c) Un rôle pourtant irremplaçable
Il
apparaît donc très clairement que les magistrats n'exercent pas
aujourd'hui les missions qui leur sont confiées à l'égard
des établissements pénitentiaires. Plusieurs raisons ont
été avancées devant la commission d'enquête pour
expliquer cette situation. Tout d'abord, la
charge de travail des
magistrats
paraît jouer un rôle déterminant comme le
montrent les propos de M. Jean-Baptiste Parlos, représentant
l'association française des magistrats instructeurs : "
On
ne peut pas tirer excuse d'une situation de surcharge de travail, mais il faut
quand même dire les choses. Entre des modifications législatives
qui se succèdent, des dossiers qui sont de plus en plus nombreux, de
plus en plus complexes, il y a de quoi vous décourager (...). Si l'on a
à dégager du temps, on ne le fait pas forcément pour aller
en détention. C'est dommage, mais c'est la
réalité
. "
De manière très directe, des chefs de cour ont adressé
à la chancellerie un rapport sur la situation des établissements
pénitentiaires comportant deux paragraphes et l'ont accompagné
d'une dépêche comportant la réflexion suivante :
"
Nous croyons enfin utile de rappeler que les missions de
contrôle des magistrats sont nombreuses, particulièrement dans ce
ressort (...). Celles-ci devraient conduire votre chancellerie à
examiner avec attention nos demandes de création de postes
supplémentaires et de nomination aux emplois de magistrats
vacants
. "
Un autre élément semble résider dans la
difficulté pour les magistrats d'appréhender le rôle qui
doit être le leur en détention
. Certains ont le sentiment que
leur contrôle ne sert à rien. M. Guy Canivet, premier
président de la Cour de cassation, a ainsi noté devant la
commission d'enquête : "
Une institution meurt si on ne
perçoit pas vraiment quel est son but. Or, les premiers
présidents envoient des rapports à la chancellerie. Je ne sais
pas quelle exploitation en est faite ; il y a un problème de retour
de ces rapports
. "
M. Jean-Pierre Dintilhac, procureur près le tribunal de grande
instance de Paris s'interrogeait pour sa part en ces termes :
"
Que doivent-ils faire s'ils constatent la présence de rats ou
de cafards ? Doivent-ils procéder à la
dératisation ? Non, ils dénoncent l'insuffisance des
capacités. Mais il faudrait préciser les rôles de
chacun
".
Ces difficultés peuvent conduire à des jugements assez
pessimistes, comme celui de Mme Claude Faugeron, chercheur au CNRS :
"
J'ajouterai que la situation la plus mauvaise parmi les
contrôles extérieurs concerne les pays où le judiciaire
s'en occupe exclusivement (...). En fait, ce n'est pas leur
métier : dans le contrôle des prisons, la part de gestion de
la vie quotidienne n'est pas du ressort du judiciaire. Ce n'est ni dans leur
culture, ni dans leur métier
".
Votre commission d'enquête ne partage pas ce point de vue.
Assurément, les magistrats n'ont pas le pouvoir d'améliorer seuls
les conditions matérielles de détention. Leur rôle est
néanmoins irremplaçable. Votre commission partage le point de vue
de M. Pierre Truche, président de la commission nationale
consultative des droits de l'homme, qui évoquait en ces termes son
expérience de procureur : "
A partir du moment où
des directeurs d'établissements pénitentiaires savent que le
procureur s'intéresse à la personne, qu'il y va dès qu'il
se passe quelque chose et qu'à tout moment, il peut intervenir à
la demande de la direction ou pour un incident, c'est important (...).
L'important pour un procureur est que l'institution judiciaire des magistrats
soit impliquée dans ce qui se passe en prison (...)
".
Il est absolument essentiel que l'administration pénitentiaire
travaille sous le regard de l'autorité judiciaire et en
coopération avec elle. Ni les visites, ni les rapports ne sont inutiles,
même si leur intérêt peut, au premier abord, paraître
réduit.
Ainsi, il est important pour le Garde des sceaux de savoir
qu'une commission de surveillance ne s'est pas réunie pendant plusieurs
années.
De même, l'appréciation par les chefs de cour des
difficultés d'un établissement présente le plus grand
intérêt pour le Gouvernement même s'il dispose
d'informations par l'administration elle-même. A titre d'exemple, le
rapport du procureur général et du premier président de la
cour d'appel d'Aix-en-Provence mérite d'être cité.
Extrait du rapport 1999 sur le fonctionnement des
établissements pénitentiaires du ressort de la cour d'appel
d'Aix-en-Provence
Maison d'arrêt de Grasse
" Il s'agit d'un établissement pénitentiaire
d'une capacité de 614 places accueillant en moyenne
676 détenus, qui connaît régulièrement des
problèmes tant au niveau du personnel que des détenus.
" C'est ainsi que, lors de la nuit de la Saint Sylvestre 1997, plusieurs
détenus ont fait l'objet de violences illégitimes de la part de
surveillants.
" Le 22 octobre 1999, un surveillant a fait l'objet d'une
suspension administrative à la suite de sa mise en examen pour
infraction à la législation sur les stupéfiants (...).
" Plus récemment est intervenue la suspension de la surveillante
(...) impliquée dans un réseau de prostitution.
" Il a par ailleurs été mis en évidence un trafic de
portables, d'alcools, organisé par des surveillants et agents de la
société concessionnaire ayant donné lieu à une
ouverture d'information. Un téléphone portable a d'ailleurs
été découvert dans la cellule de (...).
" C'est indéniablement un établissement confronté
à d'importants problèmes de sécurité et de respect
du règlement intérieur sur lesquels la direction est très
vigilante et n'hésite pas à aviser le Parquet local de tout
incident ou de toute suspicion d'infraction dont elle a connaissance.
" La maison d'arrêt de Grasse se distingue également par le
nombre de décès de détenus.
" En 1999, 9 détenus sont décédés (5
suicides, 3 morts naturelles et 1 décès à l'hôpital).
" A la suite de plusieurs décès par intoxication
médicamenteuse, le Parquet général a d'ailleurs
sollicité de la chancellerie (Direction des affaires
pénitentiaires) une mesure d'inspection relative à la
distribution des médicaments dans l'établissement.
" Le fonctionnement interne et administratif de la maison d'arrêt
n'appelle aucune observation particulière de notre part : le
Parquet Général n'ayant pas été directement saisi
de réclamation particulière de détenus concernant
celui-ci. "
De telles informations ne présentent-elles donc aucun
intérêt ? Même si la chancellerie reçoit des
informations par d'autres canaux, il est essentiel que les magistrats
participent à la remontée des informations.
La commission d'enquête estime indispensable que le contrôle des
magistrats s'exerce de manière effective sur les établissements
pénitentiaires. Quelques exemples montrent qu'un tel contrôle est
possible et que des magistrats sont décidés à l'exercer.
Lors de son audition, M. Jean-Louis Nadal, inspecteur général des
services judiciaires, a évoqué une expérience conduite au
cours de sa carrière : "
Pendant quatre ans et demi, j'ai
été procureur général près la cour d'appel
de Lyon ; j'avais mis en place un observatoire régional de la
détention avec le directeur de l'administration pénitentiaire. Ce
lieu de rencontre regroupait le président de la chambre d'accusation, le
conseiller chargé de l'application des peines, le conseiller
chargé de la protection judiciaire de la jeunesse, le juge des enfants,
le juge d'instruction, le procureur de la République, le juge de
l'application des peines, les travailleurs sociaux, les chercheurs des
établissements et des représentants des surveillants
".
En définitive, la commission d'enquête considère que le
contrôle des établissements pénitentiaires par
l'autorité judiciaire ne doit pas être abandonné sous
prétexte qu'il a mal fonctionné jusqu'à présent. Il
conviendra au contraire de rechercher les moyens de le renforcer.