CONCLUSION :  LE RISQUE ÉPIDÉMIQUE RÉVÉLATEUR DES PEURS D'UNE SOCIÉTÉ - M. LE PROFESSEUR PATRICE BOURDELAIX, ECOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

Je vous remercie beaucoup de votre invitation. Il est vrai que je ne suis ni politique ni scientifique mais seulement historien, sociologue et démographe. Je me suis demandé si je devais interpréter votre invitation à conclure cette matinée comme l'indice de la gravité exceptionnelle de la situation du risque épidémique. Finalement, j'ai plutôt fait l'hypothèse d'un intérêt pour les savoirs accumulés par les sciences sociales au cours des vingt dernières années dans de très nombreuses études et recherches dont je ne donnerai ici qu'une vue très cavalière. Il m'a également semblé que l'interrogation portait sur l'aptitude de ce savoir à être utile à la prise de décision. Aussi est-ce dans cette direction que je développerai mon intervention.

Il me paraît tout d'abord important de souligner dans cette enceinte que le contrôle des grandes épidémies dans l'histoire de l'humanité a été effectué dans les pays aujourd'hui riches grâce à l'action délibérée des groupes humains et de leurs élites. C'est la raison pour laquelle j'ai accepté de venir m'exprimer. Même si le monde des micro-organismes possède sa logique propre, sa rencontre avec les hommes est placée sous le contrôle de ces derniers. Ce contrôle s'exerce de multiples manières (contrôle aux frontières, contrôle sanitaire) même si l'on sait plus souvent illustrer ses échecs que ses réussites. Il y a également les politiques de santé publique : assainissement des villes, salubrité des logements (que tous les responsables locaux connaissent bien), organisation des campagnes de santé publique, mise en oeuvre de politiques internationales de lutte contre les grandes pandémies.

A l'actif de l'action délibérée des hommes apparaissent aussi tous les résultats de la recherche scientifique (en particulier depuis la fin du XIX e siècle). Ils ont permis d'identifier les agents pathogènes, leurs vecteurs et de mettre au point des parades thérapeutiques finalement remarquablement efficaces à mes yeux (vaccinations, traitements antibiotiques et antiviraux).

La lutte contre les épidémies s'est finalement exercée sur une perspective longue par une protection géographique de périphérie ainsi que par une mise en oeuvre de politiques intérieures qui permettaient d'améliorer l'état sanitaire des populations et également de rendre celles-ci plus résistantes aux agressions infectieuses. La lutte contre la pauvreté depuis le milieu du XIX e siècle en Europe en est un exemple. La mise en oeuvre des grands systèmes de protection sociale garantissant un accès aux soins au XX e siècle va également dans ce sens. Nos sociétés ont donc compris depuis longtemps que la marginalité et l'exclusion sociale constituaient en fait les éléments de faiblesse face à la menace des maladies infectieuses.

Quelles sont alors les causes de l'inquiétude actuelle ? L'actualité récente du SRAS, de la grippe, ou de la peste aviaire comme on disait encore il y a quelques années, montre à quel point les pays occidentaux, même riches, ne sont plus à l'abri d'une grande épidémie venue de cet Orient qui, dans nos représentations collectives, constitue un monde très menaçant depuis très longtemps. Dans le modèle épidémiologique que nous avons à l'esprit (même nous, historiens), tous les paramètres sont par conséquent alarmants : les conditions locales des régions économiquement pauvres mais riches en nouveaux virus (je pense à la Chine et au Sud-Est asiatique) ; l'ouverture vers les autres régions du monde avides de produits bon marché ; l'ampleur des échanges et la mobilité des hommes ; la rapidité des communications.

Toutes les expériences historiques similaires d'ouverture de nouveaux territoires et de changements d'échelle dans les relations internationales se sont soldées par des grandes catastrophes pandémiques (la peste noire, les grandes épidémies de choléra du XIX e siècle, la grippe espagnole). Cette expérience permet de justifier la vigilance actuelle des experts qui sont quasiment un peu surpris (je le suis également) qu'aucune catastrophe sanitaire ne se soit encore produite. Ce n'est pas un hasard si le spectre de la grippe espagnole et de ses 25 à 50 millions de morts est très présent.

Une autre cause de l'extrême sensibilité de nos contemporains aux cas, mêmes sporadiques, de maladies infectieuses comme la listériose ou la légionellose est à rechercher dans leurs représentations du progrès et de leur place dans le monde. Depuis deux siècles, le discours des élites scientifiques, relayé par les élites politiques, a proposé comme aune majeure du progrès l'éradication successive des maladies infectieuses. Ce projet a été très porteur pendant plus d'un siècle et demi, jusque dans les années 70 où l'on s'est aperçu que les logiques du vivant ne permettaient pas d'envisager une telle fin de l'histoire. Cet horizon historique d'éradication demeure enraciné dans les consciences de nos contemporains et le progrès des sociétés se mesure aujourd'hui encore à la croissance de l'espérance de vie comme au contrôle des maladies infectieuses qui sont d'ailleurs historiquement liés.

La protection de la vie individuelle est plus que jamais au coeur de nos sociétés fortement sécularisées. L'entretien des corps par le sport, la diététique, les préoccupations esthétiques, l'ampleur de la demande des soins médicaux en fournit des indices. La manifestation de phénomènes épidémiques est par conséquent perçue par nos contemporains comme une incongruité au coeur de nos sociétés riches, comme une sorte de menace de régression et de déclassement sur l'échelle internationale dont la cause ne peut finalement se situer que dans quelques dysfonctionnements plus ou moins coupables ou inattentifs de notre société. Pour autant, cette appréhension ne conduit pas nos contemporains à s'isoler du monde par crainte des contaminations extérieures. Le tourisme de masse est un contre-exemple et une nuance à mes affirmations un peu trop rapides.

J'évoquerai quelques leçons de la gestion collective des épidémies. Les réactions de la population aux épidémies, les décisions des professionnels et les décisions publiques construisent socialement les épidémies et la manière dont elles modifieront finalement les sociétés qu'elles pénètrent. Chaque épidémie conduit à la stigmatisation sociale de certaines populations qui deviennent plus ou moins des boucs émissaires. Dans le passé, il pouvait s'agir des juifs, des pauvres, des étrangers. Au début de l'épidémie de Sida, n'oubliez pas que les homosexuels et les drogués ont également été traités de façon assez stigmatisante. Cette stigmatisation a souvent été épaulée, de façon involontaire, par des décisions de politique publique et par les travaux des épidémiologistes, des sociologues et des scientifiques en général qui mettaient simplement en évidence les itinéraires de contamination, de concentration sociale ou géographique des cas. Dans les représentations collectives, des régions entières ont également été stigmatisées. J'ai évoqué précédemment les pays du Moyen-Orient dans la gestion de notre sécurité sanitaire européenne pendant plus d'un siècle. Plus récemment, nous avons constaté que la Chine était l'objet de nombreux soupçons.

Chaque épidémie grave permet également aux forces sociales et politiques de définir nos nouveaux rapports de force. C'est une opportunité à saisir. En général, il s'agit toujours de moments favorables à une sorte de normalisation ou à un renforcement du respect des réglementations et parfois même à l'avènement d'une nouvelle profession médicale. Je citerai un seul exemple qui concerne la Chine et le SRAS. Ce pays qui avait toujours refusé (en tout cas officiellement) l'entrée de son territoire aux spécialistes de l'OMS a finalement été contraint d'ouvrir ses frontières à l'observation. Dans ces circonstances, les enjeux de santé publique ont également laissé place rapidement aux enjeux économiques car la globalisation ne saurait résister aux dangers d'importation des épidémies avec les produits à bas coûts. Sur ce plan, l'histoire me semble se répéter de temps en temps.

L'acceptabilité des mesures de lutte contre les épidémies est évidemment un point particulièrement sensible. Dans toutes les cultures, ce qui est le moins bien accepté concerne les perturbations apportées aux rituels de la mort. Il faut s'en souvenir, même au nom de l'intérêt sanitaire collectif. Ces mesures ont toujours suscité des révoltes ou des réactions très violentes. Les mesures qui paraissent contradictoires ou qui semblent dissimuler des faits sont également très mal perçues. Elles sont à l'origine de la méfiance envers les autorités et peuvent même conduire à des phénomènes de panique ainsi que nous en avons connus il y a peu de temps.

Pour l'opinion, le seuil d'intervention contre une épidémie doit aujourd'hui être très bas. Il s'agit d'agir très rapidement, dès que les premiers soupçons pèsent sur des premiers cas possibles. Cela ne permet plus aux pouvoirs publics de se réfugier derrière la masse des cas à traiter. En cas d'épidémie, cela submerge évidemment tous les dispositifs mis en place. Par exemple, en 2003, lors de la menace de SRAS, la population eut la surprise de constater l'impréparation totale des grands aéroports français. Ils ne proposaient même pas de masques rudimentaires de protection en nombre suffisant et n'avaient pas prévu de salle pour isoler, ne serait-ce que quelques heures, les passagers d'un avion suspect.

Une analyse de longue durée des épidémiologies montre qu'il n'y a pourtant aucune surprise : le danger viendra probablement par les airs et le premier lieu de contrôle possible se situe donc dans les aéroports comme il se situait autrefois dans les ports, même s'il y a beaucoup de différences entre le passé et aujourd'hui. Faut-il alors laisser les passagers essaimer dans tout le pays ou tenter un premier filtrage et une première temporisation ? C'est l'une des questions auxquelles nous sommes confrontés depuis la mise en place au cours du deuxième tiers du XIX e siècle en Angleterre de ce que nous appelons dans notre jargon « l'english system » .

Je terminerai néanmoins par une bonne nouvelle pour les responsables politiques : toute mesure prise par les responsables politiques afin de préserver la santé de leurs mandants se traduit aujourd'hui par l'acquisition d'un surcroît de légitimité. Profitez-en. À l'inverse, si l'opinion considère que les politiques n'ont pas fait face à leurs responsabilités, n'ont pas anticipé des situations probables, les reproches, voire les accusations, peuvent s'accumuler et nous en avons des exemples.

A une époque où les marges de manoeuvre de la représentation parlementaire sont limitées tout autant par les directives européennes que par les contraintes de la globalisation et où l'évolution des moeurs n'attend guère leur bénédiction, il me semble que la gestion des risques collectifs est désormais l'un des rôles majeurs et valorisants des responsables politiques nationaux. Il y a ici une question d'échelle évoquée précédemment par Monsieur le Professeur Gilles BRÜCKER. Par chance, elle bénéficie en outre actuellement d'un large consensus et se trouve dotée d'une forte légitimité, ce qui vous ouvre les portes à une action réelle.

Il me semble que mettre en place des mesures de retardement de la progression des épidémies est aujourd'hui beaucoup plus important qu'autrefois alors que l'on y prend moins garde. Car en dépit de l'énorme potentiel de recherche et ainsi que cela a été dit précédemment, plusieurs mois seront probablement nécessaires avant de disposer d'un éventuel vaccin. Chaque mois gagné sur la propagation géographique de l'épidémie représente donc la sauvegarde de plusieurs dizaines, centaines ou milliers de vies. C'est sur ce maillon de la défense contre la maladie, finalement très classique et très « vieux jeu », qu'il convient également de se pencher ainsi que sur ses différentes échelles (internationale, nationale, régionale, départementale, etc.). Ne pas prévoir de dispositif afin de ralentir la marche de l'épidémie équivaut d'une certaine manière à accepter des milliers de morts supplémentaires. Nous avons eu beaucoup de chance que le SRAS ne soit pas un virus beaucoup plus virulent mais simplement une « gentille » alarme. Profitons-en.

Le rôle de l'État est indiscutable. Il assure la priorité de l'intérêt général sur les intérêts catégoriels ou particuliers. Seule la contrainte peut par exemple imposer aux aéroports des dispositifs minimaux mis en place de façon systématique et préventive et non pas à la hâte lorsque le danger est déjà présent.

En conclusion, tout se passe comme si les hommes ne savaient pas anticiper les retournements de conjoncture, qu'il s'agisse du marché boursier, immobilier, de la situation économique générale ou épidémiologique. Instinctivement tous les responsables prolongent les tendances observées au cours des décennies qui précèdent. Par exemple, la fin du libre-échange et de la globalisation n'est jamais envisagée sérieusement (cela semble si sot et pourtant...) ni le retour d'une grave pandémie, sauf ici aujourd'hui, ce qui est très bien.

Ainsi que le montrent toutes nos enquêtes, l'opinion semble pourtant plus exigeante sur ce plan, en particulier en termes de santé et de survie. C'est « l'effet boomerang » de la culpabilisation dont les populations ont été victimes (et bénéficiaires) depuis le XIX e siècle sous l'effet de l'action vigoureuse des mouvements hygiénistes. Ceux qui m'ont lu savent que je ne suis pas un anti-hygiéniste. D'un autre côté, je ne connais pas non plus de transition sanitaire épidémiologique qui se soit développée sans mouvement hygiéniste par définition coercitif, au moins sur les comportements.

Aujourd'hui, cette nouvelle frontière présente donc une triple dimension : la poursuite de la lutte contre toutes les maladies infectieuses sur le plan scientifique (ainsi que nous l'avons entendu) ; l'intégration culturelle des populations immigrées (ce que nous avons moins entendu) auxquelles il convient de faire partager progressivement et sans stigmatisation sociale un idéal hygiéniste européen vieux de deux siècles mais que nous avons acquis petit à petit ; l'adossement au développement économique qui est la clé de notre succès global pour l'instant .

L'utopie de l'éradication des épidémies a été porteuse de progrès et de réussites. Le spectacle de la situation sanitaire internationale montre que la santé publique n'est jamais stabilisée ni acquise, qu'il s'agit d'une entreprise sans fin fondée sur la conviction d'un progrès possible pour tous. Je vous remercie.

Mme Marie-Christine BLANDIN

Merci beaucoup pour cette ouverture de portes, le souffle que cela nous donne et les menaces que cela fait peser sur nous. S'agissant de la légitimité, nous avons entendu votre message. Je peux vous dire que nous avons mis des atouts supplémentaires de notre côté puisque, exceptionnellement, ce rapport de l'Office parlementaire repose sur un homme et une femme, un député et une sénatrice qui ne siègent pas dans les mêmes partis ni sur les mêmes bancs politiques. Nous avons également un excellent administrateur qui vous a tous contactés et a bien préparé cette audition.

Nous avons puisé notre légitimité dans la richesse de tous ceux que nous avons auditionnés. Je rappelle qu'il y a ce temps public parce que nous avons souhaité partager mais également de nombreux temps bilatéraux au cours desquels les entretiens sont davantage développés. Chaque fois que nous entendions certaines choses, nous pensions à une autre audition nécessaire. Étant donné tout ce que nous avons entendu, nous clôturerons néanmoins très vite ce rapport afin que la pandémie n'arrive pas avant sa clôture ! Je passe la parole à Monsieur Jean-Pierre DOOR qui a été l'initiateur de ce rapport.

M. Jean-Pierre DOOR

Merci. Je tiens également à remercier tous les orateurs de cette matinée pour l'intérêt et la richesse de leurs interventions. Je pense effectivement que cela servira incontestablement à clôturer ce rapport pour le début du mois de mai. Je retiendrai de cette matinée la conclusion fort aimable et sympathique de notre dernier orateur pour le milieu politique parce que ce n'est pas coutumier. Merci à vous tous et à bientôt.

(La séance est levée à 13 heures 40.)

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