PREMIÈRE PARTIE
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UN CONSTAT TRÈS PRÉOCCUPANT

I. L'EXPLOSION DES DROGUES

Depuis une dizaine d'années, on constate une augmentation très importante de la consommation des drogues illicites, il est vrai inégale selon les produits, qui sont de plus en plus diversifiés, ainsi qu'une production et un trafic multiforme en forte progression.

Ce constat est d'autant plus préoccupant que la dangerosité de ces produits est désormais avérée.

A. UNE CONSOMMATION DE DROGUES EN CONSTANTE AUGMENTATION DEPUIS DIX ANS

1. Une consommation en pleine expansion

Ainsi que l'ont souligné une très grande partie des intervenants, la tendance manifeste depuis quelques années est à la fois à la croissance et à la diversification de la consommation de drogues illicites, à des niveaux toutefois très distincts concernant chaque produit.

a) Le cannabis : une consommation de masse croissante, notamment chez les jeunes

L'ensemble des études européennes montre un accroissement important de la consommation de cannabis dans le courant des années 60, qui s'est accentuée dans le courant des années 70, avec une stabilisation dans les années 80. Au cours des années 90, une reprise très nette de la consommation, surtout chez les jeunes, est constatée dans tous les pays développés, à des niveaux supérieurs à ceux observés dans la décennie 70.

Comme l'a souligné devant la commission le nouveau président de la MILDT, M. Dider Jayle, « il est clair, (même si) ce ne l'était pas tellement pour beaucoup de gens et toujours pas, qu'il y a eu une explosion de consommation de cannabis aux Etats-Unis, en Europe et en France. (...). Il y a (là) un problème ».

Le ministre de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy, s'est dit également très préoccupé par cette évolution générale, déclarant à la commission : « Je crois que toute personne qui regarde la situation telle qu'elle est, avec le regard le plus objectif et le plus responsable, ne peut qu'être inquiète. Disons le clairement, la situation n'a fait que se dégrader ces dernières années. Quand je parle de dégradation, c'est de forte dégradation dont il s'agit, à tel point que la France détient un record dont elle se serait bien passée : la France est le premier pays d'Europe où les jeunes consomment du cannabis ».

Cette évolution peut tout particulièrement s'observer en France, où la prévalence de consommation du cannabis était particulièrement faible au début des années 60 alors que cette substance est aujourd'hui la drogue illicite de loin la plus utilisée. L'usager type de cannabis est jeune (21 ans environ en moyenne), sans profession de ce fait (à plus de 60 %) et essentiellement masculin (à plus de 90 %).

Ainsi, parmi les 18-75 ans, un individu sur cinq (21,6 %) l'a déjà expérimenté, 6,5 % en ont un usage occasionnel (au moins une fois dans l'année), 3,6 % un usage répété (au moins dix fois dans l'année) et 1,4 % un usage régulier (dix fois par mois et plus). Cela représente respectivement 9,5 millions d'expérimentateurs, 3,3 millions d'usagers occasionnels, 1,7 millions d'usagers répétés et environ 280 000 usagers réguliers.

L'augmentation du nombre des expérimentateurs de cannabis, signe de sa banalisation, est particulièrement importante au cours des années 90. Elle est ainsi passée, en population générale adulte âgée de 18 à 44 ans, de moins de 20 % au début de cette décennie à plus de 30 % au début de la décennie suivante. M. Jean-Michel Costes, directeur de l'OFDT, a ainsi confirmé à la commission que « quand on retrace l'évolution de la consommation de cannabis, on constate une progression constante, depuis 1993, première enquête de référence dont on dispose, jusqu'à 2002 ».

Une telle augmentation des quantités consommées est confirmée indirectement par les statistiques officielles qui relèvent un substantiel accroissement au cours des années 90 des quantités de cannabis saisies et du nombre des interpellations pour usage et usage-revente. Celles-ci sont en effet passées de 4 954 interpellations en 1980 à 20 094 en 1990 et à 78 804 en 1999. Par ailleurs, en 2002, la majorité des interpellations pour usage (90,39 %) concernait le cannabis.

La population adolescente est encore plus marquée par ce phénomène. En 1999, 59 % des garçons et 43 % des filles de 18 ans déclarent avoir déjà pris du cannabis contre respectivement 34 % et 17 % en 1993, soit une augmentation d'environ 25 points en 6 ans pour chaque sexe.

La consommation de cannabis est donc devenue, en termes statistiques, un comportement majoritaire chez les jeunes arrivant à l'âge adulte. Si l'usage est essentiellement expérimental ou occasionnel, une proportion non négligeable de jeunes s'adonne à des consommations répétées : près de 16 % des garçons de 19 ans reconnaissent en 2000 avoir un usage intensif du cannabis (plus de vingt fois par mois) et plus d'un sur trois a une consommation régulière (de 10 à 19 fois par mois).

Force est de reconnaître que le cannabis est aujourd'hui une substance familière pour les jeunes Français, soit qu'ils en consomment ou en aient consommé personnellement, soit qu'ils fréquentent des amis relevant de ce profil (selon l'enquête Espad de 1999, un jeune sur trois estime que la plupart de ses amis consomme du cannabis). La France arrive même en tête en 1999 (ex-aequo avec la Grande-Bretagne et la République tchèque) du classement des pays de l'Europe élargie en termes de prévalences de consommation chez les jeunes de 15 à 16 ans, alors qu'elle n'était qu'en septième position en 1995, selon la même enquête Espad.

A cet égard, Mme Marie Choquet, chercheur à l'INSERM, a indiqué que si les enquêtes montrent que « le cannabis a augmenté partout, dans tous les pays européens (...), la France a été championne en la matière, dans la mesure où nous sommes passés d'une place moyenne en 1993, 1995, à une première aujourd'hui ».

M. Didier Jayle a insisté sur le fait que cette tendance particulièrement forte de la jeunesse française à consommer du cannabis perdurait. Il s'est référé à une étude européenne très récente indiquant « que la France est numéro un dans la consommation de cannabis chez les jeunes de 16 à 24 ans, avant la Hollande » : on y apprend en effet que le nombre de jeunes français de cette classe d'âge ayant consommé du cannabis dans le mois précédent l'enquête est de 19,8 % en France, contre 14,4 % aux Pays-Bas et 2,4 % en Suède, le taux européen moyen étant de 11,3 %.

Il a été rejoint dans son analyse par M. Michel Bouchet, chef de la MILAD, qui a lui aussi constaté devant la commission que « l'usage (du cannabis) s'est très nettement étendu dans notre pays et a doublé au cours des dix dernières années, particulièrement chez les jeunes », ajoutant que « l'initiation a progressivement touché les adolescentes de façon de plus en plus précoce ».

Le docteur Francis Curtet a illustré cette banalisation rampante du cannabis devant la commission en expliquant qu'« on en est arrivé maintenant à un stade auquel, pour la majorité des jeunes, le cannabis est considéré comme leur apéritif, en comparaison à l'alcool, qui serait l'apéritif des parents ».

Plus encore que la croissance de l'expérimentation, c'est l'augmentation de la consommation régulière de cannabis chez les jeunes qui est en effet préoccupante. Comme l'a expliqué à la commission Mme Marie Choquet, « avec l'augmentation de l'expérimentation du cannabis, nous avons vu l'augmentation de la consommation régulière de cannabis. C'est une loi assez constante ». Mme Choquet a ajouté que « si certains croient que l'on peut augmenter l'expérience sans augmenter la consommation régulière », elle ne voyait pas « par quel moyen », écartant ainsi l'argument souvent présenté selon lequel la croissance de l'expérimentation n'irait pas forcément de pair avec celle de l'usage répété.

b) Les drogues dites dures : un usage très circonscrit mais en augmentation préoccupante
(1) L'héroïne et les opiacés

L'expérimentation, et plus encore l'usage problématique de l'héroïne et d'autres opiacés restent rares en France. Des observations de terrain relèvent une certaine désaffection pour ces produits au cours des années 90, ce qui s'explique en grande partie par le développement de produits de substitution à l'héroïne (méthadone, Subutex), par les dangers accrus de contamination au VIH et aux diverses hépatites que fait courir aux héroïnomanes l'injection par voie intraveineuse ainsi que par le développement et la baisse du prix de la cocaïne et des drogues de synthèse.

Ainsi, seuls 0,4 % des femmes et 1,7 % des hommes de 18 à 44 ans ont expérimenté l'héroïne en 2000, ce taux se rapprochant de 0 au-delà de cet âge.

Quant à la consommation problématique, elle est encore plus limitée, malgré une visibilité sociale plus marquée : on estime que la population d'usagers d'opiacés « à problèmes » se situe entre 150.000 et 180.000 personnes. Une proportion importante d'entre eux utilise par intraveineuse des médicaments opiacés, essentiellement la buprémorphine (Subutex).

Si la prévalence de la consommation d'héroïne est donc faible en valeur absolue, elle semble toutefois connaître une croissance notable. Le chef de la Mission de lutte anti-drogue (MILAD), M. Michel Bouchet, a remarqué devant la commission que « l'expérimentation de cette drogue chez les jeunes adultes et les adolescents est en augmentation. L'héroïne est maintenant présente dans les évènements festifs, notamment les rave parties, où elle est utilisée pour amoindrir les effets des produits stimulants. Selon une enquête récente, près de 4 % des garçons de 16 ans et 1,6 % des filles du même âge ont déjà consommé de l'héroïne au moins une fois dans leur vie, soit trois fois plus qu'il y a dix ans ».

Cette tendance préoccupante a été confirmée par M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, qui a indiqué à la commission que « le risque de regain de consommation (...) est présent aujourd'hui, tant du fait d'un accroissement de l'offre (très importante activité des filières turques, albanaises et afghanes) qu'en raison de nouveaux modes de consommation « des jeunes qui, dans les rave parties, se mettent à consommer de l'héroïne pour atténuer les effets stimulants des drogues de synthèse, pour « atterrir » après la consommation de ces drogues, et qui, en ce sens créent un nouvel appel d'air en termes de demande et de consommation ».

Ainsi, l'héroïnomane n'est pas nécessairement le « junky » en mauvaise santé, sale, sans argent, sans métier et sans domicile fixe auquel renvoie l'imaginaire collectif. Beaucoup de consommateurs d'héroïne ne possèdent en effet aucun signe extérieur indiquant leurs pratiques addictives. Ils sont assez âgés (âge moyen de 28 ans environ), essentiellement masculins (à 85 % environ) et aux deux-tiers sans activité professionnelle, ce pourcentage étant toutefois en baisse constante depuis le milieu des années 90.

(2) La cocaïne et le crack

S'ils sont supérieurs à l'héroïne et aux opiacés, l'expérimentation et plus encore l'usage actuel de la cocaïne et du crack demeurent réduits. Ainsi, en 2000, l'usage d'héroïne au cours de la vie est limité à 1,2 % des femmes et 3,7 % des hommes de 18 à 44 ans. Au-delà de cet âge, l'expérimentation est quasi nulle. Chez les jeunes scolarisés, 2 % des filles et 2,1 % des garçons de 14 à 18 ans déclarent avoir pris de la cocaïne au cours de leur vie.

Toutefois, la tendance récente semble être à l'augmentation de l'usage de cocaïne, en raison notamment de la baisse de son prix de vente. Les enquêtes de terrain montrent ainsi une diffusion en expansion de la cocaïne, notamment dans le cadre d'événements festifs . M. Michel Bouchet a indiqué à la commission que « la consommation de ce produit dépasse maintenant le cercle habituel des privilégiés et des milieux à la mode pour toucher une population jeune de toutes origines sociales, plus vulnérable aux phénomènes de mode et à l'exemplarité de certaines « élites ». (...) dans certaines secteurs, sous sa forme classique ou sous forme de crack, ce produit fait jeu égal, voire dépasse l'héroïne ».

Cette tendance est confirmée par M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, qui voit dans la consommation de cocaïne « une véritable menace immédiate et, sans doute, pour quelques années à venir » en raison « d'un intérêt particulier (pour le trafic de cocaïne) de puissantes organisations criminelles qui appartiennent au grand banditisme français ».

La population concernée par la consommation de cocaïne est relativement âgée (une trentaine d'année en moyenne), essentiellement masculine (à plus de 80 %) et possédant une activité professionnelle (à plus de 80 % également).

Quant à l'expérimentation et l'usage du seul crack, ils restent encore trop circonscrits (essentiellement à des populations particulièrement stigmatisées de certains quartiers de Paris, des Antilles 15 ( * ) et de la Guyane) pour faire l'objet d'enquêtes précises. On sait cependant que les consommateurs de crack, comme ceux de cocaïne, sont relativement âgés (l'âge moyen étant d'environ 31 ans) et essentiellement masculins (à plus de 80 %). En revanche, ils sont généralement chômeurs (aux trois-quarts).

c) L'ecstasy, les amphétamines et les drogues de synthèse : successeurs potentiels du cannabis au « hit parade » de la consommation ?

Apparue en France au début des années 90, la consommation de drogues chimiques n'a cessé depuis de progresser au point de devenir aujourd'hui un enjeu prioritaire. M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, a ainsi déploré que « l'arrivée de quantités toujours plus importantes de drogues de synthèse dans notre pays risque à court terme d'entraîner (...) une nouvelle épidémie de consommation, mettant ainsi gravement en danger la santé des plus jeunes ». Le ministre s'est référé aux chiffres relatifs à la consommation de ces produits, « proprement consternants », indiquant qu'« entre 2000 et 2002, le nombre de jeunes ayant expérimenté de l'ecstasy a tout simplement doublé ».

Si elle reste relativement faible en valeur absolue en population générale adulte, cette tendance à l'augmentation est toutefois nette : chez les 18-44 ans, entre le milieu et la fin de la dernière décennie, l'expérimentation d'ecstasy et/ou d'amphétamines est passée de 0,7 % à 1,6 % chez les femmes et de 1,8 % à 3,5 % chez les hommes.

Comme pour le cannabis, l'accroissement de la consommation est particulièrement marqué chez les jeunes : une enquête menée dans les lycées parisiens montre que la proportion d'élèves ayant déjà essayé l'ecstasy est passée de 0,1 % en 1991 à 3 % en 1998. La tendance se poursuit puisqu'en 2000, 3,7 % et 6,7 % des garçons de 19 ans ont expérimenté respectivement l'ecstasy et les amphétamines.

La très grande majorité des consommateurs a entre 18 et 25 ans (l'âge moyen étant de 23 ans). Les jeunes ayant déjà pris un produit stupéfiant de synthèse sont nettement plus souvent consommateurs répétés d'alcool, de tabac et de cannabis que les autres.

Le lien entre l'usage de ces produits et les fêtes techno est très net, notamment chez les jeunes : la proportion de consommateurs s'étant déjà rendus à une fête de ce type est significativement plus élevée que parmi les jeunes n'en ayant jamais fréquenté (respectivement 9,5 % et 4,3 % des jeunes de la première catégorie ont déjà pris de l'ecstasy et des amphétamines, contre moins de 1 % pour ceux de la seconde catégorie).

d) Les produits dopants : un usage important bien que méconnu

Les produits dopants recouvrent tous les méthodes et produits, licites ou illicites (médicaments psychotropes, médicaments courants, stimulants, stupéfiants ...) utilisés par une personne pour augmenter ses performances physiques ou intellectuelles.

Au sens strict du terme, sur un plan purement sportif, le dopage se définit comme l'usage aux fins d'améliorer ses performances sportives de certaines substances (stimulants, narcotiques, anabolisants ...) et de certains procédés (dopage sanguin, manipulations pharmacologiques, chimiques et physiques) interdits, d'autres substances (alcool, cannabinoïdes, bêta-bloquants ...) étant soumis à restriction 16 ( * ) .

Bien que les drogues illicites ne constituent qu'une infime partie des produits dopants inscrits sur la liste des substances considérées comme « dopants », l'usage de cannabis aux fins de dopage tend à prendre des proportions importantes (25 % des substances détectées par le Laboratoire national de dépistage du dopage en 2001, chiffre ramené à 21 % pour l'année 2002).

Si le comportement du sportif qui se dope de manière usuelle présente des similarités avec celui d'une personne qui se drogue (phénomènes de dépendance et de sevrage, existence d'un trafic des produits illicites comparables), il existe d'importantes différences : d'une part, le sportif consommant des produits stupéfiants le fait le plus souvent de façon ludique et non pour influer sur ses performances, même si celles-ci peuvent s'en trouver améliorées (ainsi, le cannabis peut avoir un effet désinhibiteur appréciable pour des gardiens de but, des joueurs de tennis ou de tir à l'arc) ; d'autre part, les motivations sont opposées, la toxicomanie étant plutôt une fuite (même si cela devient moins vrai avec le développement des consommations « récréatives ») tandis que le dopage procède d'une volonté de s'affirmer et de prouver sa supériorité.

Environ 6 % de la population générale adulte âgée de 15 à 75 ans a pris une substance destinée à améliorer ses performances physiques ou intellectuelles au cours des douze derniers mois. Parmi les sportifs adultes, les enquêtes divergent, la consommation de produits dopants variant de 3 % à 10 %, ce taux passant à plus de 17 % chez les athlètes de haut niveau. Chez ces derniers, le taux de contrôle positif en 2002 a été de 7 %, en augmentation par rapport aux années précédentes.

Les sports les plus touchés par le dopage sont traditionnellement le cyclisme et l'haltérophilie. M. Michel Boyon, président du Conseil de prévention et de lutte contre le dopage, a parlé à cet égard devant la commission de « véritable culture du dopage, encore aujourd'hui, (...) dans le monde du cyclisme », tout en reconnaissant qu'« aucun sport n'est épargné », des contrôles positifs ayant lieu tous les ans dans des disciplines paraissant a priori peu concernées par le dopage (tir à l'arc, pétanque, badminton). M. Boyon s'est également dit tout particulièrement préoccupé par le rugby, « à la fois du fait du phénomène de mondialisation, qui fait que les joueurs jouent de plus en plus dans d'autres pays que ceux dont ils ont la nationalité, et du fait de la professionnalisation, qui est une tentation très forte ».

Les jeunes semblent particulièrement exposés aux pratiques de dopage : ainsi, 11 % des élèves reconnaissent en 1999 avoir pris au cours de leur vie un produit destiné à améliorer leurs performances physiques ou intellectuelles.

e) Les médicaments psychotropes détournés de leur usage médical : un mal français

S'ils ne relèvent pas des drogues illicites lorsqu'ils sont utilisés dans le cadre d'une prescription médicale, ce qui est généralement le cas, ils peuvent en revanche y être assimilés lorsqu'ils sont utilisés en dehors de toute prescription. Or, cette pratique tend à croître considérablement, notamment chez les populations jeunes et féminines. Selon l'enquête Espad de 1999, l'expérimentation de médicaments psychotropes hors prescription chez les jeunes scolarisés est passée entre 1993 et 1999 de 7,7 % à 17,4 % chez les filles et de 2,6 % à 11 % chez les garçons.

L'usage de médicaments psychotropes est à la fois typiquement féminin et spécifique à la France, celle-ci se trouvant loin devant ses voisins européens en ce qui concerne la vente et la consommation. Au sein de la population scolaire et parmi les trente pays interrogés dans l'enquête ESPAD, l'usage au cours de la vie de tranquillisants ou de somnifères des élèves français de 16 ans place la France parmi les pays de tête, qu'il y ait prescription ou pas, pour les garçons comme pour les filles.

Mme Marie Choquet, chercheur à l'INSERM, a insisté sur l'importance de ces consommations, indiquant à la commission que « parmi les autres drogues (que le cannabis), les plus consommées sont les médicaments contre la nervosité et l'insomnie sans ordonnance médicale », point sur lequel « la France est « meilleure » que l'Europe ».

De nombreux médicaments psychotropes, notamment ceux appartenant à la famille des benzodiazépines, sont susceptibles d'être détournés de leur usage à des fins addictives. Ainsi, le Rohypnol (un hypnotique) est un médicament consommé hors cadre médical par des usagers de drogues en grande difficulté sociale et très marginalisés (squatters, prostitués, SDF ...). Recherché pour ses effets désinhibiteurs et d'invincibilité d'une part, comme produit associé à la consommation des opiacés (héroïne et buprénorphine) et/ou de l'alcool d'autre part, il peut être ingéré par voie orale ou bien injecté.

A la frontière du médicament et du produit stupéfiant, se pose par ailleurs le problème des produits de substitution, et notamment du Subutex. Destiné à soigner les personnes dépendantes aux opiacés et en principe fourni sur prescription médicale, il fait l'objet d'un important trafic chez des toxicomanes capables, après l'avoir pilé, d'en récupérer uniquement la fraction agoniste, c'est-à-dire celle qui donne les mêmes effets que l'héroïne.

2. Des modes de consommation et des comportements addictifs en mutation

a) L'évolution des produits
(1) Le développement de drogues « festives » et « séquentielles »

Le concept de drogues festives renvoie à la fois à certains produits, certains lieux et certains comportements hédonistes.

S'agissant des produits, il s'agit essentiellement des pilules d'ecstasy dont la présentation attrayante prévient les craintes des consommateurs potentiels. Ces pilules ont en effet l'aspect de comprimés le plus souvent ronds, parfois en forme de coeur ou d'étoile ; elles sont de multiples couleurs, souvent gravées avec certains logos 17 ( * ) (papillon, dollar, pomme, soleil ...) et emballées en sachets leur donnant l'aspect de friandises ; elles sont solubles dans l'eau ou dans l'alcool dans lesquels leurs consommateurs les dissolvent généralement ; elles sont bon marché (un comprimé d'ecstasy acheté à l'unité vaut environ 15 euros en France).

Leurs effets immédiats sont a priori inoffensifs : euphorie, accroissement de l'énergie émotionnelle et physique, diminution du besoin de manger, boire et dormir, désinhibition favorisant la communication avec autrui, augmentation de la confiance en soi...

Si les pilules d'ecstasy évoquent la fête, les lieux où elles sont consommées également. Outre de nombreux bars et boîtes de nuit où elles circulent abondamment (la délégation sénatoriale a ainsi recueilli, lors de son déplacement à Valenciennes, le témoignage de nombreuses personnes soulignant l'importance du phénomène dans les méga dancings situés à la frontière belge), les pilules d'ecstasy sont associées le plus souvent aux « rave parties » où une population jeune danse frénétiquement jusqu'au petit matin sur une musique « techno ».

Originaire des Etats-Unis, le mouvement « techno-rave » s'est introduit en Europe via l'Angleterre au milieu des années 80. Il consiste, pour des milliers de jeunes, à se réunir autour de musiques techno émises à un très fort volume pendant plusieurs jours et plusieurs nuits dans des lieux insolites (usines désaffectées, entrepôts, grottes...) tenus secrets jusqu'au dernier instant, une heure et un lieu de rendez-vous où sera expliquée la façon de se rendre à la rave party étant communiqué par « flyer » (prospectus), « infoline » (répondeur téléphonique), « fanzine » (magazine alternatif) ou radio indépendante.

Dès les années trente, le lien entre l'usage récréatif de substances psychoactives, la musique et la vie nocturne était établi, les musiciens de jazz consommant largement de la marijuana et de la cocaïne. Dans les années 60, en lien avec le phénomène rock and roll, puis dans les années 70, avec la vague pop, sont venus s'y ajouter amphétamines, hallucinogènes et médicaments psychotropes. C'est au cours des années 80 que l'ecstasy est apparue puis s'est propagée très rapidement en Europe dans le monde de la danse « rave », « acid house » ou « techno », chaque pays ayant ses spécificités (« trans » à Bruxelles, « happy techno » à Londres, « acid » à Rome, « techno progressive » à Paris et Amsterdam ...).

Force est de constater que les consommateurs de drogues synthétiques à des fins festives ne se trouvent pas majoritairement parmi les personnes marginalisées ou socialement défavorisées, mais parmi des jeunes de milieux aisés, poursuivant des études supérieures ou déjà engagés dans la vie professionnelle. Tenant là une clientèle ayant des moyens financiers conséquents, les industries de la musique, des boissons alcoolisées et de la mode se sont emparées du marché en développant des marques et des produits (boissons énergisantes, chaussures de sport, vêtements, gel capillaire...) spécialement adaptés aux « ravers ».

Inhérente à la culture « rave » et « techno », l'ecstasy participe d'une aspiration contemporaine à la recherche du plaisir pur, de la libération d'énergie et de la communion au sein de fêtes modernes où s'effaceraient les rapports sociaux conventionnels. Rassurante par son aspect ludique, la pilule d'ecstasy y est facilement considérée comme un inoffensif stimulant (« safe drug ») indispensable pour atteindre l'état de transe recherché.

Mais l'ecstasy n'est pas le seul type de drogue à pouvoir faire l'objet d'un usage « récréatif » : si l'on met de côté l'alcool, qui reste la substance psychoactive la plus fréquemment et la plus largement utilisée de façon « festive », le cannabis, mais aussi la cocaïne, voire l'héroïne, sont de plus en plus consommés par des populations jeunes pour le plaisir qu'ils procurent plus que pour la faculté qu'ils offrent de s'extraire artificiellement d'une réalité vécue comme insupportable. Sont également consommés pour le plaisir des drogues et plantes hallucinogènes ainsi que des poppers, souvent en conjonction avec des sédatifs, des tranquillisants et des drogues hypnotiques.

Parallèlement, du fait de sa progressive démocratisation, l'ecstasy tend à quitter les lieux de consommation collective « branchés » tels que rave parties, boîtes de nuit ou bars « tendance » pour être utilisée dans des soirées privées entre amis, voire par des personnes seules, passant d'un mode de consommation hédoniste à un mode de consommation centré davantage sur la recherche de la seule « défonce ».

Le concept de « drogue séquentielle » renvoie quant à lui à de nouvelles substances chimiques, à mi-chemin entre le médicament, le dopant et le stupéfiant, ayant pour particularités d'entraîner des effets psychoactifs différents dans le temps, leurs modes d'actions étant en quelques sorte fractionnés selon le moment de la journée ou de la nuit auquel ils interviennent.

L'ingestion d'un produit de ce type permet ainsi, par exemple, d'accroître son efficacité professionnelle durant la matinée, d'augmenter ses performances sportives pendant l'après-midi, de stimuler sa sensibilité le soir et de provoquer un état de relaxation ou d'extase pour la nuit.

Si ces effets peuvent être obtenus en consommant un seul produit, ils peuvent l'être également en consommant successivement plusieurs produits différents : le docteur Léon Hovnanian a évoqué devant la commission le cas de personnes « utilisant la cocaïne, les amphétamines ou l'alcool pour être performantes 24 heures sur 24 et le cannabis pour soulager leur stress. C'est l'équivalent du dopage de haut niveau ».

Ce comportement, qui s'apparente à la polyconsommation, s'en différencie cependant : les produits sont consommés successivement et l'effet recherché est l'enchaînement d'effets psychoactifs différents.

(2) L'apparition de drogues exotiques

Parallèlement aux drogues traditionnelles (héroïne et cocaïne) et aux drogues modernes (cannabis, drogues de synthèse), l'effacement des distances et l'accroissement des échanges entre les diverses régions du monde provoquent l'apparition de toute une série de produits jusqu'alors inconnus.

Comme l'a indiqué le Professeur Patrick Mura devant la commission, le marché clandestin français voit aujourd'hui arriver le yagé, le cohoba, l'iboga ou l'haïwachka, qui sont des lianes hallucinogènes d'Afrique ou d'Amérique, mais aussi le khat et le kava, utilisés notamment en Nouvelle-Calédonie, le peyotl et la psilocybine, champignons hallucinogènes de plus en plus consommés en France.

De telles substances exotiques sont d'un accès très facile pour qui possède un accès à internet : de nombreux sites étrangers les proposant à la vente sans risquer d'être poursuivis par les autorités nationales, il est aisé d'en passer commande et de se les faire livrer par colis postal. Souvent très concentrées en produits actifs, elles ont été très peu étudiées et leurs effets sont largement inconnus.

(3) L'augmentation de la teneur en principes actifs

Il s'agit là d'une évolution particulièrement caractéristique en ce qui concerne le cannabis, dont la teneur en principes psychoactifs est mesurée en taux de THC. Si celui-ci ne dépassait jamais 10 % jusqu'à récemment, sont apparus sur le marché depuis un certain temps des produits beaucoup plus riches, provenant non plus du Maroc comme autrefois, mais essentiellement des Pays-Bas.

Les conditions de culture assurées en Hollande (pollen très pur, utilisation de serres, arrosage régulier ...), mais aussi le développement de variétés de cannabis particulièrement fortes en substances psychoactives (skunk, aya), permettent en effet d'obtenir du cannabis titrant à 30, voire 40 % de THC. Cette teneur fort élevée en fait une drogue dure hallucinogène et remet donc en cause sa classification officieuse dans la catégorie des drogues dites « douces ».

Les effets d'un cannabis aussi fortement titrés sont naturellement beaucoup plus dangereux que ceux d'un cannabis « normalement » titré. Le docteur Gilbert Pépin a rapporté ainsi devant la commission le cas, fort médiatisé, d'un jeune homme s'étant défenestré après avoir fumé un « joint » préparé avec du cannabis provenant de Hollande et titré à 14,4 %.

(4) Le raccourcissement du cycle des produits

Le marché des drogues illicites est régi par des cycles et des modes se succédant plus ou moins rapidement en fonction du lieu considéré ainsi que de l'évolution de l'offre et de la demande. Très schématiquement, on peut considérer que les années 60 ont vu se développer l'héroïne, les années 70 la cocaïne, les années 80 le cannabis et les années 90 les drogues de synthèse.

Ces cycles de renouvellement et de disparition des produits se sont accélérés ces dernières années. Le Professeur Renaud Trouvé a indiqué à la commission : « Alors qu'un cycle durait auparavant une dizaine d'années, on peut dire qu'actuellement, du fait des luttes entre trafiquants, de la répression policière, des goûts des consommateurs, des accidents qui se produisent et des mises en garde sévères que reçoivent certaines franges de toxicomanes, la période a tendance à s'accélérer : dans les années 1995, elle est passée à une base de cinq ans et on peut estimer qu'à l'heure actuelle, on tourne sur deux ou trois ans ».

S'ils se caractérisent généralement par l'apparition de produits nouveaux et la disparition de produits anciens, les cycles peuvent également correspondre à la réapparition d'un produit qui semblait être passé de mode. Ainsi, s'agissant de la cocaïne, que l'on avait pu croire dépassée par les nouveaux stimulants de synthèse, l'OEDT 18 ( * ) remarque que « servie par sa large disponibilité et son image festive haut de gamme, (elle) pourrait être en passe de supplanter l'ecstasy dans les sanctuaires de la vie nocturne où naissent les modes ».

Ce phénomène général de raccourcissement des cycles perturbe profondément la mise en oeuvre des politiques publiques de lutte contre les drogues, s'organisant sur le long terme en ce qui concerne le suivi des réseaux et la prise en charge des toxicomanes. Elle rend surtout difficile la réalisation d'études épidémiologiques sur les effets et la dangerosité des diverses substances apparaissant continuellement sur le marché, préalable indispensable à la mise en place de traitements appropriés.

(5) Le développement croissant de l'autoproduction

Si la consommation de drogues illicites nécessitait jusqu'à présent de s'approvisionner en rencontrant, directement ou non, un dealer, l'apparition de l'autoproduction, du moins en ce qui concerne le cannabis, pourrait remettre en cause cette réalité.

C'est aux Pays-Bas que le phénomène a pris le plus d'ampleur : la culture de plants de cannabis aux fins de consommation personnelle étant autorisée dans la limite de certaines quantités, la Hollande commercialise des kits comportant des graines de cannabis sélectionnées génétiquement ou des spores de champignons hallucinogènes, des lampes fournissant un éclairage optimal et des systèmes d'arrosage automatique, ainsi que des livrets de conseils sur les méthodes de culture. Tout individu ayant la main « verte » peut ainsi produire une quantité non négligeable de cannabis, y compris en appartement, ou même dans un placard.

De nombreux consommateurs français vont acquérir de tels matériels de production aux Pays-Bas, mais il semble en plus que ce phénomène soit en train d'apparaître en France : l'une des personnes auditionnées par la commission a ainsi reconnu qu'étaient élaborés et vendus à Paris de tels kits de production, dont certains ont déjà été saisis par les services de police et de gendarmerie.

Le problème de l'autoproduction ne se limite pas au cannabis et aux champignons hallucinogènes, mais s'étend aux drogues de synthèse. S'il n'a pas été fait état de kits de production en la matière, l'accessibilité des matières premières et la simplicité des procédés de fabrication de certains produits permettent à tout chimiste un tant soit peu expérimenté d'en envisager l'élaboration 19 ( * ) . Ainsi, selon M.  Renaud Trouvé, « ces produits sont souvent relativement faciles à réaliser et (...) une personne qui a des connaissances de chimie élémentaire peut tout à fait les synthétiser sans le faire forcément comme il faut, ce qui explique les accidents, parce que des dérivés de synthèse toxiques peuvent être contenus dans ces produits ».

Les observations de terrain confirment cette tendance. M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, a indiqué à la commission avoir découvert à Montpellier un « kitchen lab, un laboratoire de cuisine, avec des jeunes qui ont les produits, les précurseurs chimiques, etc. et qui s'essaient à fabriquer de l'ecstasy », ajoutant que cette affaire prouve « qu'il y a des velléités d'ouvrir des petits laboratoires, çà et là, pour être au plus près de la consommation ».

b) L'évolution du profil des consommateurs
(1) Un rajeunissement général

Ce phénomène, sans doute le plus marquant de ces dernières années, a été souligné devant la commission par de nombreuses personnes auditionnées. Il recouvre plusieurs éléments : les jeunes connaissent leur primoconsommation de plus en plus tôt, de plus en plus de jeunes consomment et l'intensité des phénomènes de consommation chez les jeunes s'accroît avec l'âge.

La France est particulièrement touchée par ce phénomène puisqu'elle vient en tête des pays européens pour le cannabis. Si l'on intègre substances psychoactives licites et illicites, ce sont 92 % des jeunes qui en ont pris au moins une fois durant leur vie.

En ce qui concerne la primoconsommation, le rapport 2002 de l'OFDT indique que « l'initiation aux trois principales drogues consommées par les jeunes se fait, en moyenne, dans l'ordre suivant : l'alcool (13 ans), le tabac (14 ans), puis le cannabis (15 ans) » : la primoexpérimentation de ces trois produits, qui intervenait auparavant entre 15 et 20 ans, a lieu désormais avant.

Le professeur Roger Nordmann a souligné devant la commission « l'évolution vers une précocité de plus en plus marquée du début de la consommation. Si le pic de prévalence se situe vers la classe de troisième ou de seconde, nous avons actuellement des expérimentateurs au stade de la pré-adolescence ou du début de l'adolescence, c'est-à-dire à un moment où, par définition, le sujet est particulièrement fragile ».

Si l'expérimentation des drogues illicites chez les plus jeunes est rare, elle n'en est pas moins non négligeable : l'enquête Espad de 1999 20 ( * ) montre ainsi qu'à 14 ans, 11 % des jeunes ont déjà expérimenté le cannabis, 11 % les tranquillisants et/ou les somnifères sans ordonnance médicale, 11 % un produit à inhaler, 2 % des champignons hallucinogènes, 2 % de l'ecstasy, 2 % du crack, 2 % de l'héroïne et 2 % de la cocaïne.

L'augmentation de la consommation chez les jeunes est indéniable. En ce qui concerne le cannabis, drogue illicite la plus répandue parmi les jeunes, l'enquête Espad précitée montre qu'entre 1993 et 1999, l'expérimentation chez les jeunes de 14 ans est passée de 7 % à 14 % et chez les jeunes de 19 ans de 34 % à 59 %. La consommation répétée (dix fois par an et plus) suit la même évolution puisqu'elle est passée au cours de la même période de 0,2 % à 1,7 % chez les jeunes de 14 ans et de 11 % à 29 % chez les jeunes de 19 ans.

Dernier phénomène abondamment documenté : la forte progression de la consommation chez les jeunes en fonction de l'âge. Toujours selon l'enquête Espad précitée, l'expérimentation de certaines substances se banalise entre 14 et 19 ans : à 19 ans en effet, 50 % des élèves interrogés ont essayé le cannabis (contre 11 % à 14 ans). La consommation régulière suit la même tendance : 17,6 % des garçons de 19 ans et 7,6 % des filles du même âge consomment régulièrement du cannabis (dix fois et plus au cours des trente derniers jours) contre respectivement 0,7 % et 0,1 % à 14 ans.

Cette augmentation de la consommation de substances illicites, et notamment de cannabis, chez les jeunes, semble liée à des facteurs tenant à la fois à l'offre et à la demande. L'exposition à la drogue est particulièrement importante chez les jeunes : selon l'Eurobaromètre 57.2 d'octobre 2002 21 ( * ) , une grande majorité d'entre eux considère en France qu'il est facile de s'en procurer dans des soirées (85,3 %), près de chez soi (70,2 %) et même dans son établissement scolaire (63,8 %).

Quant aux facteurs tenant à la demande, la majorité des expérimentateurs de drogues est motivée par la curiosité (58,8 %), loin devant la pression des autres jeunes (39,6 %) et la recherche de l'excitation (35,6 %), ou encore les effets attendus (30 %) ou l'existence de problèmes à la maison (25,8 %).

(2) Une progressive extension socio-géographique

L'usage de drogues illicites était traditionnellement circonscrit aux grandes agglomérations (notamment à certains quartiers de Paris et à sa banlieue) ainsi qu'aux deux extrémités de l'échelle sociale (milieux très défavorisés et fortement marginalisés d'un côté, élite artistique et intellectuelle de l'autre).

Or, ce double constat se vérifie de moins en moins. En ce qui concerne la localisation géographique des usagers de drogues, la tendance semble être au développement de la consommation de drogues en-dehors des grandes villes et à son extension à l'ensemble du territoire français. MM. Pierre Mutz et Christophe Métais ont ainsi indiqué que les services de la gendarmerie nationale voyaient s'étendre les problèmes de drogues aux zones périurbaines et aux zones rurales, parfois même dans des campagnes très reculées.

Quant au développement de l'usage de drogue sur l'ensemble du territoire hors région parisienne, il apparaît clairement dans le rapport 2002 de l'OFDT mais varie selon les produits envisagés. S'agissant du cannabis par exemple, sa prévalence en termes d'expérimentation et de consommation, mesurée dans le baromètre santé 2000 du CFES, est significativement plus élevée que la moyenne en Ile-de-France, mais aussi en Bretagne, dans le sud-ouest et dans le sud-est, le centre de la France étant plus épargné.

En ce qui concerne la diffusion des drogues illicites à toutes les couches de la société, elle a été soulignée à plusieurs reprises par bon nombre des personnes auditionnées. Concernant le seul cannabis, le professeur Roger Nordmann parle ainsi d'un « phénomène de diffusion qui ne touche pas spécifiquement certaines personnes en difficulté », ajoutant qu'on trouve des consommateurs « dans les collèges de banlieues parisiennes ou des huitième ou seizième arrondissement ».

Le criminologue Xavier Raufer a confirmé cette tendance concernant les drogues de synthèse dont la consommation touche « la population générale », et notamment « des lycéens qui sont toujours plus intégrés », et « non pas uniquement des marginaux et des gens en proie à un phénomène d'autodestruction ».

Le fait nouveau est sans doute l'extension de l'usage de drogues aux classes moyennes, jusqu'ici relativement épargnées, et le nivellement des différences entre les différentes couches sociales en découlant. Le rapport OFDT de 2002 conclut ainsi à l'absence de lien significatif entre le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle ou le revenu du ménage d'une part, et la consommation de drogue d'autre part, en ce qui concerne le cannabis, l'héroïne et la cocaïne.

Si les drogues touchent tous les milieux sociaux, elles n'y ont pas en revanche les mêmes effets. Il semble en effet que les milieux défavorisés soient surreprésentés parmi la population des consommateurs à problèmes, notamment chez les jeunes : le sociologue Hugues Lagrange a souligné en ce sens devant la commission que les adolescents ayant un usage problématique 22 ( * ) de drogues sont plus souvent des jeunes « qui ne sont pas scolarisés, qui ont redoublé au moins deux fois dans le cours de l'enseignement obligatoire, qui viennent des filières professionnelles et dont les parents sont séparés ».

Il y aurait donc, selon le sociologue, deux profils dans les modes de consommation : d'une part, un usage de drogues illicites « festif ou récréatif, voire de performance (...), qui est le fait de jeunes venant de tous les milieux, y compris les plus favorisés », et d'autre part, un usage « problématique de drogues illicites qui est le fait de jeunes qui sont issus de familles ayant des difficultés et qui sont eux-mêmes en difficulté scolaire ou en difficulté d'insertion professionnelle ».

Cette dualité de profil des consommateurs se retrouve dans la distinction opérée devant la commission par le docteur Francis Curtet entre les « simples usagers de drogues » et les véritables « toxicomanes ». Remarquant que la drogue « touche tous les milieux », avec toutefois « une petite prédominance pour les milieux défavorisés, conséquence inévitable de la crise économique que nous connaissons depuis longtemps maintenant », M. Curtet distingue en effet les usagers de drogues prenant un produit « par plaisir, par curiosité ou parce qu'on leur a proposé », que l'on trouve dans toutes les catégories sociales, et les usagers consommant de la drogue « parce qu'ils ne vont pas bien », plus spécifiquement concentrés dans les milieux sociaux difficiles ou défavorisés.

(3) Une polyconsommation désormais chronique

Elle est l'un des phénomènes les plus marquants de ces dernières années, à tel point que la monoconsommation est devenue aujourd'hui rarissime. Son ampleur varie selon que l'on parle de polyconsommation au sens strict (consommer avec une certaine fréquence, concomitamment ou successivement, au moins deux substances psychoactives) ou de polyexpérimentation (avoir expérimenté au moins deux produits psychoactifs dans sa vie), les effets attendus variant selon les types d'usage.

Si elle renvoie le plus souvent à l'utilisation de plusieurs drogues licites (l'association tabac, alcool et/ou médicaments étant devenue banale), elle fait de plus en plus référence à l'association drogues licites/drogues illicites (tabac/cannabis ou alcool/cannabis notamment), ou à l'association de plusieurs drogues illicites (dont le cannabis le plus souvent).

En population générale adulte âgée de 18 à 44 ans et en ce qui concerne les seules substances illicites, le baromètre santé 2000 du CFES indique que si les expérimentateurs de cannabis ont essayé en moyenne 1,4 substance parmi les huit retenues (cannabis, amphétamines, cocaïne, LSD, héroïne, ecstasy, médicaments « pour se droguer » et produits à inhaler), ceux d'ecstasy en ont expérimenté 4,2 et ceux d'héroïne 4,7. Les indicateurs croisés mettent par ailleurs en évidence l'importance de la polyexpérimentation concernant les drogues dures : 72 % de ceux ayant déjà essayé l'héroïne ont également essayé la cocaïne. Le fait d'avoir expérimenté du cannabis semble partagé par la quasi totalité des expérimentateurs de drogues illicites (94,1 % des expérimentateurs de cocaïne, 95 % d'héroïne et 96 % d'ecstasy).

S'agissant de polyconsommation, si l'usage répété d'alcool, tabac et/ou cannabis est relativement fréquent 23 ( * ) (15 % des 18-44 ans), l'usage répété de plusieurs drogues illicites hors cannabis est circonscrit à une très faible population de toxicomanes particulièrement stigmatisés. Mais c'est parmi les consommateurs de cannabis que l'on trouve la plus grande proportion d'expérimentateurs de substances illicites.

A la fin de l'adolescence, près de 80 % des jeunes ont expérimenté plusieurs substances psychoactives, mais il s'agit la plupart du temps d'alcool, de tabac et/ou de cannabis. Cependant, comme chez les adultes, il existe un petit groupe d'expérimentateurs d'un relativement grand nombre de substances illicites, le cannabis apparaissant encore comme la substance qu'ils ont presque tous essayée.

S'agissant de polyconsommation chez les jeunes, l'usage répété d'alcool, tabac et/ou cannabis est très répandu (15 % des filles et 28 % des garçons de 18 ans), notamment par l'association de l'usage de cannabis à l'usage de l'une au moins des deux autres substances (6,8 % des garçons de 18 ans consomment de façon répétée du cannabis avec de l'alcool et du tabac, 15,8 % du cannabis avec du tabac, mais 1 % seulement du cannabis et de l'alcool).

La polyconsommation, notamment de drogues illicites, est un phénomène particulièrement développé dans les lieux festifs et parmi les consommateurs abusifs ou dépendants . Elle a généralement pour objet de modifier, par un usage concomitant ou différé, les effets d'autres substances déjà consommées, en vue soit de les amplifier quantitativement et « qualitativement » (cannabis pour l'héroïne, cocaïne pour l'ecstasy), soit de les équilibrer en les corrigeant mutuellement (cocaïne pour l'alcool, ecstasy pour le LSD), soit de les réduire afin notamment de contrôler les effets négatifs apparaissant dans la phase de « descente » (cannabis pour le crack, héroïne pour l'ecstasy).

Les conséquences sanitaires et sociales de la polyconsommation sont particulièrement alarmantes : plus de la moitié des usagers de drogues ayant recours au système de soins sont des polytoxicomanes. Les opiacés sont surreprésentés dans ces polyconsommations « à problème » ; ils sont associés à l'alcool, au cannabis, aux médicaments psychotropes et à la cocaïne.

On constate par ailleurs une polyconsommation involontaire, notamment en ce qui concerne les drogues de synthèse, dont les composants sont souvent inconnus des consommateurs, et peuvent contenir plusieurs substances psychoactives dont les interactions peuvent être potentiellement très dangereuses . On estime ainsi que seulement deux tiers des pilules d'ecstasy ne contiennent que le produit désiré (la MDMA généralement), dont le dosage est d'ailleurs fort variable (de 1 à 30). Le dernier tiers contient des substances très diverses : médicaments, le plus souvent ; produits inoffensifs ne servant qu'à donner du poids (lactose, bicarbonate, amidon), mais aussi lessive, kétamine (anesthésiant pour animaux), voire poisons comme la strychnine ou la mort-aux-rats...

M. Renaud Trouvé a résumé devant la commission le phénomène de polyconsommation en expliquant que « les gens ne consomment plus une substance ou ne passent plus dans cette fameuse gradation décrite à une époque qui commençait par le cannabis et qui se terminait à l'héroïne (...). A l'heure actuelle, on peut entrer en toxicomanie (...) par n'importe quelle porte, sachant que c'est une question d'opportunité. On peut constater que la plupart des jeunes ou des toxicomanes consomment souvent plusieurs produits associés ou de façon séquentielle, (ce qui) pose des problèmes de fond et de toxicologie obscurs pour le moment ».

(4) Une recherche de la performance à travers l'usage de drogues

Ce phénomène prend une ampleur grandissante. Des substances illicites en soi, ou bien licites mais détournées de leur usage normal ou acquises selon des moyens illicites, sont utilisées désormais, ni pour le plaisir immédiat, ni pour l'oubli du réel qu'elles procurent, mais parce qu'elles permettent d'augmenter sensiblement ses capacités, notamment intellectuelles ou professionnelles. La frontière entre médicaments, drogue et produit dopant tend à se brouiller, comme celle entre licite et illicite.

Il s'inscrit dans un phénomène socioéconomique plus large de « course à la performance » et de croissance exponentielle des rendements attendus qu'a analysé le sociologue Alain Ehrenberg devant la commission : « Les exigences d'action et de décision se sont largement accrues pour toutes les couches sociales. (...) aujourd'hui, pour trouver un emploi, même précaire, il faut faire preuve de motivation, de capacités de présentation de soi, avoir des projets, etc . Or, drogues illicites et médicaments psychotropes sont souvent utilisés pour se désinhiber et être finalement à la hauteur du culte de la performance, qui est exigée aujourd'hui pour rester dans la socialité. (...). La réalité quotidienne de la dépression est nouée à ces normes qui poussent au dépassement de soi, pour le meilleur et pour le pire, sur le modèle de la compétition sportive. C'est à ce sentiment d'insuffisance, de ne pas être à la hauteur, que répondent bien souvent, pour les gens, médicaments et psychotropes. C'est pourquoi le mot « dopage » est sociologiquement un mot clé d'aujourd'hui ».

Le problème se pose naturellement d'abord dans le cadre professionnel. L'usage de produits, licites ou illicites, en vue d'augmenter ses performances tend à y augmenter considérablement, posant la question de l'usage de drogues sur le lieu de travail . Le docteur Michel Hautefeuille range ainsi parmi les nouvelles formes d'addiction les « dopés du quotidien », salariés ayant des responsabilités professionnelles et recourant à certains produits stupéfiants afin de gérer leur stress ou d'améliorer leurs performances.

Le scénario est souvent identique : l'intéressé, bien inséré socialement et professionnellement, commence par utiliser des médicaments psychotropes pour « assurer » professionnellement, puis « dérape » lorsque ceux-ci deviennent insuffisant en ayant recours à des drogues illicites qu'il se met à consommer en dehors des périodes de travail.

(5) Un rôle croissant des nouvelles technologies

Les liens entre drogues et nouvelles technologies concernent à la fois l'usage et le trafic. « Les progrès de la téléphonie mobile et la disposition du réseau internet facilitent grandement les activités de trafic des organisations spécialisées et les rendent, par certains aspects, moins vulnérables aux attaques de la police, de la douane, de la gendarmerie et de la justice » a indiqué M. Bernard Petit, chef de l'OCRTIS, devant la commission.

S'agissant de la consommation, le réseau électronique peut d'abord être utilisé pour se fournir directement : toute la gamme des produits stupéfiants est en effet proposée sur des centaines, voire des milliers de sites à travers le monde échappant par principe à tout contrôle national . Ces sites offrent aux consommateurs non seulement la « panoplie » des drogues illicites classiques, mais également, cela a été évoqué, des drogues « exotiques », ou encore des drogues de synthèse telles que le gamma hydroxyde butyrate (GHB), encore appelé « drogue des violeurs ». « Vous avez 80 sites sur la drogue des violeurs sur internet (sur lesquels) on vous explique comment l'utiliser pour soumettre votre victime et aboutir au fait criminel qu'est le viol » a indiqué un expert en pharmacie et toxicologie devant la commission.

Internet peut également être utilisé pour obtenir des renseignements sur les méthodes de mise au point de certaines drogues, qu'elles soient naturelles ou chimiques. M. Bernard Leroy indique avoir listé 800 sites de ce type. M. Jacques Franquet, premier vice-président de l'OICS, a reconnu devant la commission qu'on trouvait aujourd'hui sur internet « tous les modes de culture du cannabis, toutes les recettes possibles pour fabriquer de l'ecstasy ».

* 15 La commission a pu mesurer, lors de son déplacement à Saint-Martin, les ravages de cette drogue dans les ruelles les plus sordides du quartier du ghetto à Marigot, qui est squatté par les crackés.

* 16 Ces substances et procédés dont l'usage est interdit ou restreint sont fixés par un arrêté ministériel du 2 février 2000 reprenant la liste établie par le Comité national olympique (CIO).

* 17 La commission a constaté, lors de son déplacement aux Pays-Bas, que ces comprimés fabriqués dans des « kitchen labs » rudimentaires empruntaient aussi des logos de grandes firmes automobiles ou de vêtements de luxe.

* 18 OEDT, Objectif drogues, L'usage récréatif de drogues : un défi majeur pour l'Union européenne, novembre-décembre 2002.

* 19 La commission d'enquête a pu le constater lors de son déplacement aux Pays-Bas en visitant un « kitchen lab » reconstitué de l'Unité des drogues synthétiques à l'est d'Eindhoven, à condition de disposer des précurseurs nécessaires.

* 20 Enquête Espad (1999) réalisée auprès de 12 000 élèves du second degré de 14 à 19 ans.

* 21 Sondage d'opinion réalisé à la demande de la Direction générale Justice et affaires intérieures de la Commission européenne par The european opinion research group (EORG) dans l'ensemble des pays européens entre le 27 avril et le 10 juin 2002.

* 22 Au sens retenu par l'OFDT et l'OEDT, un tel usage se définit comme la consommation de cannabis ou d'ecstasy plus de dix fois par mois, ou de drogues dures (héroïne ou cocaïne).

* 23 Défini comme le cumul des consommations répétées d'alcool (plus de dix fois par mois), de tabac (au moins une cigarette par jour au cours des trente derniers jours) et le cannabis (plus de dix consommations au cours de l'année).

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