L'acceptabilité sociale
M. Louis LAURENT
Directeur de Recherche, CEA
Je vais vous parler de l'acceptabilité des nanosciences. Je parlerai assez peu de progrès médical.
Je vais vous en retracer un peu l'histoire, pour ceux qui n'en seraient pas familiers. Lorsqu'on discute de la contestation des nanosciences, on situe souvent l'origine des temps au livre de Drexler, Engine of Creation , qui parle du développement dans le futur de petits nanorobots à l'échelle de quelques molécules capables de faire beaucoup de choses.
D'ailleurs, c'est une vue assez équilibrée. Une partie de son livre est dédiée à tous les bienfaits, une autre à la technique, mais vers la fin il discute aussi, dans un chapitre qui s'appelle Engines of Destruction , des effets négatifs, voire fortement négatifs.
Un peu plus tard, il y a un papier de Bill Joy, l'un des cofondateurs de Sun Microsystems qui a fait beaucoup de bruit. C'est un long monologue sur les nanotechnologies, l'intelligence artificielle, les biotechnologies, le devenir de l'espèce humaine. Je crois que ça s'appelait Pourquoi le futur n'a pas besoin de nous , ce qui est un titre assez évocateur.
Il s'est passé beaucoup de choses ces dernières années, c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles nous sommes ici pour en parler.
Il y a eu, en un an, d'abord la sortie du livre La Proie de Michael Crichton, qui est sorti un an avant aux Etats-Unis, qui a fait pas mal de bruit. Presque simultanément, le groupe ETC a sorti The Big Down plus une série d'autres rapports qui parlaient des nanotechnologies et des dangers associés, que ce soit les nanomatériaux, la gelée grise, les biotechnologies, un petit peu tout dans une série de rapports qui posaient à la fois des vraies questions mais qui, du point de vue scientifique, n'étaient pas toujours rigoureux. Les questions, par contre, étaient tout à fait rigoureuses.
Vous avez tous entendu parler du prince Charles qui, je ne sais pas à cause duquel de ces deux ouvrages, s'est inquiété, a fait quelques déclarations et a convoqué des scientifiques au sujet de cette fameuse gelée grise qui risquait de dévorer le monde, en faisant allusion à l'oeuvre de Drexler.
Il s'est passé énormément de choses ensuite. Greenpeace a sorti son rapport dont M. Douglas PARR a parlé précédemment. Il y a également eu des mouvements au Parlement européen, un certain nombre de députés ont organisé une réunion en juin. Je peux citer Caroline Lucas, qui est assez connue, elle a sorti sur son site Web, par exemple, une intéressante question sur les cosmétiques en disant que les femmes se prêtent aux expériences comme des cochons d'Inde. Sous-entendu : les nanoparticules, ce n'est pas très bon pour la santé.
Une enquête est en cours en Angleterre pour essayer de regarder à la fois sur des bases scientifiques mais aussi dans le cadre d'un débat public sur le danger des nanosciences.
Il y a d'autres mouvements de contestation. Je voulais citer aussi, j'y reviendrai, le groupe CASPIAN (Consumers Against Supermarket Privacy Invasion And Numbering), c'est dédié aux RFID dont je parlerai tout à l'heure, tous ces systèmes, ces petits capteurs qui font que bientôt, si aucune précaution n'est prise, on pourrait être facilement tracé en faisant des rapprochements entre les Cartes Bleues et les produits qu'on achète, par exemple.
Il y a énormément de papiers, des centaines de pages écrites... Je vais essayer de vous résumer ce qui fait peur, ce qui inquiète.
Avec mon collègue Jean-Claude PETIT, on a essayé de dire : il y a trois choses qui font peur, qui sont indépendantes. C'est un diagramme qui est commun à toutes les sciences, il n'est pas spécifique aux nanotechnologies.
C'est lié à des mythes : la transgression, le contre-nature, le fait de faire des choses qui dépassent ce que devrait faire l'homme qui veut être l'égal de Dieu, qui veut dépasser la nature. Vous avez le mythe de Prométhée qui est un bel exemple de ce genre de transgression et ce qu'il en coûte.
Une autre peur, on parlait de la gelée grise, des nanomatériaux, c'est la perte de contrôle, l'irréversibilité due à une grosse bêtise de l'humanité qui se met en danger.
Enfin, à l'autre bout du triangle, vous avez le mauvais usage. Un gouvernement ou un terroriste qui utilise la science, une invention qui n'est ni contre nature ni hors de contrôle mais il l'utilise à mauvais escient. Là, il n'y a pas de mythes. Il y a beaucoup de films de science fiction, mais je n'ai pas trouvé de mythe correspondant à ça.
Associée aux nanotechnologies ou aux technologies de l'information, vous avez toute cette série de craintes qui sont en fait différentes. C'est un peu arbitraire, d'autres personnes pourraient trouver que c'est mal rangé... Vous avez ici les choses qui font peur à la fois parce qu'on peut perdre le contrôle et à la fois parce qu'on veut être un peu l'égal de Dieu. La gelée grise, on veut créer la vie, faire des choses qui pourraient absorber la planète.
Le quantique aussi, ça fait peur. Quand on dit que les particules dans les cosmétiques ont des effets quantiques, ça fait peur à certaines personnes.
L'intelligence artificielle a fait beaucoup peur à une époque, beaucoup moins maintenant. Par contre, vous avez des choses réelles, ça a déjà été cité juste avant, comme le prion, les OGM, l'ADN recombinant dans les années 70 où on s'est mis à manipuler l'ADN des virus, des bactéries, à jouer avec et on a eu à un moment assez peur de ce qui pouvait en sortir.
Côté irréversible, qui n'est pas contre nature mais qui est bêtement irréversible, je dirais la nanopollution, le fait que des petits objets soient irréversiblement disséminés dans la nature. Vous avez le DDT, l'amiante.
Côté Etats malfaisants ou indélicats, ou grosses sociétés, vous avez le non-respect de la vie privée, les nouvelles formes de délinquance qui pourraient apparaître. On connaît les spams avec les courriers électroniques, les escroqueries à la Carte Bleue, etc., ça veut dire qu'il y a de nouvelles formes de délinquances qui peuvent apparaître.
Un peu plus haut, en direction de la transgression, vous avez l'abus de tests ADN ou de tests médicaux, le fait qu'ils ne soient plus confidentiels ou qu'un employeur pourrait faire une espèce d'horoscope à partir de votre ADN pour voir si vous êtes bon pour l'emploi.
Et puis en haut, plutôt vers le contre nature, vous avez le clonage humain, la manipulation de cellules souches d'embryons qui font peur non pas à cause de la perte de contrôle ou à cause d'un mauvais usage mais parce qu'on tend au contre nature.
C'est une série de peurs qui se retrouvent récurrentes dans tous ces articles. Mais en fait, je dirais qu'il y a, comme en marketing, un produit d'appel qui est la gelée grise. Souvent ces papiers mentionnent la gelée grise parce que c'est un danger à long terme, après ils passent à la suite. Mais c'est quand même le produit d'appel numéro 1.
Comme j'ai peu de temps, je vais vous parler de trois choses.
Les nanomatériaux et nanoparticules. C'est difficile de diaboliser comme ça les nanomatériaux parce que tout est nanostructuré ou presque tout - l'homogène, c'est l'exception -, le bois, les oeufs...
D'autre part, c'est un peu simple de dénoncer la nanotechnologie en tant que telle parce que la combustion c'est de la nanotechnologie. La combustion, que ce soit du pétrole, même le gaz qui est réputé très propre, tout ça fait des nanoparticules. Et couramment, dans un environnement urbain, quand vous regardez la gamme en dessous des 100 nm, à chaque inspiration - si vous faites un peu de sport ça fait 1 litre - ça fait 10 à 20 millions de nanoparticules par inspiration que vous inhalez à chaque fois.
Donc, d'un côté, on peut dire que ça fait partie de la vie de tous les jours. D'un autre côté - je suis désolé, j'ai l'impression de paraphraser ce qui a été dit avant ! - il y a des raisons de se méfier.
Il y a d'abord les exemples du passé : l'amiante, le DDT, le platine des pots d'échappement qu'on trouve jusque dans les glaces du Groenland. On en trouve partout sur la planète, à des niveaux extrêmement faibles qui ne sont pas dangereux mais ça montre que lorsqu'on met un nouveau produit en circulation, il faut penser à tout. Peut-être qu'il y a moins de plomb dans l'air mais on est en train de recouvrir les pingouins de platine... Il faut penser à tout.
Autres effets observés. Les nanoparticules pénètrent dans l'organisme et peuvent s'accumuler dans le foie. Ça a été vu. Vous avez un article qui vient de sortir dans Nature où l'on voit de petites nanoparticules qui sont inhalées par le nez et qui réussissent à rentrer dans le cerveau. On l'avait vu dans les années 30 aussi, pour le virus de la polio, ce mécanisme de rentrée dans l'organisme.
Il y a beaucoup de choses qui ont été faites dans le domaine des nanoparticules mais ça ne vient pas de la communauté des nanosciences mais de la communauté de l'environnement. Beaucoup de choses se font avec l'air urbain, simplement.
Il y a des études épidémiologiques qui sont en cours, dont certaines d'ailleurs se font dans le cadre du réseau européen, d'autres aux USA, d'autres actions en France. On regarde les corrélations avec des pathologies, effectivement on en trouve. Mais le problème c'est que les nanoparticules, c'est comme le sable d'une plage, il y en a des tas de sortes. On ne sait pas si c'est un problème générique ou si c'est une espèce donnée de nanoparticules.
Il y a du travail en cours et je dirais qu'il y a des raisons de se méfier mais, en tant que chef d'un département de nanosciences, je dirais également que les nanosciences apportent de nouvelles façons de s'interroger sur ces problèmes qui existent, indépendamment de cette industrie. C'est un nouvel éclairage sur la pollution, sur les techniques de mesure et la caractérisation de ces objets. Donc je vois aussi comme bienfaits des nanosciences le fait qu'on ait une meilleure compréhension de notre environnement et des nouvelles techniques aussi.
Pour résumer, la situation est complexe. L'aspect moratoire me paraît difficile à mettre en oeuvre parce qu'il y aurait très peu de produits, si l'on était purs et durs, qui ne sont pas nanostructurés. On ne sait pas quel est le critère qui fait qu'un produit est dangereux.
Effectivement, le fait qu'il puisse relarguer des nanoparticules est dangereux mais cela reste à préciser. C'est effectivement un sujet d'étude important.
Après, on y reviendra, qui décide de la mise d'un produit sur le marché ? Est-ce qu'il faut une réglementation ou est-ce que ce qui existe est suffisant ?
Si on fait une analogie, ce genre de paradigme ressemble à ce qui s'est passé avec les OGM ; ils sont rentrés sur le marché et puis on a réfléchi après à la réglementation.
Je vais maintenant vous parler de la manipulation de la matière atome par atome. Je n'ai pas parlé de gelée grise, c'est plus général que ça.
Le but ultime des nanosciences, dans un siècle, ce sera de manipuler la matière atome par atome. Ça fait peur, ça se vend bien aussi... D'abord, je dirais que le vivant le fait. Le ribosome c'est une usine dans chaque cellule, il y en a des tas, qui prend le code génétique et qui fabrique des protéines avec. Ce n'est pas atome par atome, c'est acide aminé par acide aminé.
Les plantes qui poussent dans la nature, en fait, ce sont des nanorobots qui fabriquent des constituants de la plante, que ce soit la cellulose, les protéines, et ça pousse.
Le fromage, c'est un produit de haute technologie. Vous avez des organismes, des cellules qui bricolent le lait pour en faire du fromage.
Pour être plus sérieux, il y a un autre thème qui avait été lancé par Drexler, c'est cette manipulation ex nihilo. Il disait que l'évolution naturelle, la nature, a fait un truc formidable mais rien ne dit que c'est un optimum. Il prend une image assez proche de ça en disant que le cheval ne va jamais, sous l'influence de l'évolution naturelle, devenir une jeep. Il dit qu'il y a peut-être d'autres façons de faire mieux. C'est ce qui a été discuté dans son fameux livre.
C'est quelque chose qui est à très long terme. Personne n'a la moindre idée de comment faire quelque chose de ce type-là. Il y a actuellement des discussions sur le principe, sur la faisabilité. Je dirais que ça rejoint l'exobiologie. C'est un peu la question : existe-t-il une biologie parallèle qui ferait appel à autre chose que de l'ADN ou des protéines ?
C'est une question qui est à long terme. Les gens ne travaillent pas dans ce domaine mais on peut comparer ça avec l'état de l'art actuel, on sait faire des petits assemblages, des nanomoteurs.
Ce qui est le plus proche de cela actuellement, c'est plutôt l'aspect biotechnologies. Comme je vous l'avais dit, la nature fait ça, donc on peut laisser l'idée de Drexler à court terme qui consiste à dire : refaisons ce que fait la nature. Parce que vraiment, pour l'instant, c'est hors de portée, même s'il y a d'excellents livres de science fiction qui font peur...
Par contre, ce que font nos collègues biologistes, avec les physiciens, ce sont des choses qui ont des points communs. Par exemple, l'idée c'est de prendre le vivant et de le simplifier jusqu'à voir quel est l'être vivant minimum possible - il y a un programme aux Etats-Unis, il y a des recherches en Europe aussi -, quel organisme vivant a le moins de gènes, est le plus simple possible. C'est un petit peu pour voir ce qu'on peut faire pour maîtriser les choses.
Vous avez une bactérie célèbre, elle n'a que 517 paires de gènes, qui est l'un des organismes avec le plus petit génome. On arrive à réduire à peu près à 300 en l'aidant un petit peu à survivre. C'est pour l'instant l'organisme minimum.
Vous avez des projets plus futuristes notamment Craig Venter qui, après ses aventures sur le génome humain, s'est engagé dans un institut pour les énergies alternatives biologiques, qui a comme idée de créer des organismes synthétiques pour séquestrer le carbone -il veut larguer cela dans la mer pour absorber le gaz carbonique- ou alors pour fabriquer de l'hydrogène.
Ce genre de travaux pose des questions à court terme, on y reviendra, mais ce n'est pas une situation hors contrôle, c'est fait dans le cadre de comités d'éthiques.
Le dernier point, c'est les RFID. Ce sont ces petits objets de la taille d'un grain de riz qu'on peut implanter sous la peau et qui échangent des informations avec l'environnement.
Il y a eu, notamment aux Etats-Unis, des réactions assez fortes sur le fait que si on mettait ça dans des objets du commerce, on pouvait tracer les gens jusque chez eux, savoir ce qu'ils avaient acheté. Ce mouvement avait lancé des campagnes de boycott contre Gillette et Benetton parce qu'ils étaient suspectés d'avoir des projets dans ce sens.
Vous avez également des sociétés qui proposent d'implanter ça dans le corps. Cela a été fait, aux Etats-Unis, en Angleterre, à des fins de sécurité. Au Mexique, vous avez une société qui le propose pour vos enfants, pour les protéger contre les kidnappings.
Dans le domaine de la santé, lorsque vous avez un malade, plutôt qu'il soit à l'hôpital, c'est vrai qu'il est mieux qu'il puisse sortir de chez lui mais qu'on puisse éventuellement le retrouver.
Cela a été envisagé ; aussi, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, comme paiement sécurisé... Si on vous coupe le bras pour vous piquer la puce, je ne suis pas sûr que ça soit sécurisé...
Et cela a soulevé un autre type de réactions très intéressantes. Il y a énormément de choses sur le Web. Il est fait référence à un morceau de l'apocalypse qui prédit à peu près ce scénario : « Puis je vis monter de la mer une bête (...) et elle fit en sorte que tous, petits, grands et riches, reçussent une marque sur la main droite ou sur le front et que personne ne pût ni acheter ni vendre sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. »
Si vous tapez sur un moteur de recherche « Mark of the beast » ou « RFID », vous avez une quantité gigantesque d'items qui vont de la secte la plus allumée jusqu'à des articles de journaux tout à fait raisonnables.
Pour conclure, je dirais que je ne veux pas donner l'impression d'être catastrophique sur les risques, mais il y a beaucoup de choses qui existent et les questions sous-jacentes à toutes ces inquiétudes sont là et il y a des mécanismes qui existent, à discuter.
En gros, la question de base est : comment une société est informée de sa recherche -je n'ai pas dit « éduquée », j'ai dit « informée »- et maîtrise sa recherche, notamment qui décide quelle recherche faire et comment ça se passe ?
Dans la gamme « perte de contrôle - mauvais usages », c'est : comment un produit est-il lancé sur le marché ? Comment évaluer ses inconvénients ? Quelles mécanismes d'alerte si malgré tout on a fait une grave erreur (je pense au sang contaminé) et qu'on veut revenir en arrière ? Qu'est-ce qui est acceptable ? Parce que beaucoup de produits ont des inconvénients mais ils ont des avantages tels que, finalement, l'inconvénient peut être acceptable.
Et dans le domaine « transgressions - mauvais usages », quels garde-fous ? Quel rôle des scientifiques ?
Pour finir, je citerai Jean-Pierre DUPUY. Il y a une spécificité des nanosciences qui complique ce débat -j'ai essayé de vous montrer dans chacun des transparents- c'est que, des nanosciences, on en fait depuis des millénaires, depuis toujours. En même temps, lorsqu'il faut lever des fonds ou publier un papier, on parle évidemment de révolution, de promesses, de choses nouvelles.
Ce sont deux discours qui, de mon point de vue, sont tout à fait acceptables et cohérents mais qui, en ordre dispersé à l'extérieur, peuvent brouiller le message et créer des débats qui n'ont pas forcément raison d'être. Merci.
M. Alain CIROU
Merci, Louis LAURENT. La nécessité de formations interdisciplinaires pour apprécier les conséquences sociales est le thème de l'intervention suivante par M. Bertrand FOURCADE de l'Université Joseph Fourier à Grenoble.
La nécessité de formations interdisciplinaires