PRINCIPALES OBSERVATIONS

1. En 2002, le budget de la défense confirme son rôle de variable d'ajustement privilégiée de l'équilibre budgétaire général

L'examen du budget de la Défense pour 2002 s'inscrit dans un double contexte : la fin de l'actuelle loi de programmation militaire, dont il convient de dresser le bilan avant de s'engager dans la prochaine, et la nécessaire analyse, sinon la prise en compte, des événements du 11 septembre 2001, s'agissant des évolutions potentielles de la « nature de la menace ».

Les principales données du budget 2002 confirment la tendance lourde relevée tout au long de l'exécution de la loi de programmation qui s'achève. Le budget de la Défense a constamment constitué la variable d'ajustement privilégiée de l'équilibre budgétaire général, et n'a jamais bénéficié des « dividendes de la croissance », pourtant considérables sur la durée de la législature.

De 1996 à 2002, la part du budget de la Défense dans le budget de l'Etat aura diminué de 12,3 % en 1996 à 10,9 % en 2002. Parallèlement, la part de l'effort militaire dans le PIB aura régressé de 2,41 % à 1,89 %.

Avec 29,3 milliards d'euros (y compris les reports autorisés), le budget de la Défense devient en 2002 le cinquième poste de dépenses de l'Etat, après l'Education nationale, les Charges communes -qui comprennent la charge de la dette- les concours de l'Etat aux collectivités locales et l'Emploi et solidarité.

De façon relativement inusitée, et en tout état de cause contraire au strict droit budgétaire, le Gouvernement inclut dans la présentation du budget 2002 des reports de crédits de l'exercice 2001, pour un montant total de 412 millions d'euros (soit 2,7 milliards de francs), ce qui lui permet d'afficher un montant de crédits « disponibles » sensiblement plus élevé.

Hors reports, le budget 2002 s'établit à 28,85 milliards d'euros hors pensions (189,2 milliards de francs), soit une croissance limitée à 0,2 %, nettement inférieure à celle de l'inflation prévue (+ 1,6 %), et correspondant à moins du dixième de ce qui est prévu en moyenne pour les budgets civils (+ 2,5 %).

Certes, l'exercice 2002 correspond à un effort particulier en direction de la « condition militaire », puisque le titre III progresse de 2,3 %. Cette évolution reste toutefois inférieure de moitié à celle des budgets civils (+ 5,1 %), et correspond pour moitié à l'inéluctable prise en compte des mesures Sapin. Si un réel effort est fait en termes de mesures catégorielles, généralisées cette fois à l'ensemble des armées et services, celles-ci ne concernent que les sous-officiers pour l'essentiel, et ne peuvent constituer qu'un début de réponse, face à l'ampleur des besoins justifiés qui commencent, à peine, à s'exprimer.

En revanche, le montant des crédits d'équipement militaire ne peut être, en aucun cas, considéré comme satisfaisant. Il correspond à une nouvelle encoche par rapport à l'objectif fixé par la loi de programmation militaire, même révisée, dont il s'écarte (hors reports) de près de 5 milliards de francs si l'on tient compte des reports autorisés, et de plus de 7 si, en toute rigueur budgétaire, on n'en tient pas compte. Il représente surtout un écart considérable avec l'annuité en principe retenue pour 2003 par la prochaine loi de programmation.

Hors dépenses dites de « bourrage », en principe exclues par la loi de programmation militaire, c'est-à-dire notamment contribution au BCRD et financement des compensations accordées à la Polynésie au titre de l'arrêt des essais nucléaires, cet écart peut être évalué à près de 10 milliards de francs.

Quant au niveau des autorisations de programmes, bien que supérieur de 4 milliards de francs aux crédits de paiement, il ne suffit pas à maintenir une politique cohérente de commandes globales, et impose de repousser à nouveau d'un an des commandes importantes, comme celle du programme de missiles M51.

2. Le sacrifice constant de l'équipement militaire tout au long de la législature handicape la réalisation du « modèle d'armée 2015 »

Au sein même du budget de la Défense, les dépenses d'équipement ont elles-mêmes toujours servi de variable d'ajustement à des dépenses de fonctionnement en constante progression et désormais prépondérantes (57,1 % du total du budget).

En particulier, les dépenses de fonctionnement liées à la participation de la France à des opérations extérieures, notamment sur le théâtre du Kosovo, pourtant prévues et récurrentes, ont constamment été financées par un prélèvement, en cours d'exécution, sur les crédits d'équipement du titre V : soit, en cinq ans, l'équivalent du prix du second porte-avions nucléaire.

Au sein du titre III, le poids croissant des dépenses de rémunérations et charges sociales, également lié à l'incidence lourde des mesures globales fonction publique, a exercé par ailleurs un important effet d'éviction sur les crédits d'activité et de fonctionnement courant, contribuant à une sensible détérioration des taux d'activité des forces françaises, tombés en deçà des normes OTAN, et surtout très en deçà des seuils britanniques.

Au total, l'exécution globale de la loi de programmation risque de se solder par une année complète de dépenses d'équipement en moins, et une détérioration des matériels plus importante que prévue.

De fait, fin 2001, les plus hauts responsables militaires reconnaissent désormais qu'il y aura, sinon ruptures de capacités d'ores et déjà avérées, du moins « érosion des matériels », « dégradation du modèle d'armée 2015 », et « inquiétude sur la cohérence des forces ».

En réalité, les retards successifs pris dans les commandes au cours de l'actuelle programmation font que la plupart des programmes majeurs ne seront pas livrés avant 2008-2011 ; ainsi, par exemple, le quatrième SNLE-NG, équipé directement du missile M51, ne sera admis au service actif qu'en 2008 au plus tôt ; la mise en service des missiles ASMP-A sous Mirage 2000 et Rafale n'interviendra pas avant 2007-2008 ; le premier satellite successeur de Syracuse II ne sera lancé qu'en 2013 ; les premiers Tigre version appui-protection de l'armée de Terre, ainsi que ses premiers hélicoptères NH90 ne seront livrés qu'en 2011 ; le premier escadron opérationnel de Rafale au standard F2 n'entrera en service qu'en 2006, la première frégate anti-aérienne Horizon et la première frégate multimissions qu'en 2008 ; le premier sous-marin nucléaire d'attaque type Barracuda ne sera admis au service actif qu'en 2012 ; et les premiers nouveaux transports de chalands de débarquement qu'en 2006. Quant au futur avion de transport A-400M, son sort apparaît aujourd'hui particulièrement incertain.

Les armées françaises devront dès lors aborder la prochaine loi de programmation militaire avec une double difficulté : une réalisation en termes physiques d'ores et déjà moins favorable que prévue, et une dotation en autorisations de programmes, comme en crédits de paiement, qui présente un écart sensible avec les dotations prévues pour 2003.

3. L'adaptation du secteur public de nos industries d'armement n'a pas été menée à terme

Malgré une dépense budgétaire d'ores et déjà considérable, la restructuration de DCN et de GIAT-Industries n'est toujours pas acquise. On peut d'ailleurs alternativement considérer que c'est la baisse des budgets d'équipement de défense qui a mis à mal nos anciens arsenaux terrestres et maritimes, ou que c'est le prélèvement lié aux restructurations et la dégradation de la qualité du service rendu qui ont contribué à la détérioration des équipements militaires. Quoi qu'il en soit, le résultat est tout à la fois désastreux pour les industries d'armement et pour l'équipement des forces armées.

Dans les deux cas, la mutation, difficile, notamment parce qu'elle exige d'abord celle des personnels, ne se fera pas sans une nouvelle et forte contribution budgétaire. Sur la période 1997-2002, le coût de restructuration de la DCN aura déjà représenté 3,3 milliards de francs. Depuis sa création en 1990, le groupe GIAT-Industries aura totalisé 24 milliards de francs de pertes et l'Etat, actionnaire unique, aura versé 18,5 milliards de francs au titre de sa recapitalisation (dont 11,7 depuis 1996), au prix d'un prélèvement important sur le titre V. Une nouvelle recapitalisation, de l'ordre de 4 milliards de francs, est attendue d'ici la fin de l'exercice.

4. La dérive française s'inscrit dans le cadre d'une évolution européenne fragilisée

La politique européenne de défense a certes franchi, il y a deux ans, une étape décisive au sommet d'Helsinki de décembre 1999, avec l'adoption du principe d'une « force de réaction rapide » européenne, théoriquement opérationnelle à horizon 2003.

Un an avant la date envisagée, toutefois, de nombreux points sensibles et stratégiques, dont l'insuffisance a été concrètement soulignée sur le terrain du Kosovo, restent encore à améliorer, en particulier en matière de défense anti-missile, de forces opérationnelles spéciales, de renseignement, de communication et de transport stratégique aérien et naval.

En réalité, les conditions, et même le succès, de la mise en place d'une défense européenne, paraissent étroitement dépendants d'un degré minimum de convergence des choix budgétaires -et donc en réalité politiques- des Etats membres.

Or, dans ce domaine, l'écart se creuse entre la France et le Royaume-Uni d'un côté et l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne de l'autre, mais surtout, et ceci est sans doute plus pernicieux, entre le Royaume-Uni et la France.

En 2000, le Royaume-Uni consacre encore près de 2,3 % du PIB à son effort de défense, tandis que la France y consent moins de 1,8 %. Le niveau actuel des dépenses de fonctionnement par soldat est deux fois et demie plus élevé chez les britanniques, et les dépenses d'équipement par soldat près de deux fois plus importantes. A tous ces égards, l'écart entre la France et le Royaume-Uni est plus élevé que celui, souvent très faible, entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis.

De fait, concrètement, la coopération en matière de programmes d'armement marque le pas. Lors de l'examen du précédent budget, il convenait de se féliciter du proche aboutissement du projet de l'avion de transport A-400M. Un an après, à quelques semaines de la décision finale, de sérieuses incertitudes menacent la participation de l'Allemagne et de l'Italie. S'ajoutant à l'échec du programme Syracuse (satellite de communication) en 1998, puis Horizon (frégate anti-aérienne) en 1999, du fait du retrait britannique, ceci réduirait à bien peu de choses la liste des succès réels de la coopération européenne en ce domaine (le seul missile Meteor...).

Enfin et surtout, les événements du 11 septembre 2001 ne sont pas sans conséquences sur les perspectives de cette Europe de la défense. L'accélération considérable donnée au programme de l'avion de combat américain Joint Strike Fighter pèse sur les perspectives de développement du Rafale et de l'Eurofighter, rebat considérablement les cartes de l'industrie européenne, et constitue un exemple qui doit être médité. Plus profondément, il convient sans aucun doute d'être attentif au repositionnement politique évident de certains partenaires européens -le Royaume-Uni, certes, mais aussi l'Italie- autour des Etats-Unis.

5. Conclusion : un « état des lieux » préoccupant

Au total, dans un contexte géostratégique profondément évolutif, la professionnalisation des armées françaises est acquise, mais elle reste à consolider et à inscrire dans la durée. La modernisation des équipements a subi successivement encoches, reports et annulations de crédits, qui aboutissent en fin de loi de programmation à un « trou » de l'ordre de 80 milliards de francs, et se traduisent par l'érosion des matériels, la dégradation de la cohérence des forces, et des perspectives de ruptures capacitaires au cours de la prochaine législature.

Du seul point de vue budgétaire, il faut être conscient que la professionnalisation des armées, pour être seulement consolidée, implique une charge supplémentaire importante sur le titre III. Que le lancement de commandes importantes en fin de programmation risque fort de se traduire, au cours de la prochaine législature, par la nécessité de renforcer considérablement le niveau des crédits de paiement, sauf à aboutir à une véritable crise des paiements. Que l'adaptation de notre industrie d'armement n'a pas été menée à terme et que le coût pour l'Etat, compte tenu de la nécessaire prise en compte des considérations liées au maintien de l'emploi et à l'aménagement du territoire, sera conséquent - sans pour autant d'ailleurs qu'il revienne nécessairement au budget de la Défense, dont ce n'est pas la vocation, de le supporter indéfiniment.

Du seul point de vue budgétaire donc, qui est celui de la commission des Finances, les conditions générales d'exécution de l'actuelle loi de programmation conduisent à souligner l'ampleur des charges accumulées, qui conduiront mécaniquement, et en dehors de tout choix politique de renforcement de notre effort militaire, à une sensible augmentation des dépenses militaires au cours de la prochaine législature, sauf à remettre en cause définitivement le modèle d'armée 2015.