B. CO-DÉVELOPPEMENT

M. Michel ROCARD, ancien Premier Ministre, Président de la Commission «Culture, sports, médias et jeunesse» du Parlement européen dit son plaisir et sa surprise d'avoir été convié à cette journée de travail. Le mot «co-développement» ne figure dans aucun dictionnaire; il est issu de ce qu'on appelait il y a une trentaine d'années le «patois du PSU», et l'orateur craint, dans un sourire, d'y avoir une part de responsabilité. Dans les années 1960, qui ont vu fleurir l'indépendance des anciennes colonies et la foi dans des outils macroéconomiques qu'on voulait puissants, l'idée, ambitieuse, était de placer les relations entre le Nord et le Sud, et plus spécifiquement l'aide publique au développement (APD), dans le cadre d'une analyse des besoins des États contractants. On rêvait, à l'époque, autour d'idées simples: il suffisait de détecter les goulets d'étranglement en termes de biens d'équipement, de savoir-faire, de biens de consommation pour ensuite allouer l'APD avec précision; il s'agissait en quelque sorte de viser juste pour gagner en efficacité, de chercher même à développer dans les pays aidés les secteurs dont les exportations correspondaient aux besoins des pays aidant.

Cette conception généreuse a un peu été perdue de vue. Il faut dire qu'une de ses premières applications s'est conclue par un fiasco. Il s'agissait de ne pas goudronner une route de 800 kilomètres au Sénégal, parce que l'opération était faiblement génératrice de progrès et qu'il était plus productif d'affecter les fonds à d'autres usages; mais la route a été goudronnée: il était politiquement indispensable de donner du travail au génie militaire... Tout est affaire de priorités... Cette aventure a été plutôt bénéfique au concept de co-développement, même si bien des choses se sont perdues en route...

Après que la France, par un malheureux coup du sort, eut porté la gauche au pouvoir, le Premier Ministre de la Coopération et du développement, M. Cot, a tenté de mettre ces idées en pratique, ce qui a suscité inimitiés et incompréhensions de toutes sortes - d'où, sans doute, la brièveté de ses fonctions; le concept de co-développement, dans son acception la plus forte, a été enterré par ses successeurs, à la grande satisfaction de tous, en France comme au Sud...

Le mot a cependant fait souche, qui évoquait l'espoir de plus de rationalité et une vision à long terme des politiques d'aide. Ce qui en est resté est limité aujourd'hui aux ressources humaines, c'est-à-dire aux transferts de populations.

M. Rocard évoque l'article qu'il a écrit en 1962 pour dire son émerveillement devant la politique des États-Unis à Porto Rico. Une immigration délibérée avait alors été favorisée pendant un temps limité, conditionnée par le suivi, aux États-Unis, de programmes de formation professionnelle précis et par l'élaboration, à Porto Rico, de mécanismes d'emploi des qualifications ainsi acquises. Cette politique a eu localement les meilleurs effets.

C'est probablement cette idée d'une politique de traitement des mouvements migratoires volontariste et mise au point d'un commun accord qui définit aujourd'hui le co-développement, entendu comme l'aide apportée aux migrants à aider leur propre pays. Les migrations Nord-Sud sont inéluctables aussi longtemps que subsisteront de fortes inégalités socio-économiques. Ces migrations sont souvent associées au déracinement, à l'éclatement des familles, à la désocialisation, à la fuite des cerveaux; elles sont aussi source de mouvements financiers considérables, de l'ordre de 100 milliards de dollars par an, soit le double de l'APD mondiale. Les fonds envoyés au pays par les migrants sont, par exemple, la première source de financement extérieur du Mali.

Le co-développement sera à l'ordre du jour du prochain sommet du G8; la France songe à désigner un ambassadeur spécialement en charge du dossier, défini comme «l'ensemble des actions de développement qui impliquent des migrants». Mais il faut rappeler trois points essentiels. En premier lieu, les sommes envoyées par les migrants ne contribuent pas intégralement au développement: l'essentiel va à la satisfaction de besoins courants; il faudrait peut-être envisager des incitations, comme cela se pratique, par exemple, au Luxembourg. Il faut songer en second lieu aux autres contributions au développement que sont les transferts de compétences et de savoir-faire - mais les professionnels de santé étrangers sont indispensables au bon fonctionnement des hôpitaux français... Enfin, le co-développement, différencié, doit être distingué de l'aide au retour, qui est, elle, indifférenciée.

Tout ce qui peut donner plus de densité, plus d'efficacité au co-développement doit être encouragé. Cela implique, sur le plan financier, de canaliser les transferts vers l'épargne, au Nord comme au Sud, en leur réservant, par exemple, un traitement fiscal proche de celui accordé aux investissements dans les DOM ou aux dons aux associations; de telles incitations pourraient en particulier favoriser le développement des micro entreprises, que le prurit luthérien européen empêche d'encourager comme il convient. Les banques locales n'ont pas appris de l'ancien colonisateur le goût du risque, les structures d'aide sont trop calibrées en direction des grands projets.

M. Rocard précise être le PDG non rémunéré d'une société de capital-risque et de conseil, Afrique initiative, qui finance à ce jour des petits producteurs d'oeufs ou des spirales anti-moustique, des réseaux de distribution de bonbonnes de gaz... Il s'agit de faire émerger une offre là où le micro-crédit permet de solvabiliser la demande. On parle ici d'économie informelle, qui n'a rien à voir avec ce qu'on entend par là en Occident: celle-là est salubre, et pourrait être à bon droit appelée populaire. En tout cas, il faut ouvrir les vannes, donner l'impulsion politique, au Nord comme au Sud, sans laquelle il ne saurait y avoir de co-développement. M. Rocard évoque aussi l'idée, chère à M. Godfrain, député français et ancien ministre de la coopération, d'un plan d'épargne développement et les bonifications temporaires de taux, qui faciliteraient l'accès au crédit.

Beaucoup peut en outre être fait pour compenser la fuite des cerveaux, voire en inverser l'impact, qu'il s'agisse de conditionner l'immigration au suivi d'une formation professionnelle ou d'élaborer des accords techniques avec les pays d'origine sur la façon d'employer, à leur retour, les immigrés formés. Mais cela demande des moyens, à l'heure où la philosophie budgétaire européenne en matière d'APD est proprement scandaleuse. La récente lettre des chefs d'Etat plaidant pour une stabilisation des dépenses de l'Union est à cet égard détestable.

Mme Mireille RAUNET, Déléguée au Conseil Supérieur des Français de l'Etranger (CSFE), Rapporteur au Conseil économique et social sur «L'exode des compétences» relève que l'exode des compétences des Africains qualifiés est souvent perçu par le Nord comme un phénomène négatif. L'originalité de l'étude du CES a été, non de «réhabiliter la fuite des cerveaux», mais de légitimer le départ du migrant, ce qui implique de tordre le cou à quelques idées reçues.

On parle souvent de pillage lorsque des travailleurs qualifiés exercent hors de leur pays d'origine. Il est vrai que les pays développés profitent ainsi d'une main-d'oeuvre dont ils n'ont pas toujours supporté les coûts de formation. Mais on oublie trop souvent que si des cadres entreprenants et qualifiés s'expatrient, c'est parce qu'ils ne trouvent pas chez eux des conditions de travail ou des emplois satisfaisants. On confond en réalité besoins et capacité d'emploi : les médecins maliens qui exercent dans les services d'urgence des hôpitaux français ne peuvent tout simplement pas exercer au Mali, et ne veulent pas se déqualifier.

Les pays en voie de développement forment plus de cadres, chez eux ou à l'étranger, qu'ils ne peuvent en employer. L'émigration des cadres est pour ces pays plus une perte potentielle qu'une perte réelle, alors que la non émigration est, pour les cadres concernés, la certitude d'une déqualification. L'exode des compétences est ainsi davantage la conséquence du sous-développement que sa cause: le remède est bien le développement, c'est-à-dire la création de richesses et d'activités qui permette de conserver sur place les cadres nationaux. Cela vaut aussi pour les étudiants africains dont on dit qu'ils devraient rentrer chez eux pour faire profiter leur pays d'origine du savoir-faire qu'ils ont acquis. Mais peu sont en mesure d'y trouver un emploi correspondant à leur qualification et un environnement professionnel adapté.

Il faut rappeler également que les transferts financiers des migrants vers les pays de l'Afrique sub-saharienne sont supérieurs à l'APD reçue par ces pays, et sont souvent indispensables pour contribuer localement à des actions de développement. Il semble enfin que la quasi impossibilité de faire des allers et retours soit un frein au retour des compétences.

Dans les pays potentiellement fournisseurs de main-d'oeuvre, la démographie non maîtrisée, un rythme de développement insuffisant et une gouvernance défaillante conduisent naturellement le surplus de main-d'oeuvre qualifiée à s'expatrier.

Pour favoriser rationnellement et efficacement le recours aux compétences africaines, les États qui en manifestent le souhait doivent être étroitement associés et incités à former eux-mêmes les professionnels dont ils ont besoin, sur des emplois solvables ; à mettre en place des structures à même de gérer les flux migratoires; enfin à élaborer des dispositifs incitatifs, administratifs ou fiscaux, propres à mobiliser leurs diasporas au service de leur développement.

Il faut noter en outre que la situation qui prévaut actuellement dans nombre de pays d'Europe, i.e. la pénurie de main-d'oeuvre dans la santé, l'éducation ou l'informatique, risque de perdurer, eu égard aux évolutions démographiques.

A l'heure de la mobilité internationale, l'idéal, pour ces cadres, serait de pouvoir rentrer dans leur pays d'origine, pour une durée choisie par eux, le temps d'y exercer dans le cadre d'un service du développement, et de faire des allers et retours afin de préserver leur qualification, voire de l'améliorer. Tous les cadres du monde peuvent circuler librement: pourquoi pas eux ? N'ont-ils le choix que de rester chez eux... pour être chauffeur de taxi ? La mobilité est l'apanage d'une élite économique, politique, scientifique ou artistique; les pauvres, eux, sont assignés à résidence. Cette inégalité est d'autant plus perverse qu'elle s'accompagne souvent d'une inégalité dans l'appropriation des savoirs et de l'information. Les migrations se feraient ainsi au bénéfice de tous.

Pour ne pas être assimilée à un pillage, la mobilité des compétences doit s'inscrire dans le cadre d'un partenariat, être accompagnée de mesures de compensation. Il appartient aux États d'arbitrer face à des intérêts contradictoires et d'organiser les échanges de façon durable. C'est ce à quoi sont parvenus le Canada et le Maroc: le premier fait appel aux compétences qualifiées du second et, en compensation, assure la formation sur place de métiers correspondant à des emplois solvables. Cette action de développement est de nature à réduire l'émigration.

L'effort de formation professionnelle doit être ciblé sur des emplois solvables et mené en concertation avec le secteur privé, le monde associatif et syndical, les collectivités locales et l'Etat. L'investissement dans la formation est un atout majeur pour retenir les cadres, pourvu qu'il soit accompagné d'une politique de l'emploi adaptée. L'École polytechnique de Yaoundé est d'un excellent niveau, mais 90 % des élèves ne trouvent pas d'emploi sur place.

Apprécier comme il convient les intérêts respectifs des pays d'accueil et des pays d'origine suppose une connaissance fine et prospective des marchés du travail, la volonté politique de s'engager et d'agir ensemble dans l'équité et de nouer des partenariats autour de thèmes attractifs et d'objectifs communs. En d'autres termes: de créer les conditions pour que les compétences acquises ici, et éventuellement exercées ici, puissent être demain valorisées là-bas. Les élites des diasporas représentent en Europe des milliers d'individus de haut niveau, qui ont gardé un fort attachement avec leur pays d'origine mais n'envisagent pas, pour le moment, de s'y installer. Nombreux sont ceux, cependant, qui sont ponctuellement prêts à lui apporter leur expérience et leur savoir-faire, de l'intérieur ou de l'extérieur, comme l'illustre une récente étude de l'IRD. Des associations sont d'ores et déjà engagées dans des opérations impulsées par les migrants et cofinancées par l'État français ou des collectivités territoriales. C'est un des aspects du co-développement.

Autant dire que tout ce qui pourra faciliter la mobilité de ces migrants qualifiés au service du développement, dont l'engagement politique des pays d'origine et d'accueil, la volonté partagée et le dialogue, sera bienvenu.

M. Gabriele BOSCETTO, Sénateur, Rapporteur sur les migrations au Sénat (Italie), rappelle la régularisation récente, dans son pays, de près de 700 000 travailleurs clandestins qui auront, dès lors, droit au regroupement familial; plus d'un million de personnes seront ainsi concernées par cette opération. Des dizaines de milliers d'étrangers ont déjà été régularisés il y a quelques années. Les lois Turco-Napolitano et Bossi-Fini ont ainsi considérablement assaini la situation. Parallèlement aux régularisations, la lutte contre l'immigration clandestine a été renforcée. Désormais, l'entrée d'un étranger sur le territoire italien est subordonnée à l'existence d'un contrat de travail, la durée de celui-ci conditionnant celle du titre de séjour et la possibilité d'acquérir, après dix ans, la nationalité italienne. De même, la procédure d'expulsion a été réformée dans un sens à la fois plus coercitif et plus réaliste.

Tous les pays d'Europe sont attentifs à ce que font leurs voisins en la matière, et les échanges sont toujours utiles. Les législations se rapprochent progressivement: il faut poursuivre dans cette voie.

Lord AVEBURY, membre de la Chambre des Lords, Royaume-Uni , rappelle la polémique qui entoure la notion de «pays d'origine sûr» et regrette qu'on n'ait pas suffisamment prêté attention à celle-ci. Il note qu'un pays peut être sûr pour certains États et dangereux pour d'autres et que la décision du Conseil de l'UE risque, à terme, de concentrer les demandeurs d'asile vers certaines destinations.

M. Hancock juge que la description faite ce matin de l'action de la France à Sangatte était pour le moins romantique. Sur les milliers de personnes présentes dans le centre, la majorité étant sans papier, seules 200 ont demandé l'asile en France, toutes les autres sont allées au Royaume-Uni. Et que dire des mesures annoncées récemment ? Comment va-t-on porter le taux d'expulsion à 50% alors qu'on ne connaît pas la plupart du temps le pays d'origine des clandestins ? M. Hancock estime que tant qu'on ne conditionnera pas la demande d'asile à la remise de documents désignant le pays d'origine, on n'arrivera à rien!

Quant aux immigrés régularisés en Italie, ont-ils les mêmes droits que les nationaux sur le marché du travail ? Et M. Rocard, qu'a-t-il fait lorsqu'il était Premier ministre ?

M. Rocard relève que les gouvernements sont trop seuls face aux problèmes de l'immigration, que cette question ne peut être valablement traitée qu'avec la complicité active, ouverte et éclairée des élus, des maires, de l'opinion publique. Le vieux militant anticolonialiste qu'il est s'insurge, dit-il, contre le grotesque procès qui lui fut fait après qu'il eut déclaré que la France ne pouvait accueillir toute la misère du monde; grotesque, parce que les médias, et chacun à leur suite, ont tu ce qu'il avait ajouté: «Raison de plus pour qu'elle traite décemment celle qu'elle peut prendre». Le consensus sur l'immigration nécessitera beaucoup de pédagogie, car si l'opinion s'émeut des immigrés étouffés dans des conteneurs ou noyés en Méditerranée, elle peut céder aux sirènes racistes et craindre la concurrence sur le marché du travail. Fermer les frontières, expliquer qu'on ne peut accueillir plus de 100 000 immigrés par an n'est acceptable que si l'attitude de l'État à l'égard de ceux qui entrent est pleinement humaine; si on se souvient aussi que la France a fait venir des immigrés par centaines de milliers au tout début de la décennie 1970, parce qu'elle manquait de main-d'oeuvre dans l'automobile ou la sidérurgie, que le mouvement s'est arrêté en 1974, et que sont ainsi restés quatre millions d'étrangers du logement, de la vie familiale et de la formation desquels personne ne s'est préoccupé. On ne peut être ferme vis-à-vis de toute nouvelle immigration sans tolérance, sans souci d'intégration, sans définition d'une politique d'aide au développement plus adaptée - sans, surtout, des efforts incessants d'explication. Pourquoi les succès des immigrés de la deuxième génération sont-ils si peu médiatisés ?

Quant à ce qu'il a fait lorsqu'il était Premier Ministre, M. Rocard dit avoir agi comme il l'a pu.

M. Lecerf dit avoir conscience que les réformes menées en France n'épuisent pas le sujet. Il relève que depuis Sangatte, le Royaume-Uni a modifié sa législation sur l'accès au marché du travail des immigrés; qu'un demandeur d'asile doit, par hypothèse, indiquer quel est son pays d'origine; que les pays européens n'ont ni la même appréciation de notions telle que «pays d'origine sûr», ni les mêmes règles en matière de droit au travail des demandeurs d'asile. La France accorde ce droit dès le bénéfice de la protection subsidiaire.

M. Hancock répond que la grande majorité des demandeurs d'asile au Royaume-Uni n'ont pas indiqué leur vrai pays d'origine. Vers où renvoyer les déboutés ? Personne n'en veut! Et s'il y a si peu de demandeurs d'asile en France, c'est qu'elle leur rend la tâche très difficile!

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