamnent l'acte sans en condamner les auteurs », se ressaisissent en tentant d'exploiter à leur profit certains éléments de mécontentement ressentis par la population de l'île.

Un responsable préfectoral analyse en ces termes les principales causes de ce mécontentement : « la première est celle d'un excès de zèle. Tirées d'un long sommeil, certaines institutions se sont révélées plus rigoureuses que la rigueur. C'est le cas de certaines administrations et de certaines banques, dont le Crédit Agricole, qui ont refusé des découverts de 200 francs à des secrétaires sous couvert de l'Etat de droit.

La deuxième cause est liée aux maladresses de l'enquête Erignac avec des centaines d'interpellations sur la plaine orientale, souvent sans fondement. C'est cette fameuse piste agricole qui a contribué à hérisser l'opinion.

La troisième est celle de la désinformation. Dès lors que l'on a voulu tout simplement appliquer les règles fixées par le Parlement pour l'attribution des aides sociales, les commentaires ont évoqué la disparition du RMI ou de l'allocation aux adultes handicapés. Bref, on a affolé l'opinion.

La quatrième cause, très importante, est celle des décalages dans l'application de cette politique. Les dossiers simples, tels que le paiement d'amendes fiscales et de la taxe d'habitation, ont immédiatement affecté l'ensemble de la population, alors que les dossiers plus compliqués, ceux de fraude fiscale notamment, nécessitent du temps, comme on le constate aujourd'hui avec celui touchant le Crédit Agricole. On a ainsi créé un décalage qui ne satisfaisait pas une attente de l'opinion qui demeure très importante, celle d'un besoin de justice. L'opinion avait le sentiment d'un Etat qui se raidissait, qui pouvait être tatillon sans que ceux qu'elle connaît bien dans cette société de proximité et qu'elle appelle « délinquants d'envergure » ne soient, eux véritablement sanctionnés. Ce décalage a joué un rôle important.

Je pense cependant que les Corses ont dans l'ensemble compris cette politique. Ils veulent que l'Etat soit l'Etat et que ce dernier n'abandonne pas l'ordre républicain à l'ordre mafieux. Une telle politique d'application de la loi, qui suppose effectivement l'acceptation d'une dose d'impopularité par les uns et par les autres, permettra ou pourrait permettre de créer les conditions de l'établissement d'une politique de sécurité.

En un mot, l'application de la loi répond à un besoin de justice et donne du crédit à la politique de sécurité, laquelle n'existe pas réellement en Corse, ce qui n'est pas nouveau. C'est là que réside tout le problème ».

Un autre responsable, en fonction dans l'île durant cette période, résume ainsi l'évolution de l'opinion publique :

« Je ne crois pas que l'on puisse parler d'une montée des résistances. On a raconté à ce propos une sorte de roman, qui a été écrit après coup.

Ce roman nous raconte qu'il y a eu des oppositions croissantes, que la population était de plus en plus irritée contre l'Etat de droit, qu'en retour, le préfet, ne s'apercevant pas de cette irritation, s'opiniâtrait et s'agaçait, s'enfermait, ne voyait plus personne, n'entendait plus rien, accentuait donc l'effort et provoquait en retour des résistances à nouveau accentuées. Bref, une sorte d'escalade, de cercle vicieux, qui aurait abouti à la catastrophe finale. Voilà le roman que l'on a lu dans les éditoriaux.

Voici la vérité, en tout cas, telle que je l'ai vue.

Quelles ont été ces résistances, ces oppositions ? La seule opposition, frontale et avouée, a été celle des extrémistes qui, dès le début, ont parlé d'état d'exception.

Il y a également eu une sorte de résistance larvée des organismes qui avaient été sévèrement mis en cause par les rapports de l'inspection générale, et dont la gestion catastrophique est fort bien décrite par le rapport remarquable de la commission Glavany. Ces organismes se sont en effet mis à tomber d'un excès dans l'autre.

Ils ont pratiqué ce que M. Bonnet a appelé la « rigueur de compensation », autrement dit l'orthodoxie à retardement. Quand un agriculteur demandait un prêt, on lui répondait qu'il le méritait, mais que les ordres du préfet étaient de ne pas lui accorder.

Voilà une seconde forme d'opposition : le préfet l'a combattue en prenant l'opinion publique à témoin, et en dénonçant ce qu'il appelait « les contrefacteurs de l'Etat de droit ».

La troisième forme d'opposition consistait en une opposition non ouverte, passablement insidieuse, qui consistait à répandre le bruit que l'Etat de droit s'en prenait d'abord aux petits, que l'on multipliait les contrôles fiscaux contre les petits commerçants, qu'il fallait certes l'Etat de droit, mais...

Ceci s'accompagnait de certaines manipulations. Parfois, telle collectivité refusait une subvention en s'abritant derrière le contrôle de légalité. Ce n'était pas une opposition directe mais plutôt de la rumeur ou de la manipulation ».

Manipulation ou réalité, ce climat est habilement utilisé par les nationalistes qui stigmatisent une « culpabilisation collective du peuple corse », auquel on ferait globalement porter la responsabilité de la disparition tragique du préfet Erignac.

b) La montée des critiques envers la politique du préfet Bonnet

Le parti pris d'indifférence du préfet à l'égard des élus de l'île, la destruction d'une construction de l'assemblée de Corse bâtie sans permis de construire avaient, dès l'origine, engagé les hostilités, comme ses relations tendues avec les autorités judiciaires, soupçonnées de ne pas traiter avec assez de diligence les « articles 40 » que le préfet leur déférait en grand nombre. Il en est résulté une montée progressive des critiques envers sa politique et son style autoritaire.

Ces critiques ont été relayées par un grand quotidien du soir dans ses éditions des 3 et 6 février 1999 :

« Traiter les insulaires comme un peuple préféticide, selon la formule d'un dirigeant autonomiste, n'est sans doute pas le plus habile. Au lendemain de l'assassinat de M. Erignac, Paris disposait d'une sorte de tragique état de grâce. Les dizaines de milliers de manifestants descendus dans la rue pour dire « Assez ! » étaient prêts à trouver la voie d'une Corse nouvelle, fière de son identité mais aussi de sa citoyenneté française. Cette occasion a été en partie gâchée par les accusations d'arbitraire et d'injustice. »

Dans l'île même, l'expression de cette mise en accusation est contenue dans le discours de Me Sollacaro, bâtonnier d'Ajaccio, lors de l'audience solennelle de rentrée du TGI.

Dénonçant à la fois les méthodes d'enquête de la DNAT, sous l'impulsion des juges de la quatorzième section du parquet de Paris, et les méthodes du préfet, le bâtonnier se livre à une vive attaque :

« On nous appelle à un « indispensable sursaut » et l'on nous indique le remède : l'Etat de droit. Le peuple abasourdi est descendu manifester sa peine, son désarroi et aussi, sa générosité profonde et sa solidarité avec la famille en deuil.

Mais il a vite senti le soupçon qui pointait derrière la récupération de sa démarche. Oui à l'Etat de droit. Mais à propos, qu'est-ce que c'est, l'Etat de droit ?

D'après Jean Rivero, c'est la protection du citoyen contre l'arbitraire...

Ce n'est pas l'instrument d'une politique de l'Etat qui disparaîtrait dès que celui-ci, pour justifier ses fins, tolère le recours à des procédures dérogatoires et/ou à des incriminations vagues (abus par la 14e section des mises en examen pour association de malfaiteurs).

En Corse, depuis le 6 février 1998, les braves gens dont on a fracturé la porte au petit jour pour les tirer du lit sous la menace d'armes au nom de la loi républicaine, ont été rassurés en apprenant que le saccage de leur modeste appartement s'inscrivait dans l'Etat de droit qu'ils avaient réclamé pour les protéger de l'arbitraire de l'Etat.

Ceux qui ont été incarcérés pour association de malfaiteurs et qui le sont encore pour avoir croisé un jour telle personne soupçonnée de séparatisme sont rassurés d'avoir contribué ainsi à l'indispensable sursaut.

Ceux dont les noms ont été jetés en pâture à l'opinion publique comme les auteurs de tels ou tels méfaits pardonneront certainement, une fois leur innocence proclamée, cette tache faite à leur honneur et la violation d'un des piliers de l'Etat de Droit -la présomption d'innocence- en considérant que leur sacrifice a contribué à l'indispensable sursaut.

Or, s'il est nécessaire de restaurer aujourd'hui l'Etat de droit, en Corse, c'est bien parce que l'Etat n'a pas fait respecter le droit, qu'il a failli à sa mission légitime qui était de protéger les citoyens contre l'arbitraire ».

4. L'action du préfet Bonnet sur le domaine public maritime : une priorité symbolique

a) Les « paillotes » et la loi littoral

L'application de la loi sur le littoral connaît en Corse -mais aussi sur la rive méditerranéenne du continent- de nombreuses entorses : quelque deux cents restaurants de plage -rien d'autre, souvent, que de simples paillotes- construits illégalement appartiennent au paysage familier des côtes corses. Elle est aujourd'hui contestée par les élus de l'île comme une entrave asphyxiante au développement de l'île : « aujourd'hui si on applique à la lettre la loi littoral en Corse (...) on ne peut pratiquement plus planter un clou nulle part. » Toutefois, la majorité des élus avaient vu dans la loi, au moment de son adoption, le meilleur moyen de répondre à la surenchère nationaliste sur la protection du littoral.

Dès son arrivée, le préfet Bonnet, dans le cadre de sa politique de rétablissement de l'Etat de droit, a souhaité mettre l'accent sur l'application de la loi en matière d'urbanisme -en particulier sur le littoral.

En février 1998, une centaine de décisions ordonnant les destructions de constructions illégalement édifiées sur le domaine public maritime n'avaient pas été appliquées. De même, les astreintes n'étaient pas recouvrées. A dire vrai, l'administration elle-même renonçait à demander le recouvrement.

La direction départementale de l'équipement a d'ailleurs été citée devant votre commission d'enquête, par un responsable important de la politique de sécurité comme un « exemple éloquent » de « l'immobilisme d'une grande partie de l'administration sous l'effet de l'inertie voire de la compromission de fonctionnaires d'exécution et de proximité ».

b) Les étapes du plan Bonnet

Appuyé notamment par son secrétaire général, M. Bruno Delsol, le préfet Bonnet a appliqué son plan en deux étapes :

- en premier lieu, la direction départementale de l'équipement a été sommée de mettre à jour la totalité des décisions d'astreinte non exécutées ; les ordres de recouvrement ont ensuite été adressés au trésorier-payeur général, chargé de donner suite ;

- en second lieu, les exécutions forcées ont été mises en oeuvre : de mars à avril 1998, une vingtaine de démolitions ont été effectuées par le génie militaire, soit davantage en deux mois qu'il n'y en avait eu en 20 ans.

Certes, la démolition forcée représente parfois une formule difficile à mettre en oeuvre. Pour des raisons juridiques d'abord : quand une construction condamnée à la démolition a été louée à un tiers, l'autorité administrative doit également obtenir un jugement d'expulsion du tiers. Dans ces conditions, le respect de la procédure implique parfois de longs délais. En outre, l'exécution forcée rencontre de nombreuses résistances, en particulier en Corse où les constructions de plage illégales ont presque valeur institutionnelle de par la bienveillance de l'opinion et l'inertie administrative.

Ces oppositions allaient prendre un caractère exacerbé lors de la mise en oeuvre de la deuxième vague de destructions forcées de paillotes souhaitée par le préfet. L'échec de l'opération légale, prévue le 9 avril dernier, constituera le premier revers sérieux du préfet Bonnet dans la mise en oeuvre de la politique de rétablissement de l'Etat de droit et explique sans nul doute la focalisation sur ces restaurants de plage dont l'affaire des paillotes a souligné les excès. Aussi est-il indispensable de revenir sur le déroulement de l'opération et les raisons de son échec.

c) Le fiasco de l'opération « plage d'argent »

L'opération de destruction des paillotes concernait deux paillotes installées sur la « plage d'argent » sur la commune de Pietrosella. Le secrétaire général de la préfecture, M. Delsol, est chargé des préparatifs et de la coordination, le jour même, de l'intervention de la gendarmerie, de l'équipement et du génie militaire. La gendarmerie assure, quant à elle, la sécurisation du site tôt le matin de façon à permettre le déménagement du mobilier puis la destruction des paillotes. Au moment même où le dispositif se met en place, l'un des propriétaires de la paillote parvient à forcer le barrage. L'intervention de M. Léotard, en villégiature dans les environs, suivie de celle d'une délégation de l'Assemblée de Corse, achève de paralyser l'opération. Le soir, à 19 h, le préfet donne l'ordre de renoncer à la destruction.

Trois anomalies ont sans doute conspiré à ce fiasco.

(1) Le choix d'un déménageur privé

En premier lieu, le secrétaire général de la préfecture a fait appel à un déménageur privé corse qui a manifesté une réelle inertie dans l'exécution de sa mission (emballement un par un des sièges en plastique que l'on empile habituellement par 40...). A 16 heures, rien n'avait vraiment avancé et, selon un témoin, le déménageur partageait un verre avec le propriétaire de la paillote ! Les retards pris par le déménagement ont été mis à profit par les opposants pour dramatiser la situation -comparée à un « Fort Chabrol »- et mobiliser un vaste soutien. Dans l'après-midi, des pêcheurs menaçaient ainsi de bloquer le port d'Ajaccio. Toutefois, le mouvement a connu un point d'orgue avec l'intervention de l'Assemblée territoriale de Corse. Il est donc logique d'évoquer un véritable sabotage de la part du déménageur qui aurait pu être évité par le recours à une entreprise du continent.

Par ailleurs, l'appel à une société locale n'était pas de nature à garantir la confidentialité nécessaire aux préparatifs de l'opération : le propriétaire du restaurant a pu être prévenu de l'intervention de la gendarmerie. Comment expliquer autrement qu'il se soit rendu sur la plage si tôt le matin ? L'opération, il est vrai, nécessitait le concours de nombreux intervenants : EDF, GDF, France Telecom pour procéder aux coupures de l'électricité, du gaz et du téléphone, une société privée pour démonter une cuve à gaz... Le propriétaire ne manquait pas d'informateurs potentiels.

(2) Les fautes imputables à la gendarmerie

La gendarmerie certes aurait pu anticiper ces risques : le dispositif n'était pas en effet entièrement en place à 6 heures quand le propriétaire s'est rendu sur les lieux et il a pu forcer le passage sans véritable difficulté. La gendarmerie s'est donc incontestablement laissée surprendre. Le préfet Bonnet demandera le départ du commandant de groupement de la Corse-du-sud au directeur général de la gendarmerie. Sans succès. Il est vrai que le propriétaire de la paillote avait pu être dégagé dans la matinée avec le concours d'un élément du groupe de pelotons de sécurité (GPS) sous l'autorité du procureur d'Ajaccio qui s'était rendu sur les lieux.

Plus choquante apparaît en fait la présence, à contretemps, sur l'unique route, longeant les deux paillotes, de deux véhicules blindés de la gendarmerie. La vue de ces deux engins n'a pu que concourir à dramatiser l'opération et faire le jeu de ceux qui souhaitaient l'entraver. Or d'après la gendarmerie, ces deux engins effectuaient ce jour-là leur épreuve hebdomadaire de roulement (un parcours de 20 kilomètres, aller-retour) destiné à les maintenir en condition. L'absence de coordination entre les forces chargées de la sécurisation et l'autorité responsable du déplacement de ces véhicules traduit un réel dysfonctionnement à l'échelle du commandement local de la gendarmerie.

(3) L'intervention des élus

L'intervention des politiques a constitué le dernier obstacle, et le plus déterminant sans doute, au déroulement de l'opération. Alerté par l'ancien ministre de la défense, le président de l'Assemblée territoriale, M. José Rossi, se rend sur place. Sans pouvoir du reste pénétrer sur le site même des paillotes. Après avoir rendu compte à l'Assemblée territoriale, il obtient l'accord de cette institution pour demander au préfet, à la tête d'une délégation d'élus, une solution de compromis fondée sur la suspension de l'opération et, en contrepartie, l'engagement de démolition par les propriétaires concernés avant le 31 octobre. Reçue par le directeur de cabinet du préfet, la délégation obtient l'accord du préfet. Le ministère de l'Intérieur serait-il intervenu pour conseiller la prudence au préfet ? Ce point n'a pu être confirmé.

Quoi qu'il en soit, M. Bonnet a accepté la formule de l'Assemblée, à condition que les exploitants de la « plage d'argent », mais aussi les propriétaires de sept autres paillotes condamnées à la destruction par la justice (parmi lesquelles le restaurant « Chez Francis » désormais célèbre), prennent, avant le 15 avril, l'engagement unilatéral, cautionné par l'Assemblée de Corse, de procéder à la destruction de leurs installations, avant le 31 octobre faute de quoi le génie militaire interviendrait. L'Assemblée territoriale a obtenu l'engagement des intéressés. Toutefois, il semblerait, d'après les informations communiquées à votre commission, que la rédaction prévue par le secrétaire général pour les engagements de destructions ait été complétée par les paillotiers par une clause destinée à en amoindrir les effets : « si les circonstances le permettent »...

Dans un courrier adressé le 26 octobre dernier, à sa demande, au président de votre commission, le préfet Lacroix a présenté le plan envisagé par l'Etat dans l'hypothèse où les intéressés se déroberaient à leurs obligations. La solution de force n'a pas été employée : le 31 octobre, la parole donnée était respectée.

d) Un compromis traduisant une reculade de l'Etat

La solution de compromis déguisait mal une reculade de l'Etat. Selon les témoignages d'élus de Corse, recueillis par votre commission, le secrétaire général de la préfecture avait, peu de temps auparavant, donné un accord oral aux représentants des propriétaires de restaurants de plage pour poursuivre leur exploitation pendant la période estivale contre l'engagement de procéder à la destruction le 31 octobre. Recourir, dans ces conditions, à une solution de force risquait de susciter une réaction encore plus forte et de conduire à un fiasco. Fallait-il engager l'autorité de l'Etat dans une affaire où elle se trouvait exposée au désaveu ? Une erreur tactique, coûteuse pour l'image de l'Etat, a été commise alors même que la politique de fermeté adoptée par le préfet dans l'application de la loi du littoral n'est guère contestable.

Apparemment, le préfet Bonnet a pris, avec sang-froid, la décision, le soir du 9 avril, de surseoir à la destruction forcée. Toutefois, il dut éprouver un profond ressentiment comme peut en témoigner, après coup, l'appel du préfet au directeur général de la gendarmerie nationale pour demander le départ du lieutenant-colonel Burstert -sanction qui ne paraissait pas proportionnée à l'erreur commise et qui ne s'est d'ailleurs pas concrétisée. En tout cas, incontestablement, la question des paillotes constituera un point de crispation majeur pour l'autorité préfectorale.

* 64 Liste nationaliste conduite par M. Talamoni : 16,76 % des voix, et 8 sièges (contre 5 en 1998).

* 65 Les propos du préfet Bonnet visaient à dénoncer une fraude fiscale portant sur 20 millions de francs

* 66 Il s'agissait de la réunion destinée à établir les critères de répartition des dossiers terroristes entre les parquets corses et parisien.

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