Audition de M. le Professeur Luc MONTAGNIER

(31 janvier 2001)

M. Gérard Dériot, Président - Merci d'avoir répondu à notre convocation Monsieur le professeur.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. le Professeur Montagnier.

M. le Président - Je vous remercie de bien vouloir nous parler de vos recherches personnelles sur ce problème de l'ESB et de ses conséquences sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

M. le Professeur Luc Montagnier - Merci Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs, je suis virologiste de formation et Professeur à l'Institut Pasteur depuis 1972. Je me suis intéressé depuis longtemps à ces agents non conventionnels qui transmettent ces encéphalopathies.

Dans les années 1970, il s'agissait essentiellement de la tremblante du mouton, qui était l'objet de plus d'études. Je n'ai pas moi-même fait d'études de laboratoire de cet agent mais j'ai suivi de près le travail d'un certain nombre de mes collègues, dont le Professeur Dormont, ainsi que d'autres en Angleterre.

Je me suis, à ce titre, également intéressé au problème de la transmission de l'agent de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob ayant été consulté par mon collègue M. Fernand Dray, qui préparait des hormones de croissance à l'Institut Pasteur, à partir de l'hypophyse. J'ai été le premier, en 1980, à mentionner la possibilité que l'agent de Creutzfeldt-Jakob pouvait être transmis par des hypophyses prélevées sur des cadavres de patients morts de maladies neurologiques.

J'ai suivi tous les événements qui se sont produits depuis 1980, à savoir le problème de la contamination des hypophyses mais aussi la maladie dite de la vache folle en Angleterre. Je me suis documenté auprès de mes collègues anglais sur les caractéristiques histologiques de cette forme dans la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob humaine avec le nouveau variant probablement dérivé de l'infection par l'agent des bovins. J'ai pu constater, notamment chez mon collègue Bob Will à Édimbourg, que les caractéristiques histologiques de cette maladie étaient différentes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob classique. Il y a formation de plaques où la partie prion est entourée d'une sorte de couronne de nécrose. Cela donne un aspect caractéristique différent de celui de la maladie de Creutzfeldt-Jakob qui donne relativement peu de plaques et dont la surface est par ailleurs petite.

Je n'ai pas de compétence particulière au niveau scientifique bien que je suive le sujet. J'ai fait quelques essais pour mettre au point un test de dépistage prédictif, à savoir qui puisse être effectué sur des animaux ou des hommes vivants, et je vous dirai quels obstacles j'ai rencontrés à ce sujet.

J'ai apporté quelques documents et il me sera possible de vous les laisser si vous n'en disposez pas encore. Il s'agit notamment de publications scientifiques récentes sur la tremblante du mouton dans le Journal of Neuro-virology de l'année 2000. Cette publication, concernant une étude sur l'Islande, est faite par un groupe multinational de chercheurs islandais.

Le travail a été effectué en Islande qui est un pays de moutons où sévit le scrapie. Les chercheurs ont observé que des moutons sains qui paissaient sur des champs où avaient séjourné des moutons atteints de scrapie attrapaient cette maladie. Ils ont montré que ceci était lié à des acariens, présents dans le foin, susceptibles de stocker l'agent. En effet, si on les injecte en extrait à des souris il est possible de reproduire la maladie.

Tout ceci est connu et publié scientifiquement, mais cela n'a fait l'objet d'aucun commentaire dans la presse et dans les commissions. Il est important de savoir qu'il existe peut-être d'autres modes de transmission de ce type d'agent que l'alimentation par les farines animales constituées à partir d'animaux déjà atteints.

Le deuxième document que j'ai apporté est extrait du Wall Street Journal du 23 janvier. C'est une étude importante, réalisée par trois journalistes à partir du rapport publié en Angleterre, qui montre que la diffusion possible de l'agent peut être mondiale. S'agissant de la courbe des exportations de farines animales, prises dans leur sens large à savoir de poudre d'os, etc., on s'aperçoit que les exportations britanniques n'ont jamais cessé et n'ont peut-être pas encore complètement cessé. La courbe s'arrête en 1996 et on constate qu'après le bannissement de l'utilisation de ces farines en Angleterre l'exportation a continué.

Je pourrais vous citer le raisonnement qui a conduit à ces exportations : les farines ont été envoyées d'abord dans les pays de la C.E.E. et ensuite, quand la C.E.E. en a banni l'utilisation, elles sont parties ailleurs, dans le monde entier.

Il en a été de même pour les exploitations de bovins vivants qui ont été exportés d'Angleterre vers la Russie, les Etats-Unis, le Canada, le Brésil, le Chili, le Pérou et l'Australie.

Il existe donc un risque que cette épidémie puisse se diffuser dans bien d'autres pays que l'Europe. On cite notamment le cas d'un animal contaminé qui a été trouvé dans les Emirats arabes.

Je pourrais vous donner plus de renseignements sur cette étude qui me paraît bien réalisée. Je suis prêt à répondre à vos questions, notamment sur le test de dépistage.

M. Jean Bizet, rapporteur - Monsieur le Professeur, vous avez parlé de tests prédictifs. Parmi les trois tests aujourd'hui agréés par la Commission Européenne -Biorad, Prionics, Enfer-, nous vous demanderons votre analyse pour savoir quel est le plus pertinent et le plus sensible.

Il me semble que vous avez proposé à Mme Dominique Gillot de développer ce test plus prédictif (bâti sur une réponse immunitaire à tout ce qui survient d'anormal dans l'organisme atteint) dans un centre de recherche de l'Hôpital Saint-Joseph. Pourriez-vous nous expliquez pourquoi et comment vous n'êtes pas allé jusqu'au bout ? Il nous semble en effet que vous n'avez pas eu toutes les possibilités pour conduire vos travaux sur le plan national.

M. le Professeur Luc Montagnier - Tout agent infectieux donne naissance à une réaction du système immunitaire. Le cas du prion est particulier puisqu'il s'agit d'une protéine cellulaire et le changement de conformation n'est pas véritablement reconnu par le système immunitaire. Les études montrent que l'infection orale, provenant de l'alimentation, passe par des relais intestinaux, lymphatiques, les amygdales, etc. avant d'atteindre le système nerveux. Cette protéine est donc très visible pour le système immunitaire.

J'ai mis au point, dans mon laboratoire de l'Institut Pasteur, un test permettant de détecter toute alerte du système immunitaire à une infection même banale, comme une infection dentaire, basée sur l'expression de deux molécules à la surface des lymphocytes et des monocytes et mesurée par un système de laser. Je me suis donc questionné pour savoir si l'agent prion ne pouvait pas donner lieu à une réaction positive avec ce test.

Pour cela, il faudrait réaliser des expériences de laboratoire, par exemple chez l'homme, avec des prélèvements, mais les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob sont extrêmement rares. J'avais essayé, quand j'ai appris le premier cas de Creutzfeldt-Jakob nouvelle variante en France, et j'ai contacté mon collègue, M. le Professeur Guy Chazot à Lyon. Or, malgré le TGV, 24 heures ont été nécessaires pour que les prélèvements arrivent ; ils étaient inutilisables.

Il faut faire des études chez les animaux mais un problème se pose. Ces molécules ont une spécificité d'espèce et sont reconnues par les anticorps correspondants. Si on veut appliquer ce test aux bovins, il faut préparer les mêmes molécules provenant du bovin et faire des anticorps spécifiques de ces molécules. Ceci représente le travail d'environ une année pour deux chercheurs ainsi qu'une certaine somme d'argent.

M. le Rapporteur - Peut-on avoir l'idée de cette ligne budgétaire ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Il faudrait un million d'euros et un an pour préparer ce test. Je suis prêt à le faire sous une forme ou une autre et j'ai contacté des collègues étrangers qui peut-être le feront.

J'ai proposé à Mme Dominique Gillot un test pour augmenter la sécurité transfusionnelle. Nous détectons des agents infectieux dangereux comme les hépatites et le virus du Sida mais beaucoup de virus que nous ne connaissons pas sont présents dans le sang des transfusions. Ce test permettrait d'augmenter la sécurité transfusionnelle : si un donneur avait un test positif d'alerte, il serait sans doute infecté par quelque chose et il faudrait s'abstenir d'utiliser son sang.

M. le Rapporteur - Vous n'avez pas eu de réponse ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je n'en ai eu aucune.

M. Michel Souplet - La Grande-Bretagne ayant été touchée avant nous -et vous êtes allé vers la Grande-Bretagne puisque des cas de Creutzfeldt-Jakob étaient enregistrés-, est-elle, au niveau de la recherche, plus avancée que nous ou travaillez-vous en collaboration ? De plus, une à deux années semblent un minimum pour atteindre quelque chose de concluant. Pensez-vous que l'on puisse aller plus vite ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Il faut distinguer la recherche en général et le test spécifique de dépistage. Je ne garantis pas que ce test fonctionnera car ce n'est qu'une piste.

Je pense que les Anglais ont davantage de groupes de laboratoires travaillant dans ce domaine et notamment de matériel biologique. En France dès qu'un cas d'ESB est détecté dans un troupeau, tout le troupeau est abattu et il n'y a aucun moyen de faire des prélèvements. J'avais contacté des vétérinaires du CNEVA à Lyon mais il a été impossible d'organiser des prises de sang des animaux en contact avec les animaux malades en France. Ce sera possible en Angleterre.

Je souhaite insister sur le fait que la recherche est très importante et qu'il ne faut pas procéder seulement à des opérations sanitaires brutes, très dommageables pour les éleveurs. Je crois que l'on pourrait appliquer des tests au troupeau dont une vache est affectée afin de constater si les vaches autour sont positives pour le test dont je parlais. Pour cela, il faudrait que les vaches ne soient pas abattues immédiatement afin que l'on puisse prélever du sang.

M. le Rapporteur - Il s'agit donc d'un manque d'écho et de réceptivité auprès de Mme Dominique Gillot.

M. le Professeur Luc Montagnier - Cette lettre est arrivée à son bureau ou à son Cabinet.

M. le Rapporteur - Je pense que l'on ne doit pas égarer un courrier du Professeur Montagnier.

Concernant la sécurisation des transfusions, avez-vous un meilleur écho à l'étranger et, si oui, dans quel pays ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je n'ai pas envoyé de courrier à l'étranger. C'est un problème qui me préoccupe beaucoup et nous allons lancer une étude pour valider ce test ; j'espère qu'elle se fera en France, à l'Institut Pasteur. Ce test détecte des infections comme le Sida mais il peut également détecter des cancers, des infections très banales comme les infections dentaires, etc. C'est un test de première analyse et s'il est positif il faut trouver l'agent responsable de sa positivité.

Nous allons faire une étude chez des vaccinés pour voir si la vaccination changera quelque chose à ce test et savoir s'il n'existe pas des personnes répondant davantage ; il s'agirait alors de personnes à risques susceptibles de faire des accidents suivant les vaccinations. Cette étude sera réalisée (sans doute en France mais peut-être aussi aux Etats-Unis) mais elle nécessitera du temps car nous devons trouver le financement.

Concernant l'application du test chez les bovins, il faut un an de travail pour mettre au point les molécules correspondantes du bovin, les cloner, les séquencer, faire les protéines et les anticorps. C'est seulement après que l'on pourra essayer de voir ce qui sera détecté chez les bovins grâce à ce test.

Je trouve absurde d'abattre 100 vaches qui sont, pour le moment, saines quand seulement une ou deux sont contaminées. C'est aussi un préjudice pour les éleveurs. Même dans l'absence de tests prédictifs, avec les tests a posteriori dont nous disposons, il suffirait de tester ces animaux après qu'ils soient passés à l'abattoir.

M. le Rapporteur - Sur ce point précis, vous êtes en relation avec le Professeur Aguzzi d'origine suisse. Que pensez-vous de ses allégations concernant un test ante mortem qu'il serait prêt à lancer et à mettre sur le marché ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Il existe plusieurs tentatives dans ce domaine. Je ne dis pas que ma proposition soit la seule possible et valable car certaines équipes s'attachent à mettre ce type de test au point. Il serait très bien qu'il soit réalisé en France.

M. le Rapporteur - Dans quel laps de temps pouvons-nous raisonnablement avoir un test ante mortem valable ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je ne peux pas le dire car il faut trouver des marqueurs très précoces de ce mystérieux cheminement du prion. Nous ne savons pas très bien ce qui se passe entre le moment où le prion infecte l'alimentation et celui où il arrive dans le cerveau et commence à induire cette transformation par un jeu de dominos. Il existe peut-être un deuxième facteur infectieux qui serait plus facile à détecter qu'une protéine d'origine cellulaire n'induisant pas de réactions inflammatoires. Il faut rechercher dans ce domaine la possibilité de facteurs qui ne soient pas infectieux, notamment de facteurs toxiques, susceptibles d'être transmis passivement par les farines animales qui peuvent agir dans des quantités infinitésimales. Le champ des hypothèses et des expériences est très vaste et il est très difficile de donner une réponse quant à un délai.

M. le Rapporteur - Comment expliquez-vous l'arrivée du prion bovin, est-ce une mutation, et quelle est votre analyse sur ce point ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Il est apparu quand les procédés de traitement des farines animales en Angleterre ont été modifiés en abaissant la température de chauffage et en s'abstenant d'une technique d'extraction des lipides. Ceci montre d'ailleurs que l'agent est associé aux graisses et aux lipides.

Ceci signifie probablement que les prions de ces bovins existaient auparavant mais qu'ils n'étaient pas transmis. La transmission en chaîne est venue de ce changement de procédé accompagné du poolage de quantités de plus en plus importantes. Le poolage est une technique moderne et industrielle, ayant apporté un certain nombre de catastrophes, où l'on mélange une très grande quantité de matériaux venant de différents animaux ou d'êtres humains, comme par exemple le sang ; si un échantillon est affecté, tout le lot l'est également.

C'est malheureusement le principe de la préparation industrielle et ceci a conduit à des catastrophes. Le procédé consistant à donner des extraits de viande à des bovins est ancien, notamment en Angleterre, mais il n'a jamais donné lieu à des épidémies ou des accidents tant qu'il est resté artisanal. Dans les pays industriels, à la suite du poolage, le changement de procédé des préparations a déclenché cette transmission en chaîne.

Concernant l'origine de ce prion bovin, je pense que chaque espèce peut fabriquer des prions transformés car, dans le gène prion, nous trouvons des mutations favorisant cette transformation. Elle se produit chez beaucoup d'êtres humains, car il existe des mutations dans ce gène, mais ceci ne donne pas lieu à une épidémie ; en effet, cela reste dans l'individu car il n'y a pas d'utilisation de matériel. Si l'on prenait le cerveau d'une personne qui a la maladie d'Alzheimer et que l'on en injectait une partie dans le cerveau d'une autre personne, peut-être pourrions-nous déclencher cette même maladie. Le système prion peut être étendu à la protéine prion mais aussi à d'autres protéines, par exemple à celles du système nerveux.

En fait, les pratiques humaines ont créé cette épidémie.

M. Michel Souplet - Vous venez de nous dire quelque chose qui pourrait être réconfortant pour les éleveurs. En effet, il vous semble stupide de faire abattre un troupeau entier quand une seule vache est malade. Rien n'empêche les Pouvoirs Publics, afin de faire des expérimentations, de mettre en quarantaine un cheptel complet dès qu'un cas d'ESB est découvert. Si d'autres cas se révélaient les animaux seraient éliminés mais une ou deux expériences pourraient être conduites en grandeur nature sur un cheptel complet.

J'ai vécu il y a une quinzaine de jours un abattage de deux animaux chez un voisin ; il n'y avait pas de prion chez lui mais ses deux animaux avaient été achetés 6 mois plus tôt dans un élevage de l'Allier où un cas a été trouvé. Le cas trouvé dans l'Allier a permis de remonter, par les numéros d'oreille, chez mon voisin éleveur qui avait deux bêtes.

La logique aurait voulu que l'on tue tout son cheptel alors que l'on a seulement tué ces deux animaux qui étaient là depuis 6 mois. Je pense qu'il existe quelque chose d'illogique dans l'abattage systématique. Si l'on pouvait proposer aux Pouvoirs Publics de faire quelques tests grandeur nature sur un cheptel où l'on a trouvé un cas, cela permettrait d'avancer plus vite sur la recherche.

M. le Professeur Luc Montagnier - Même sans études scientifiques on peut toujours vérifier tous les animaux quand ils sont menés à l'abattage et éliminer ceux qui ont une transformation au prion. Le mode de transmission de l'agent n'est pas connu et je citais cet article sur la tremblante qui peut être appliqué aux bovins. Les acariens du foin gardent peut-être le prion ; dans ce cas, il serait inutile d'abattre des animaux car les étables ou les champs seraient peut-être contaminés.

M. Paul Blanc - Et l'eau ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je ne sais pas ; je ne pense pas. Il s'agit de tout ce qui peut vectoriser les produits et les sécrétions des animaux.

M. Paul Blanc - La semaine dernière nous avons auditionné une personne qui indiquait que des contaminations seraient envisageables à travers le ruissellement d'eau provenant de stockage de farines animales. Elle faisait également état d'une contamination des nappes phréatiques.

M. le Professeur Luc Montagnier - L'eau peut transporter à distance les prions transformés et ils peuvent peut-être résister des dizaines d'années. Au début de l'épidémie de vache folle en Angleterre, les animaux abattus ont été enterrés, et non pas incinérés, car ils manquaient d'incinérateurs, et il est possible que les champs soient contaminés pour plusieurs siècles.

M. le Président - Les farines animales que l'on fabrique aujourd'hui sont exemptes de prion puisqu'elles ont été chauffées sous pression et à la température adéquate. De plus, les matériaux à risques ont été enlevés. Actuellement, le ruissellement d'eau sur les stockages de farines animales ne pourrait pas entraîner cela.

M. le Professeur Luc Montagnier - On dit que le prion est résistant à la chaleur mais il est partiellement inactivé comme tout agent biologique. C'est donc une question de concentration : sur 10 000 particules, si le chauffage à 120°C en élimine 99 %, il en restera quand même 100 ; de même, si vous n'avez que 100 particules au départ, le chauffage les supprimera toutes.

M. le Rapporteur - Concernant les trois tests sur le marché, quelle est votre analyse sur leur sensibilité et leurs différences les uns par rapport aux autres ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je n'ai pas d'expérience personnelle mais je crois que le test Biorad est 30 fois plus sensible que le test Prionics. Si un test est plus sensible, on détectera peut-être davantage d'animaux infectés.

M. le Rapporteur - Vous avez parlé du tropisme très positif du prion à l'égard des lipides. Jusqu'à maintenant nous n'avons pas pu, fort heureusement, prouver la contamination du lait. Or, il s'avère que les Anglais se penchent à nouveau sur cette question. Avez-vous des informations scientifiques ou des inquiétudes sur ce point ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je n'ai pas d'information à ce sujet.

M. Paul Blanc - Comment expliquez-vous le fait que le CEA ait travaillé sur le sujet de l'ESB ?

M. le Professeur Luc Montagnier - C'est une longue histoire puisque le CEA a constitué une équipe dans les années 1970 pour travailler sur ces maladies ; le Professeur Dormont y travaillait déjà.

Un médecin militaire a constitué cette équipe qui était pratiquement la seule à travailler en France et organisait régulièrement des congrès connus au niveau international. Je crois que c'est tout à l'honneur du CEA d'avoir constitué cette équipe.

Il l'a sans doute fait pour des questions de circonstances : peut-être existait-il un intérêt militaire à utiliser cette maladie ? Il est vrai que l'armée a essentiellement commencé à travailler sur ce sujet.

M. Paul Blanc - Cela induit ma deuxième question. Il existe sans doute une relation et comment peut-on expliquer la contamination, aux États-Unis, de mammifères sauvages tels que daims, cerfs et bisons ? Certains ont évoqué des hypothèses de mutations.

M. le Professeur Luc Montagnier - Il faut considérer que ce sont des agents, des maladies, qui existent dans la nature. Ce n'est pas une invention humaine car la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique existe chez l'homme depuis très longtemps et a été découverte dans les années 1920. La tremblante du mouton est connue depuis deux siècles.

Il est possible qu'une mutation du gène favorise la transformation et que celle-ci s'étende chez l'animal. Il est transmis d'animal à animal car il existe peut-être des vecteurs comme les acariens du foin, des chancres du foin, le manque d'hygiène chez les animaux, etc. Les bovins peuvent être contaminés dans les étables et les animaux sauvages peuvent avoir des contacts entre eux favorisant la transmission.

M. Paul Blanc - Par rapport à ce qui a été dit au niveau de cette Commission, pensez-vous que le passage d'un nuage radioactif ait pu entraîner la mutation d'un gène, lequel aurait pu induire la transformation de la protéine ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je pense, d'une façon plus générale, que tout agent mutagène peut favoriser les mutations. En plus des nuages radioactifs il existe une pollution chimique et nous sommes soumis à une atmosphère mutagène peut-être plus importante que celle que connaissaient nos ancêtres. Toutefois, le scrapie existait déjà au 18ème siècle alors qu'il n'y avait pas de nuages radioactifs et de pollution chimique. Ces maladies existaient déjà et atteignaient les animaux sauvages, notamment les visons.

Ces maladies sont étudiées dans des laboratoires spécialisés aux États-Unis. Pour l'instant il n'y a pas eu de passage à l'homme mais on ne peut pas exclure cette possibilité. On a également parlé des problèmes rencontrés par les écureuils qui sont très présents dans les parcs américains.

M. Paul Blanc - Que pensez-vous de la coordination des recherches sur l'ESB de la part des chercheurs et des différents laboratoires ?

M. le Professeur Luc Montagnier - J'ai suivi ces recherches d'assez près et j'ai participé à des colloques dont les premiers ont été organisés par nos collègues du CEA en France. Des colloques plus récents ont eu lieu en Sicile réunissant tous les groupes mondiaux travaillant dans ce domaine.

Au départ, il existait une très grande polémique car l'hypothèse de M. Stanley Prusiner n'a pas été acceptée d'emblée. Il a travaillé seul pendant des années, avec ses hamsters et ses souris, et a même failli être mis à la porte de l'Université de San Francisco. Maintenant il est Prix Nobel et a tous les égards dus à son titre.

Des groupes discutent encore cette théorie disant qu'il existe peut-être, en plus de cette transformation qui est indéniable, un agent conventionnel viroïde qui pourrait commencer à déclencher cette transformation. Il n'est pas naturel que l'on trouve cette transformation pathologique conduisant à la mort de l'organisme. La nature ne sélectionne pas de cette façon, sauf pour faire mourir les personnes assez vieilles.

Pendant une vingtaine d'années, on se demandait quelle était la nature de l'agent et en France, en plus du groupe du Professeur Dormont, le groupe où je travaillais à l'Institut Curie, dirigé par M. Raymond Latarjet, avait étudié la radiosensibilité de l'agent en collaboration avec les groupes de Richard Kimberlin en Angleterre. Ils montraient que l'agent était inactivé comme une protéine et non pas comme un acide nucléique. C'était donc en faveur de l'hypothèse de M. Stanley Prusiner émise au début des années 1980.

Maintenant on se questionne sur les raisons de cette transformation. En effet, on ne parvient pas à reproduire totalement in vitro, à partir d'un prion sain, la transformation pathogène. Si l'on dispose d'un noyau pathogène on peut augmenter la transformation pathogène mais on ne sait pas le faire à partir d'un noyau sain. C'est en faveur d'un deuxième agent positionné dans une autre protéine ; c'est ce que l'on appelle une chaperonne, à savoir une autre protéine qui aide à changer la conformation de la protéine. On peut également se questionner sur la présence éventuelle d'un agent microbial ou viral très résistant. On sait qu'il existe des spores de bactéries résistant à 140°C, et cette hypothèse n'est pas impossible.

Il existe toujours un mystère sur la nature de l'agent déclenchant. Toutefois, la nature des mutations favorisant la transformation a été très bien analysée du point de vue moléculaire. Les mutations de la protéine prion favorisent cette transformation et, suivant le type de mutation, on obtient différents symptômes : en dehors de la maladie de Creutzfeldt-Jakob il existe deux ou trois autres maladies rares liées à des mutations spécifiques de la protéine prion.

M. Paul Blanc - A votre avis, peut-on encore séparer l'étude et le contrôle de l'alimentation animale de l'étude et du contrôle de l'alimentation humaine ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Les deux doivent être liés. J'apprécie les efforts de l'Agriculture dans ce domaine mais je pense que le ministère de la Santé a été trop discret dans cette affaire qui le concerne également.

M. Paul Blanc - C'est d'ailleurs pourquoi nous faisons aussi cette étude.

M. Jean-François Humbert - Monsieur le Professeur, je reviendrai sur un élément évoqué par notre Rapporteur, bien que je ne sois pas certain de parler du même type de lait que lui.

Vous avez évoqué, dans votre propos introductif, cette fameuse contamination possible par les acariens présents dans le foin ; cette hypothèse a été découverte lors de cette étude conduite principalement en Islande. Vous avez également confirmé ce qui s'est passé en Angleterre en indiquant le rôle joué par les farines animales dans l'alimentation des bovins dans ce pays voisin.

Que pensez-vous de ce que l'on entend depuis peu de temps en Allemagne au sujet des contaminations éventuelles par les graisses animales contenues dans les laits de remplacement ?

Les laits de remplacement, qui sont, dans certaines régions, un élément important pour l'alimentation des jeunes bovins, peuvent-ils avoir un rôle, en raison de leur composition, dans la transmission de cette maladie ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Je ne connais pas la composition de ces laits. S'ils contiennent des produits dérivés proches du système nerveux il serait préférable de les éviter.

Il faut aussi tenir compte de la gélatine extraite des os ; la question se posera peut-être de remplacer cette gélatine par autre chose.

M. Jean-François Humbert - Y a-t-il une confirmation éventuelle ou une information ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Il faudrait examiner soigneusement la composition de ces laits de remplacement. Or, si les fabricants les tiennent secrètes, c'est un problème très difficile. Il ne faut pas trop fantasmer car il est clair que le système nerveux contient les prions transformés et les autres tissus, dans la mesure où ils ne sont pas contaminés par le système nerveux, sont extrêmement peu infectieux. On ne peut pas garantir un risque zéro mais il est faible.

C'est malheureusement le temps qui nous apportera une réponse. En prenant des mesures très strictes et en respectant l'interdiction des farines animales, s'il reste encore des contaminations on pourra se questionner sur les autres voies de contamination. Je pense qu'il est plus important d'imaginer qu'il existe des vecteurs de ces prions dans la nature.

M. le Rapporteur - Est-ce votre inquiétude majeure ?

M. le Professeur Luc Montagnier - Oui parce que l'on peut rencontrer le cas d'un animal contaminé alors qu'il ne semble pas avoir reçu de farines animales.

M. François Marc - Le journal Le Monde d'hier faisait état d'interrogations en Allemagne concernant les techniques d'inactivation par la chaleur. En tant que scientifique, estimez-vous que ces techniques utilisées aujourd'hui sont totalement fiables ?

M. le Professeur Luc Montagnier - J'ai cru comprendre que les farines animales n'étaient plus utilisées quel que soit le traitement utilisé. Le problème ne se pose donc plus.

Je sais que les Allemands ont longtemps défendu leur technique de chauffage à l'autoclave à plus forte pression en indiquant qu'elle éliminait totalement les prions. Or, des cas d'ESB ont été trouvés dans ce pays. Cela signifie que cette technique n'était pas totalement fiable ou qu'il existe d'autres agents de transmission.

M. le Rapporteur - Nous savons maintenant que le nouveau process de fabrication des farines venant d'Angleterre résultait d'un brevet américain. En fonction de vos connaissances et étant proche de ce territoire, avez-vous connaissance de l'utilisation de farines dans l'alimentation animale des animaux américains ?

Une telle possibilité corroborerait la thèse que cette épidémie est quasiment mondiale, notamment au vu de la mise en quarantaine d'un troupeau de bovins au Texas. Par ailleurs, nous savons quelle est la sensibilité de la RDA et plus particulièrement sa maîtrise de l'information.

M. le Professeur Luc Montagnier - Je ne connais pas tous les changements de règlements mais il me semble avoir lu que les farines animales ne sont plus utilisées aux États-Unis pour les bovins mais sont encore utilisées pour les poulets. C'est un problème car dans les exportations anglaises il est difficile de distinguer l'origine et l'utilisation de ces farines. Elles sont achetées pour nourrir des poulets mais elles peuvent servir pour les bovins ou les porcs.

La seule manière consisterait à bannir totalement, et dans le monde entier, ces farines animales. C'est loin d'être le cas et beaucoup de pays considèrent qu'ils ne sont pas touchés, qu'ils ont une production locale de farines et n'ont pas lieu de s'inquiéter. D'après les cartes présentées dans cet article, il semble qu'il existe un risque dans beaucoup de pays du monde, même si cela n'apparaît pas encore rapidement.

M. le Président - Du fait de l'exportation de farines anglaises dans beaucoup de pays.

M. le Rapporteur - Nous avons parlé de l'incidence de cette infection sur la santé humaine. Que pensez-vous des modélisations des épidémiologistes essentiellement anglo-saxons tels que M. Roy Anderson, M. John Collinge, et plus récemment, en France, de Mme Brigitte Chamak ?

La fourchette est importante et le risque réel. Ayant travaillé sur le virus du Sida vous avez certainement une approche, une explication et peut-être même des modélisations.

M. le Professeur Luc Montagnier - Je ne suis pas épidémiologiste mais j'ai suivi les travaux de M. Roy Anderson et de ses collègues. Concernant le Sida, leurs prédictions épidémiologiques des années 1980 étaient relativement exactes pour les pays africains.

Concernant les pays européens ou l'Amérique du Nord, il n'y a pas eu une explosion aussi importante et le nombre de cas de Sida a été surestimé pendant assez longtemps aux Etats-Unis.

S'agissant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob il existe très peu de cas et la fourchette d'erreur est bien plus grande. De plus on ne sait pas comment l'agent est transmis, par quel type d'alimentation et s'il existe d'autres facteurs pouvant favoriser l'apparition de la maladie, notamment la pollution chimique puisque l'Angleterre est un pays assez pollué.

Tout ceci constitue beaucoup d'inconnues et il est très difficile de prédire quoi que ce soit : on peut faire un scénario catastrophe ou un scénario minimum. Il faut sans doute se placer dans le cas du pire et c'est la raison pour laquelle des mesures très drastiques ont été prises. Il faut par ailleurs conseiller aux consommateurs de manger de la viande cuite car même si l'agent n'est pas totalement inactivé il sera partiellement inactivé par un chauffage.

M. le Président - Nous vous remercions infiniment d'avoir accepté de venir témoigner et nous vous remercions de nous laisser les articles collationnés à notre intention. Ils nous permettront de compléter nos connaissances dans ce domaine.

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