D. LE RENFORCEMENT DES INÉGALITÉS
Comme le
souligne Mme Anne-Marie Marchetti dans un livre récent, "
la
notion de pauvreté semble incompatible avec le principe même de
détention : les besoins des personnes incarcérées
étant nécessairement assurés du fait même de leur
incarcération.
".
La réalité est tout autre. L'argent est roi en prison et les
inégalités qui caractérisent la société sont
aggravées en milieu carcéral. Les indigents subissent une
détention dans des conditions plus difficiles et font l'objet au mieux
d'un ostracisme, au pire d'exploitations de toute sorte.
1. La cantine : un système baroque et inégalitaire
Si on ne
souffre plus de froid et de faim en prison, les conditions de détention
offertes par l'administration pénitentiaire restent très
rudimentaires. Elles ne peuvent pas être améliorées par les
familles puisque, pour des raisons de sécurité, les
détenus ont interdiction de recevoir quoi que ce soit de
l'extérieur.
Confrontée à la nécessité d'améliorer les
conditions matérielles de détention sans augmenter la
dépense publique, l'administration pénitentiaire a donc
inventé le système de " la cantine ", qui permet
à la population carcérale d'effectuer des achats à
l'extérieur.
La réglementation des achats en cantine est fixée par les
articles D. 343 à D. 346 du code de procédure
pénale. Elle précise notamment qu'ils sont imputés sur la
" part disponible " du compte nominatif du détenu, qu'ils sont
effectués sous le contrôle du chef d'établissement et que
le règlement intérieur doit prévoir les conditions des
commandes passées : types de cantine, périodicité,
moyens et lieux d'information des détenus, etc.
La cantine rencontre un considérable succès auprès des
détenus, qui, selon le professeur Jean-Jacques Dupeyroux, tourne
même à " l'obsession ".
L'administration pénitentiaire a réalisé une
étude
47(
*
)
sur les
dépenses de cantines dans trois directions régionales (Lille,
Paris et Strasbourg). En 1997, le montant total des dépenses de cantine
a été respectivement de 20,55 millions de francs, de 21,06
millions de francs et de 15,22 millions de francs, soit un coût moyen
variant de 18,10 francs par jour de détention dans la direction
régionale de Lille à 34,78 francs dans la direction
régionale de Strasbourg.
Les deux premiers postes de consommation sont l'alimentation (qui
représente entre 53 % et 58 % des dépenses) et le tabac
(entre 22 % et 26 %). Viennent ensuite les loisirs et
l'hygiène. Le solde se partage entre les timbres et les produits divers.
Si la cantine a contribué à améliorer les conditions
matérielles des détenus et répond à un réel
besoin, elle est aussi à l'origine d'abus et d'effets pervers.
a) Des abus manifestes
Les abus
liés à la cantine sont de deux sortes.
D'abord, sous prétexte que la cantine existe, tout doit être
acheté. Comme a fait remarquer maître Henri Leclerc lors de
son audition : "
Vous payez tout, même le strict
nécessaire. Dans certaines prisons, le savon n'existe pas dans les
fournitures de l'administration pénitentiaire et il faut cantiner. Ne
parlons pas du dentifrice.
"
Le fonctionnement des établissements pénitentiaires reste
profondément marqué par une conception séculaire selon
laquelle " dépenser pour les prisons, c'est toujours
dépenser trop ... ".
Or, l'article D. 357 du code de procédure pénale dispose
que
" la propreté personnelle est exigée de tous les
détenus. Les fournitures de toilette nécessaires leur sont
remises dès leur entrée en prison, et les facilités et le
temps convenable leur sont accordés pour qu'ils procèdent
quotidiennement à leurs soins de propreté ".
L'administration pénitentiaire a rédigé plusieurs notes
pour faire respecter ces dispositions légales.
Celle du 18 mars 1999 rappelle les dispositions applicables en matière
d'amélioration de la prise en charge des détenus :
- "
fourniture par l'administration de produits et objets de
nettoyage nécessaires à l'entretien des cellules et des locaux
communs conformément à l'article D. 352 du CPP ;
" - fourniture d'une trousse de toilette comprenant des produits
d'hygiène pour tous les détenus arrivants provenant de
l'état de liberté conformément à l'article D. 357
du CPP ;
" - renouvellement systématique du savon et du papier
hygiénique conformément aux notes ministérielles des
18/02/1988 et 22/02/1999.
"
La commission a constaté lors de ses visites que ces consignes
n'étaient pas toujours respectées dans la plupart des prisons.
Ainsi, lors du déplacement de la commission aux Baumettes, la
délégation a pu constater que des détenus arrivés
depuis une dizaine de jours ne disposaient d'aucun produit pour nettoyer leurs
cellules. En outre, ils avaient loué un téléviseur et un
réfrigérateur mais ne pouvaient pas encore utiliser ces deux
appareils en l'absence de prise multiple qu'il leur avait fallu cantiner et
dont ils attendaient la livraison.
Par ailleurs, les prix de la cantine restent trop élevés, ce qui
crée des tensions au sein de la population carcérale et irrite
les familles qui sont persuadées que l'administration
pénitentiaire profite de la dépendance des détenus au
regard de la cantine pour faire des profits à leur dépens.
Le professeur Jean-Jacques Dupeyroux résume cette situation de la
manière suivante : "
A quoi pensent les détenus en
arrivant en prison ? A la cantine, de façon obsessionnelle.
D'autant que la nourriture est exécrable en prison,
particulièrement à la Santé. (...) Ces détenus sont
persuadés qu'on leur sert des mets exécrables pour les forcer
à cantiner ; puisque les prix sont supérieurs à ceux
pratiqués sur le marché, l'administration s'en met plein les
poches.
"
Il convient de rappeler qu'à l'exception de certains produits comme le
pain et le tabac, les établissements pénitentiaires sont
autorisés à soumettre les produits disponibles en cantine
à une marge d'exploitation qui tient compte des frais de
réalisation et d'impression des bons de cantine.
Selon une étude récente de l'administration
pénitentiaire
48(
*
)
,
certains établissements imputent également d'autres
dépenses, comme l'achat de chariots chauffants ou de distribution, de
matériel bureautique, de congélateurs, de lave-linge, de
photocopieurs, voire de véhicules, ainsi que des produits liés au
conditionnement des produits vendus en cantine (sachets, barquettes).
Dans tous les cas, cette marge d'exploitation doit être
déterminée de la manière la plus juste possible, afin de
couvrir les frais engagés par les établissements pour
l'organisation de la cantine. Si un surplus est dégagé, il est
reversé au Trésor public.
Or, l'étude précitée a révélé le
niveau très variable de la marge d'exploitation selon les
établissements. Ainsi, la maison d'arrêt de la Santé, sur
un montant total des ventes de 9,4 millions de francs dégage une
marge de 19,2 % par rapport au prix d'achat et reverse au Trésor
public 1 million de francs, soit une " participation " annuelle
par détenu de 752,47 francs !
Les prix sont ainsi très divers.
Exemples de prix de cantine différents
Maison d'arrêt |
Sucre (1 kg) |
Pâtes (500 g) |
Dentifrice |
Thermo
|
Chambéry |
8,55 |
5,70 |
8,30 |
62,00 |
Moulins |
8,30 |
5,30 |
8,40 |
125,70 |
Bonneville |
10,20 |
5,40 |
9,60 |
66,00 |
Nice |
8,95 |
3,55 |
20,45 |
49,75 |
Gap |
7,90 |
7,50 |
9,10 |
np |
Ajaccio |
7,90 |
4,20 |
13,65 |
60,00 |
Source : réponses au questionnaire de la commission d'enquête du Sénat.