CHAPITRE TROIS

L'APPLICATION DES 35 HEURES PAR LES SERVICES DE L'ÉTAT : « LA PIRE MESURE QU'ON AIT JAMAIS EUE »

Mesure « phare » du gouvernement de M. Lionel Jospin, la législation sur la réduction du temps de travail est particulièrement complexe à appliquer. Sa mise en oeuvre désarçonne souvent les entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises (PME).

Ainsi, selon une étude réalisée en décembre et janvier derniers par l'Assemblée des chambres françaises de commerce et d'industrie (ACFCI) auprès de 244 entreprises de moins de 100 salariés, près de la moitié des PME, soit 48 %, n'est pas encore passée aux 35 heures. Elles évoquent quatre raisons principales pour expliquer cette situation : la conclusion d'un accord de branche sur la réduction du temps de travail, pour 20 % d'entre elles, le caractère compliqué des deux « lois Aubry », pour 25 %, l'importance des coûts engendrés par le passage aux 35 heures, en dépit des aides publiques compensatoires, pour 33 %, et la difficulté et la lourdeur d'application de cette législation, pour 53 %.

Le gouvernement est conscient de cette situation, et a annoncé à de multiples reprises des mesures destinées à « assouplir » le passage des PME aux 35 heures, en insistant toutefois avec force sur les souplesses qui seraient déjà permises par les « lois Aubry », mais en refusant de reconsidérer la question des heures supplémentaires. A cet égard, la discussion au Sénat, le 14 décembre 2000, de la proposition de loi de notre collègue Alain Gournac lui aurait donné une excellente occasion de faire face aux pénuries de main-d'oeuvre et de lever les obstacles à la poursuite de la croissance économique.

La législation sur les 35 heures est d'une mise en oeuvre très délicate pour les entreprises, mais elle l'est également pour les services de l'Etat chargés de veiller à sa bonne application, en particulier ceux du ministère de l'emploi, soumis à un fort accroissement de leurs tâches.

I. LE RENFORCEMENT DES SERVICES DU MINISTÈRE DE L'EMPLOI

A. D'IMPORTANTES CRÉATIONS D'EMPLOIS

1. La mise en oeuvre de la programmation pluri-annuelle des effectifs

En 1999, le ministère de l'emploi et de la solidarité avait arrêté une programmation pluriannuelle des effectifs (PPE), se traduisant par la demande de création de 780 emplois nouveaux (hors stabilisation des personnels précaires), soit une hypothèse de progression de ses effectifs de 2,35 % par an au cours des trois années 2000-2002 .

Le tableau ci-dessous présente la situation des effectifs budgétaires de la section emploi du ministère en 1999, puis en 2002, après mise en oeuvre du PPE :

Le PPE engendrerait un coût total de 565 millions de francs sur la période 2000-2002 :

Les 780 emplois que le ministère estime nécessaires à l'accomplissement de ses missions se répartiraient de la façon suivante :

- 110 emplois d'inspecteurs du travail et 350 emplois de contrôleurs du travail afin de renforcer les sections d'inspection ;

- 40 emplois d'inspecteurs du travail et 100 emplois de contrôleurs de manière à renforcer le contrôle des fonds de la formation professionnelle ;

- 77 emplois de catégorie A et 10 emplois de secrétaires administratifs dans le but de renforcer les effectifs de l'administration centrale ;

- une centaine d'emplois concernant des métiers spécifiques tels que attachés d'administration centrale, administrateurs civils, contrôleurs et attachés de l'INSEE, médecins-inspecteurs, assistantes sociales, agents contractuels ingénieurs de sécurité, informaticiens...

Le PPE n'a toutefois pas été respecté. En effet, alors qu'il prévoyait 260 créations d'emploi par an, seule la moitié a été réalisée.

Il est vrai que le ministère de l'emploi et celui de l'économie, des finances et de l'industrie ne partageaient pas le même sentiment sur l'ampleur des besoins en personnels du premier. Il convient en effet de rappeler que la DAGEMO 17 ( * ) considère que « le PPE du secteur emploi récuse le scénario de stabilité des effectifs présenté par le ministère des finances en tant qu'incompatible avec l'évolution des missions du ministère ».

Les hypothèses du PPE, soit une augmentation des effectifs du ministère de 2,35 % par an, n'en continuent pas moins de servir de base aux études préparatoires à l'élaboration du projet de loi de finances pour 2002. Le ministère de l'emploi devrait donc bénéficier de 260 créations d'emploi l'an prochain.

2. Une mesure de post-arbitrage particulièrement singulière

a) Des arguments gouvernementaux peu assurés

Lors de l'examen des crédits de l'emploi pour 2001, au Sénat, le 4 décembre 2000, le gouvernement a déposé un amendement tendant à créer 30 emplois budgétaires supplémentaires, soit 25 emplois d'inspecteur du travail et 5 emplois de médecin, pour un coût de 11,9 millions de francs en 2001. Ces recrutements avaient été présentés au titre de la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), dite « maladie de la vache folle ». Rappeler ici les termes du débat parlementaire est particulièrement instructif.

M. Guy Hascoët, secrétaire d'Etat à l'économie solidaire, qui remplaçait la ministre de l'emploi et de la solidarité pour l'examen des articles, exposa ainsi la position du gouvernement 18 ( * ) : « cet amendement [...] correspond à la traduction immédiate des décisions qui ont été prises en matière de lutte contre les risques liés à l'encéphalopathie spongiforme bovine, annoncées le 14 novembre dernier . Vous le savez, face à une situation aussi grave et aussi importante, des décisions ont été prises et un plan a été adopté, qui se traduit par la création d'un certain nombre de postes, notamment, en ce qui concerne le présent budget, de 25 postes d'inspecteur et de 5 postes de médecin-inspecteur, indispensables pour encadrer l'ensemble de la filière, permettre le contrôle des pratiques professionnelles, s'assurer que les salariés de ces différentes branches sont effectivement suivis et que les risques auxquels ils seraient exposés du fait de cette maladie sont réduits le plus possible ».

Votre commission ne pouvait cacher son étonnement devant cet amendement, présenté de façon aussi succincte, sans analyse de fond, et en recourant à des arguments pour le moins douteux.

M. Gérard Braun, qui remplaçait votre rapporteur spécial, fit part de cet étonnement : « Je l'avoue, cet amendement, dont j'ai eu connaissance en arrivant ce matin, pose beaucoup de problèmes et je m'interroge sur la finalité exacte de ces créations d'emploi. On nous propose de créer une trentaine de postes au titre du ministère de l'emploi. S'agissant d'emplois pérennes, cela signifie-t-il que ces 30 fonctionnaires travailleront sur l'ESB durant toute leur carrière, c'est-à-dire pendant une quarantaine d'années ? [...] Je tiens à préciser que sur ces 30 emplois, 5 seulement sont des emplois de médecin. Les autres sont des emplois d'inspecteur du travail, et je vois mal ce qu'ils pourraient faire s'agissant de l'ESB. [...] Cette manière de procéder est tout de même un peu étonnante ! A mes yeux, elle participe d'un manque de clarté, de logique et de confiance dans le Sénat. On veut nous faire créer des postes importants en nombre, certainement à la suite de mesures de post-arbitrage, sous le prétexte de l'ESB. Cela n'est pas très sérieux ! ».

Sans doute ébranlé par cette démonstration, le secrétaire d'Etat, dans sa réponse, éluda l'ensemble des questions posées, et se plaça sur le registre de l'indignation : « Vous vous demandez ce que vont faire les inspecteurs du travail. Combien y a-t-il de salariés dans la filière ? Combien y a-t-il d'usines de découpage, d'abattoirs, de centres d'équarrissage, et quels sont les risques pour les personnes qui y travaillent ? Sans vouloir polémiquer, je dirai qu'il y a quelque chose de désinvolte dans la manière dont vous analysez de telles décisions. Par ailleurs, vous vous demandez si les personnes qui seront recrutées feront toute leur carrière sur les questions liées à l'ESB. J'espère bien que non ! ».

La suite des propos du secrétaire d'Etat est plus intéressante encore, car elle donne, de façon non délibérée, la véritable raison de cet amendement, c'est-à-dire renforcer les services, notamment en vue des départs à la retraite importants qui vont avoir lieu au cours des dix prochaines années. Faute d'avoir mis au point des outils de gestion des ressources humaines dans la fonction publique, le gouvernement se voit contraint de recruter des fonctionnaires supplémentaires, sans jamais se poser la question de l'utilité et de l'efficience des dépenses ainsi engagées. M. Guy Hascoët déclara ainsi : « si vous examinez l'évolution des carrières sur les dix ans à venir, compte tenu du vieillissement de l'ensemble des fonctionnaires de notre pays, vous constaterez que des millions d'entre eux partiront à la retraite. Il sera toujours temps d'examiner si des priorités existent ailleurs ! ».

Ainsi, cet amendement de post-arbitrage budgétaire a utilisé le prétexte de l'ESB pour accroître, dans l'urgence et sans réflexion préalable, le nombre des agents du ministère de l'emploi. Mais il est vrai que le gouvernement a pris l'habitude de contraindre le Parlement à légiférer « à la hussarde » ! De surcroît, il a préféré la voie de la facilité, consistant à créer des emplois supplémentaires, plutôt que de mettre en oeuvre des mesures d'ordre qualitatif de manière à améliorer la gestion des personnels du ministère de l'emploi.

b) Des engagements difficiles à tenir

Dans ces conditions, votre rapporteur a souhaité savoir où en était le processus de recrutement de ces 30 fonctionnaires, le service dans lequel ils seront affectés, ainsi que les tâches qu'ils auront effectivement à accomplir.

Pour les inspecteurs du travail

S'agissant des activités qui seront les leurs, le ministère est resté extrêmement évasif, s'en tenant à des considérations générales.

Ainsi la DAGEMO a-t-elle indiqué que « l'inspection du travail est mise à contribution pour protéger la santé des travailleurs dans des activités exposant à un risque de contamination par l'agent transmettant l'ESB (lors de blessures ou projections) ». Par ailleurs, « en plus du contrôle, il convient de mener des actions de sensibilisation ainsi que des actions de coordination des différents acteurs de la prévention ».

Cette réponse paraît contradictoire avec les informations que votre rapporteur avait obtenues l'année dernière , lorsqu'il avait contrôlé la gestion des personnels du ministère de l'emploi. En effet, le ministère avait alors insisté sur la profonde évolution du métier des inspecteurs du travail, passant du contrôle de l'application de la législation du travail, la sécurité au travail en particulier, à la promotion de l'emploi par une forte implication dans les dispositifs de la politique de l'emploi, cette évolution n'allant d'ailleurs pas sans provoquer un « malaise » chez de nombreux inspecteurs du travail. Cette situation avait été confortée par des déplacements au sein des services déconcentrés, dont les responsables avaient déploré que certains inspecteurs du travail ne quittent plus leur bureau et ne contrôlent plus guère la mise en oeuvre du droit du travail.

Voilà maintenant que ces 25 inspecteurs du travail supplémentaires sont appelés à d'intenses activités de contrôle dans les entreprises !

S'agissant du processus de recrutement, la DAGEMO a indiqué que, « compte tenu de l'ensemble des recrutements d'inspecteurs à opérer, deux promotions distinctes sont prévues en 2001 : la moitié de ces postes a été ouverte au concours pour une sortie prévue en juillet 2002. L'autre moitié sera recrutée par concours le 1 er septembre 2001 ».

Il a toutefois été admis devant votre rapporteur que ces 25 postes d'inspecteur du travail supplémentaires seront redéployés vers d'autres activités que la lutte contre l'ESB, et qu'ils permettront notamment de compenser les départs à la retraite.

Pour les médecins-inspecteurs

Les médecins-inspecteurs, ou MIRTMO, ne sont pas des fonctionnaires stricto sensu mais des contractuels. Les recrutements supplémentaires décidés dans le budget 2001 vont donc encore accroître la part des contractuels au ministère de l'emploi, déjà anormalement élevée, et encore récemment dénoncée par la Cour des comptes dans le tome 2 de son rapport public particulier consacré à La fonction publique de l'Etat .

Les 5 postes supplémentaires autorisés devraient être affectés de la manière suivante :

- 2 postes en Ile-de-France, dont un destiné à coordonner l'action du ministère contre l'ESB ;

- 3 postes en province, dans les régions Pays de Loire, Haute-Normandie, et Alsace.

Toutefois, il apparaît que le ministère est confronté à un problème de recrutement, seuls 2 postes étant pour l'instant pourvus, les trois autres ne suscitant guère de candidatures...

* 17 Direction de l'administration générale et de la modernisation des services.

* 18 Journal officiel des débats parlementaires, Sénat, n° 95, séance du lundi 4 décembre 2000, pages 7158 et suivantes.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page