2. Une architecture juridique et administrative à faire évoluer
Si la
loi de 1913 a pu traverser le XX
ème
siècle et absorber
toutes les évolutions, cela tient sans doute, à la souplesse
d'une formulation, tout à fait inhabituelle dans un texte
législatif, qui définit l'immeuble à protéger comme
celui présentant un « un intérêt d'histoire ou
d'art suffisant pour en rendre désirable la
préservation ».
Cette loi est un monument historique législatif qu'il ne faudrait
toucher qu'avec beaucoup de précautions et en ayant
procédé, si l'on ose dire, à toutes les études
préalables qui s'imposent.
L'inflation patrimoniale déjà soulignée, les perspectives
d'une nouvelle répartition des rôles entre État central et
collectivités territoriales, l'intégration européenne, les
lignes directrices précédemment dégagées et
notamment la nécessité de replacer le propriétaire et le
citoyen au coeur du système de protection, sont autant de facteurs qui
rendent souhaitable un réexamen du cadre législatif et
administratif de l'action de l'État.
a) Réfléchir à la possibilité d'un reclassement du patrimoine protégé
La
proposition de loi
relative au patrimoine de M. Pierre Lequiller
,
adoptée par l'Assemblée nationale en première lecture le 3
avril 2001, avait pour objet à la suite de l'émotion
provoquée par le dépeçage de monuments historiques dans le
cadre de l'affaire dite des « châteaux japonais », de
procéder à des adaptations en principe mineures de la loi de 1913.
La commission des affaires culturelles a adopté le rapport de
M. Pierre Laffitte apportant des modifications sensibles au texte
transmis, sans que, jusqu'à présent, la proposition ait
été inscrite à l'ordre du jour du Sénat. L'attitude
assez critique du rapporteur s'expliquait largement par ce qu'il
considérait ce texte comme une
surréaction tardive à un
problème conjoncturel
, que l'Administration avait les moyens de
gérer dans le cadre juridique existant, dès lors qu'elle y
était sensibilisée.
Votre rapporteur spécial justifie le lancement d'une réflexion
sur l'architecture de la loi de 1913, non pour des raisons de conjoncture mais
de structure, sur le fondement de considérations essentiellement
économique et politique
L'approche du
rapport de l'inspection des finances
de M. François
Cailleteau mérite d'être mentionnée.
Il faut, selon lui,
concentrer les efforts de l'État sur une partie seulement des monuments
classés : ceux qui lui appartiennent et le meilleur des autres
.
Pour le reste, l'État doit se contenter d'exercer le pouvoir de
contrôle et de surveillance que lui confère la loi de 1913.
Cette approche est au départ essentiellement budgétaire : il faudrait établir une liste des monuments que l'État pourrait subventionner à un taux important de l'ordre de 50 %, soit, dans l'esprit de M. François Cailleteau, du environ un tiers des monuments classés, n'appartenant pas à l'État. Les autres monuments classés ne devraient faire l'objet que d'une aide beaucoup plus limitée qui serait au maximum de 20 %.
La situation du patrimoine historique en Autriche
La
politique de réfection et d'entretien des monuments en Autriche trouve
son point de départ véritable en 1850 avec la création de
la Commission centrale pour l'étude et la sauvegarde des monuments.
Cette politique de protection s'est poursuivie par la création, en 1911,
d'un Service d'État des monuments historiques (appelé depuis 1920
Service Fédéral des monuments historiques, BDA
(« Bundesdenkmalamt »), puis, avec l'avènement de la
République, à travers une loi d'interdiction des exportations
(1918) et la loi de protection du patrimoine historique (1923).
Le bon accomplissement de la politique de protection des monuments historiques
repose essentiellement sur deux organismes : le Ministère de la Culture
(Bundesministerium fur Bildung, Wissenschaft und Kultur, BmBWK) et le Service
Fédéral des monuments historiques (Bundesdenkmalamt, BDA). Le BDA
est organisé en un service central à Vienne, et neuf
Conservatoires de Land, situés dans la capitale de chaque Land. Le
service central est doté de départements
spécialisés (archéologie, architecture, jardins
historiques, musées, recensement des monuments, ateliers de
restauration, etc...) qui viennent en soutien des Conservatoires en tant que de
besoin.
D'après la constitution autrichienne, la protection des monuments
historiques est une compétence fédérale, alors que
l'affectation des sols, la législation de la construction (y compris la
protection du paysage urbain) et la protection de l'environnement
relèvent de la compétence des Länder. Cette protection des
monuments historiques est réglementée par la loi de protection
des monuments historiques (Denkmalschutzgesetz, DMSG) de 1923, modifiée
en 1978, 1990 et 1999. La loi entend par « monuments
historiques » : « tous les objets mobiliers ou immobiliers
de facture humaine, ayant une valeur culturelle (historique, artistique ou
autre) et dont la sauvegarde représente un intérêt
public », lequel intérêt public étant
déterminé par le BDA.
Pour les monuments historiques relevant de la propriété publique
(État fédéral, Land et communes), des églises
reconnues ou des communautés religieuses, il existe une
présomption légale d'intérêt public pour leur
sauvegarde, la charge de la preuve contraire incombant au BDA (officiellement
ou sur demande du propriétaire). La loi de 1999 modifiant le DMSG a
modifié ce régime juridique
: à compter de 2009, la
présomption légale d'intérêt public ne vaudra plus
que pour les monuments relevant de la propriété publique qui
auront été expressément dénommés dans un
règlement du BDA
.
Pour les monuments relevant des personnes privées,
l'intérêt public (en vue de leur classement comme monument
historique) pour leur sauvegarde doit être constaté par le BDA. Le
propriétaire peut faire appel de la constatation auprès du BmBWK,
les critères de définition de l'intérêt public
étant les mêmes, qu'il s'agisse d'un monument public ou
privé.
Alors qu'on connaît précisément le nombre de monuments
historiques relevant de propriétaires privés, à l'heure
actuelle le nombre de monuments historiques du « domaine
public » ne peut être qu'estimé (du fait de la
présomption légale de classement). Au total, on compte
aujourd'hui près de 30.000 monuments historiques en Autriche, et on
estime à autant le nombre de ceux qui pourront à l'avenir, dans
le cadre de la loi de 1999, bénéficier de la reconnaissance
« monument historique ».
Le monument bénéficiant de la protection du BDA ne peut
être détruit, modifié ou même vendu sans l'accord
écrit du BDA. Lorsque l'exercice d'un culte religieux introduit dans un
monument religieux des modifications notables, celles-ci doivent
également être autorisées par le service des monuments
historiques.
Bien que le dispositif autrichien de protection des monuments historiques ne
connaisse pas d'obligation de sauvegarde, l'omission de mesures de sauvegarde
nécessaires en vue d'une destruction intentionnelle est punissable.
Avant la destruction d'un monument historique, on doit recueillir l'avis des
experts du Comité consultatif des monuments historiques, lesquels sont
nommés pour 6 ans par le BmBWK.
La protection de l'environnement d'un monument historique est pratiquement
impossible sur la base de la loi DMSG, la constitution prévoyant que les
abords d'un monument relèvent de la compétence des Länder.
La gestion des monuments historiques diffère selon la qualité du
propriétaire pour les propriétés
« publiques », il y a une différence de gestion
entre les monuments relevant du niveau fédéral et ceux relevant
des autres propriétaires publics (Lander et communes). Dans le cas des
monuments relevant du niveau fédéral, il n'y a aucune subvention
prévue, ni de ligne budgétaire pour leur entretien. D'ailleurs
l'État fédéral ne pourrait pas assumer seul le coût
de l'entretien de ses monuments historiques
. Les dépenses prises en
charge par le niveau fédéral ne sont donc que celles qui
excèdent le coût d'un entretien normal.
Pour les autres propriétaires publics, la gestion des
propriétés est la même que pour les propriétaires
privés. Une exception : le château de Schönbrunn, pour lequel
la gestion prend une forme privée, tout en restant
propriété de l'État fédéral.
II n'existe pas à la charge des collectivités publiques
d'obligation légale de financement de la restauration,
l'entretien
ou la recherche de monuments historiques protégés Cependant des
subventions sont prévues qui s'élèvent à l'heure
actuelle à 10% des coûts de réfection
considérés comme pertinents, c'est-à-dire ceux qui sont
nécessaires pour la sauvegarde substantielle du monument, en fonction de
la durée et de la valeur de celui-ci. Ce taux de subvention
s'élevait autrefois à 20%, à hauteur du montant de la TVA.
Cependant, il existe des allégements fiscaux en cas de dépenses
liées à l'entretien de monuments historiques. II existe
également des possibilités d'amortissement (pour des
durées de 10 à 15 ans), mais uniquement en cas, soit
d'utilisation d'un monument historique comme activité d'entreprise, soit
de sa location. Les donations au BDA sont également
exonérées d'impôt à hauteur de 10% des revenus de
l'année précédente.
Une forme particulière de soutien aux monuments historiques est
l'opération dite de restauration des façades
(Fassadenrestarierungsaktion), lançée par le BmBWK : c'est une
action commune de l'État fédéral, du Land et de la
commune. Afin de remettre en l'état d'origine, la réfection des
façades peut être effectuée sous la surveillance du BmBWK :
cette mesure peut concerner de 30 à 60% des opérations de
restauration d'un même ensemble.
Le budget global utilisé pour la protection des monuments historiques
en Autriche se monte à près de 147 millions d'ATS (10,7 millions
€).
C'est un budget en nette baisse par rapport aux années
passées. Cette baisse explique le développement d'aides
extrabudgétaires en particulier par le biais d'exonérations de
taxes diverses.
A ces montants il faut ajouter environ 30 Mio ATS (2,2 Mio €) annuels de
donations déductibles (soit un montant approximatif de 180 Mio ATS pour
l'année 2000).
Mais cette approche budgétaire débouche sur une nouvelle pratique
du classement voire du déclassement.
Le rapport de l'inspection des
finances préconise de limiter à une cinquantaine le nombre de
nouveaux monuments classés par an.
On remarquera que le rythme a
beaucoup baissé, puisque si le nombre de monuments classés a pu
s'approcher des 200 par an, au début des années 1990, on est
redescendu depuis lors à un niveau inférieur à la
centaine. Allant plus loin, il préconise que l'on facilite le
déclassement d'un certain nombre de monuments jugés non
essentiels et ce, en prévoyant un simple arrêté au lieu du
décret prévu actuellement.
La question peut être formulée, selon votre rapporteur
spécial, d'une façon très générale :
tandis que l'on classe et surtout l'on inscrit - du fait en particulier de la
procédure déconcentrée au niveau régional- de plus
en plus de monuments, tout devenant patrimoine, les crédits, eux,
restent constants.
En d'autres termes, il y a de plus en plus d'ayants droit
à se partager un « gâteau » qui n'augmente
pas
.
Il y a même une forme de détournement du système,
puisque le classement et l'inscription ont été, dans un nombre
non négligeable de cas, décidés pour des motifs financiers
-
ou politiques après la guerre de 1914 voire pour de simples
raisons de commodité personnelle,-
et non sur la base de
considérations historiques ou artistiques
.
Ce sont de plus en plus les particuliers qui prennent l'initiative de demander
le classement d'un immeuble pour bénéficier des avantages fiscaux
qui lui sont attachés ou pour protéger leur environnement
immédiat. Dans le cas des bâtiments publics, c'est bien souvent le
CRMH qui propose le classement, parce qu'il sait que la collectivité
territoriale qui en a la charge, ne peut pas la supporter et qu'il lui faut
avoir la possibilité de subventionner la restauration.
Bref, la ligne de partage entre classement et inscription tient pour une part
à la prise en compte de la capacité contributive des
propriétaires et pas simplement à l'intérêt
intrinsèque de l'immeuble.
De ce point de vue, un réexamen du parc d'immeubles est souhaitable
et pourrait justifier que l'aide de l'État soit réservée
aux seuls monuments historiques constituant de véritables trésors
du patrimoine national
.
Pour les autres, sans méconnaître leur intérêt pour
l'ensemble de la collectivité nationale, on pourrait s'en remettre
à l'initiative des collectivités territoriales dans la mesure
où leur protection apparaît, sauf exception, relever plus de
l'exercice d'un choix en matière de cadre de vie que du souci de
préserver un élément essentiel du patrimoine national.
Il est en effet évident que, sauf pour ceux de la fin du XIXeme et du
XXe
11(
*
)
siècle,
les
édifices importants ont presque tous été
déjà
classés
. Certains historiens d'art, comme
M. Jean-Michel Leniaud, reconnaissent qu'il ne reste guère à
protéger de monuments historiques d'un niveau véritablement
national.
Si l'initiative de la protection nouvelle devait revenir de façon
quasi-exclusive aux collectivités territoriales - même si la
décision finale restait une compétence d'État- il
conviendrait, dès lors qu'un avantage fiscal d'État est
attaché au statut d'immeuble protégé, d'amener les
collectivités à s'engager financièrement.
A moyen terme, il convient de réfléchir à une
remise
à plat de la distinction entre monuments classés et monuments
inscrits
pour des raisons financières certes, mais aussi dans la
mesure où la ligne de partage actuelle tient parfois plus à des
accidents de l'histoire ou à des raisons fiscales qu'à
l'intérêt des bâtiments du point de vue de l'histoire ou de
l'art.
Cette révision du parc de monuments devrait aussi s'inscrire dans la
perspective du changement des conditions d'exercice du métier
d'architecte en chef des monuments historiques du fait des règles de la
concurrence européenne.
Le principe consisterait, sans doute, à distinguer, parmi les monuments
historiques, ceux ayant la qualité de moments essentiels au regard du
génie national.
D'un côté, on aurait des
monuments historiques
,
labellisés
« Monuments de France »,
par
référence à la loi sur les musées de France, qui
relèveraient naturellement de la compétence de l'État,
tant en ce qui concerne la protection que la restauration. Ces monuments,
véritables « trésors nationaux », dont le
nombre reste à déterminer, seraient sous la maîtrise
permanente de l'État.
Le critère, qui caractérisait le « monument de
France » des autres, serait son importance du point de vue de
l'Histoire et de l'art mais aussi le volume et la permanence des travaux. Et
c'est ce qui justifierait la désignation d'un
architecte public
à demeure
, qui serait
garant de l'intégrité du
bâtiment et de la mémoire du lieu.
Pour ce type de monuments exceptionnels, il serait parfaitement possible de
défendre le maintien du
statu quo
, alors que le monopole
géographique est, en ce qui concerne le monopole de maîtrise
d'oeuvre des ACMH- mais non leurs fonctions d'architecte conseil qui
ressortissent à l'évidence de compétences purement
régaliennes-, relativement critiquable au regard de la concurrence
européenne.
Ainsi, formellement serait-on amené à faire la part au sein d'un
parc de monuments protégés qui pourraient par ailleurs être
soumis à un régime juridique très proche voire identique-
entre ceux relevant d'une
maîtrise d'oeuvre nominative
et ceux
sujets à une
maîtrise d'oeuvre concurrentielle
,
étant entendu que même dans ce cas les architectes
habilités à intervenir devraient figurer sur une liste d'aptitude.
Les autres monuments protégés auraient le label «
patrimoine
national
», qu'il s'agisse de monuments
classés ou ISMH - ainsi que des flux de monuments nouvellement
protégés pour lesquels l'État ne demande pas le label
« monument de France ».
On a préféré, pour qualifier les monuments historiques
n'ayant pas la qualité de « monument de France »,
conserver le terme de « national », considérant que,
s'il y a bien une hiérarchie d'intérêt du point de vue de
l'Histoire ou de l'art, il n'en reste pas moins que la nation est une et
indivisible et que
les collectivités locales ne font que participer
à l'exercice d'une prérogative par nature nationale
.
Il y aurait donc
un tri à opérer dans le parc des
immeubles
- et des meubles-
protégés
, qui ne pourrait
être réalisé que progressivement par une commission de
spécialistes scientifiques.
Plutôt que de déclasser la plupart des monuments historiques
classés, il serait plus facile de présenter la mesure comme une
simplification
, l'assimilation ou presque
du régime juridique
des monuments classés et inscrits
, assortie de la création
d'une nouvelle catégorie pour certains monuments vraiment exceptionnels.
Dans un régime caractérisé par le libre choix de
l'architecte sur une liste d'aptitude ayant vocation à être assez
large, on peut se poser la question de savoir s'il faut toujours maintenir une
distinction entre monuments classés et inscrits du point sur le plan
juridique.
Certes, certains propriétaires de monuments ISMH pourraient refuser les
contraintes d'un régime de classement en matière d'autorisation
ou de recours à un maître d'oeuvre agréé. Mais, il
leur serait toujours loisible de demander l'agrément au titre de
l'article 156 du code général des impôts et conserver ainsi
le bénéfice de la déductibilité.
Sur la base d'un régime très largement commun à l'ensemble
du patrimoine protégé, la catégorie des
« monuments de France » serait caractérisée
par des règles spécifiques, tant sur le plan juridique -du fait
de l'initiative de la création qui reviendrait à l'État-,
qu'administratif -du fait de l'intervention des ACMH et des inspecteurs des
monuments historiques dans le cadre de la maîtrise d'oeuvre automatique
de l'État- et financier -par l'injection, a priori plus importante, de
crédits d'État-.
Pour les monuments historiques labellisés, « patrimoine
national », il y aurait, outre un régime transitoire
aboutissant à maintenir un certain contrôle de l'État pour
les anciens MH classés voire pour les anciens ISMH, une certaine
déconnexion entre régime juridique et aide financière.
Le régime transitoire est indispensable pour protéger les
monuments anciennement classés tout comme d'ailleurs certains
édifices ISMH, qui ne sont pas classés pour des raisons
contingentes et notamment le refus du propriétaire
12(
*
)
.
Si le régime juridique est largement unifié, il n'en est pas
de même de l'aide financière qui devra être
déterminée au cas par cas sur la base de critères
diversifiés
.
On retrouve ici
l'esprit initial l'article 11 du décret du 18 mars
1924,
qui stipule que « lorsque l'État prend à sa
charge une partie des travaux, l'importance de son concours est fixée en
tenant compte de l'intérêt de l'édifice, de son état
actuel, de la nature des travaux projetés et enfin des sacrifices
consentis par le propriétaire ou tous autres intéressés
à la conservation du monument. »