LA PRÉVENTION DU VIH - M. LE PROFESSEUR MICHEL KAZATCHINE, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'AGENCE NATIONALE DE RECHERCHE SUR LE SIDA (ANRS)

Je vous remercie de votre invitation. Comme vous le savez, la pandémie du VIH-Sida est un enjeu sanitaire, démographique, social et politique majeur dans les pays en développement. C'est un enjeu émergeant dans les pays de l'Europe de l'Est, principalement lié à l'extension de l'usage de drogues. C'est un problème de santé publique toujours présent en Europe de l'Ouest et aux États-Unis. Dans tous les cas, cela reste un enjeu majeur de prévention puisque cette épidémie continue de croître rapidement et de s'étendre géographiquement dans le monde. Elle n'a pas encore atteint son pic, certains chercheurs disent qu'il pourrait n'être atteint que vers 2040.

En France, c'est une épidémie relativement concentrée qui ne s'est pas généralisée à la population globale. Dans notre pays, nous estimons qu'il y a environ 100 000 personnes infectées par le virus du Sida. Il y a deux mois, l'InVS a publié des chiffres à partir des données qu'il a recueillies avec la nouvelle déclaration obligatoire des cas de séropositivité et on diagnostique environ 6 000 nouveaux cas d'infection en France. Il est plus difficile de connaître le nombre de nouvelles infections actuellement. Les chercheurs l'estiment à environ 4 000 à 5 000 par an, soit près de 15 par jour dont un peu plus de la moitié en région parisienne. Cette incidence des nouveaux cas est en augmentation puisque nous estimons qu'elle était environ de 2 000 à 2 500 par an en 1997-1998 et de 4 000 à 5 000 en 2001-2003. Cette augmentation était un peu prévisible puisque nous avions noté une reprise des comportements à risque de transmission sexuelle du VIH dans la population ces dernières années ; la résurgence de certaines maladies sexuellement transmissibles telles que la syphilis ; un net relâchement des comportements de prévention mis en évidence dans les enquêtes réalisées ; un accroissement continu de la proportion de diagnostics positifs dans les centres de dépistage anonyme et gratuit parisiens depuis 1998. Cette tendance est également constatée en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

En France, il n'y a pas d'extension majeure de l'épidémie dans la population générale à court et à moyen terme. Elle reste confinée à ce que l'on avait appelé au début de l'épidémie « les groupes à risques ». Néanmoins, il existe une diffusion lente en population hétérosexuelle et l'épidémie tend à se féminiser. Le diagnostic tend à être fait chez des femmes de plus en plus jeunes alors que l'âge au diagnostic chez les hommes augmente. À moyen terme, il reste des incertitudes liées aux mouvements de population (compte tenu que l'épidémie est hors de contrôle dans les pays en développement) ; à la transmission de virus résistants (chacun a à l'esprit le cas évoqué il y a trois jours de ce patient new-yorkais qui a été contaminé par un virus multirésistant) ; à la possibilité de reprise épidémique dans les groupes très exposés.

S'il y a une stabilité du nombre de nouveaux cas de Sida diagnostiqués chez les homosexuels masculins, il y a néanmoins une reprise des maladies sexuellement transmissibles et une incertitude sur la façon dont les homosexuels répondront dorénavant aux messages de prévention. Il y a un très net contraste entre ce que nous avons observé dans les années 80, où la communauté homosexuelle a connu des transformations majeures de ses modes de vie (changement des pratiques sexuelles, baisse du nombre de partenaires, adoption forte du préservatif), et ce que nous connaissons depuis la fin des années 90 avec une contestation de la norme préventive, une augmentation du nombre de partenaires et une prise de risque par des rapports non protégés.

Les explications de ce relâchement de prévention sont multiples. On a tout d'abord pensé qu'il s'agissait de ce que l'on a appelé « l'optimisme thérapeutique », c'est-à-dire une surestimation de l'efficacité des traitements, mais les chercheurs en sciences sociales retiennent deux autres explications. Chez les homosexuels de plus de 40 ans, il y aurait tout simplement une sorte de lassitude vis-à-vis de la prévention qui est quotidiennement présente depuis le début des années 80. D'autre part, les nouvelles générations seraient moins sensibles à la question du Sida et de la prévention puisque les jeunes entrent maintenant dans leur vie sexuelle à une période où l'angoisse quotidienne du Sida pèse beaucoup moins dans notre société que ce n'était le cas au début des années 90.

Les usagers de drogues en France représentent un exemple du succès de la prévention. Ils ont été atteints très tôt dans l'histoire de l'épidémie et atteints très jeunes. C'était un groupe extrêmement prévalant pour l'infection par le virus du Sida. Depuis le début des années 90, nous assistons à une baisse continue des nouveaux cas de Sida dans cette population qui ne comporte quasiment pas de nouveaux cas incidents. Ceci est dû au développement des traitements de substitution, à la politique dite « de réduction des risques », aux programmes à « bas seuils », à la baisse du recours à l'injection. Pour l'avenir, il y a toutefois un risque de déstabilisation, en particulier des comportements préventifs sexuels, lié à la diffusion de la cocaïne et à une certaine reprise de l'héroïne à laquelle nous assistons actuellement.

Dans le rapport de Monsieur le Professeur Gilles BRÜCKER et de l'InVS du 1 er décembre 2003, il est clair que parmi les nouveaux cas de Sida diagnostiqués (je ne parle pas forcément des nouvelles infections mais des cas nouvellement diagnostiqués), la population migrante représente une proportion importante. Nous connaissons encore très peu de chose sur ces populations, sur leur vie affective et sexuelle. Elles posent bien sûr des problèmes singuliers liés à la stigmatisation, à la discrimination dans la relation de leurs communautés avec notre société. Ainsi que cela est constaté dans les hôpitaux pour les femmes africaines enceintes, ces populations ont souvent une relation singulière avec la fécondité. Le risque est évidemment accru par l'instabilité relative à l'obtention des cartes de séjour. C'est une population indiscutablement vulnérable dont on connaît trop peu de chose pour pouvoir adapter véritablement nos pratiques de prévention.

Dans la population générale, nous disposons d'un outil de surveillance : les enquêtes Knowledge, attitudes, beliefs and practices (KABP) qui sont répétées tous les deux à trois ans. Depuis 1990, et singulièrement depuis 2001, elles ont montré que, alors que dans les années 80 et au début des années 90, il y avait eu une forte augmentation des scores de connaissance des modes de transmission du Sida, on assiste à une baisse de ces connaissances dans la population générale ; à une baisse de la confiance dans l'efficacité du préservatif (en particulier chez les jeunes de 18 à 24 ans) ; à une moindre crainte de ce que peut représenter le Sida pour soi-même (alors que 44 % des personnes interrogées craignaient le Sida pour elles-mêmes en 1994, ce chiffre était de 34 % en 1998 et de 28 % en 2001) ; à un moindre intérêt pour les campagnes de prévention (41 % des personnes se sentaient concernées par ces campagnes en 1994 contre seulement 30 % en 2001).

La prévention dans le domaine du VIH est bien sûr très singulière. Du fait de ce que je viens de dire sur les populations particulièrement concernées, nous avons une double contrainte très difficile en termes de prévention : parvenir à la fois à cibler les populations les plus concernées pour maximaliser l'efficacité préventive et à s'adresser de façon indifférenciée à l'ensemble de la population, en particulier pour minimiser les risques de discrimination et de stigmatisation.

La politique de prévention du Sida a été une rupture avec les modes antérieurs de pensée et avec les mécanismes antérieurs de gestion des épidémies et des maladies infectieuses. Nous avons en quelque sorte assisté à une minimisation du contrôle et de l'obligation au profit de l'incitation au changement des comportements individuels avec une participation active des associations, des organisations non-gouvernementales et la mise en place de dispositifs spécifiques au VIH distincts des dispositifs généraux de prévention et de soins. Dans ce cas particulier, le Sida a été une fois de plus ce que Daniel DEFERRE avait appelé « le réformateur social ». Je voulais souligner cette cassure dans les modes habituels de prévention des maladies infectieuses.

Les interventions de prévention dont nous disposons sont l'information, l'éducation, la promotion du changement des comportements et le dépistage. Yves COQUIN a fait allusion aux questions qui se posent actuellement pour les pays en développement mais aussi dans certaines populations urbaines en Europe et aux États-Unis (évoquées dans l'article récent auquel il a fait allusion). Il s'agit de favoriser le dépistage en passant de la politique du « opt-in » que nous avons poursuivie jusqu'à présent (en incitant la personne à se présenter volontairement dans un centre de dépistage) à la politique du « opt-out » où le dépistage sera systématiquement proposé à la personne qui se présentera dans les lieux de soins ou d'autres lieux et pratiqué dans tous les cas sauf si la personne s'y oppose expressément.

Maintenant que les pays en développement entrent véritablement dans la période d'accès au traitement, il devient essentiel en 2005 de replacer le dépistage au centre de l'accès à la prévention et au traitement. Pour cela, il faudra probablement modifier nos attitudes vis-à-vis du dépistage. Nous disposons bien sûr de la promotion du préservatif. Cette promotion peut être relativement simple dans le quartier du Marais ou celui de Castro à San Francisco, elle peut être beaucoup plus difficile dans d'autres communautés culturelles de notre pays et a fortiori dans d'autres pays du monde.

Pour les usagers de drogues, la prévention consiste aussi à réduire les risques. Je souhaiterais souligner à nouveau les succès que nous avons rencontrés en France et dans certains pays d'Europe de l'Ouest à ce sujet. Ce succès contraste d'autant plus avec la situation catastrophique que l'on connaît actuellement en Russie et en Ukraine où l'épidémie croît le plus rapidement au monde. En 1995, en Russie, quelques milliers de cas de séropositivité étaient rapportés. L'ONU-Sida estime qu'environ un million de personnes sont maintenant infectées. Le virus est avant tout véhiculé par les usagers de drogues qui représentent un peu plus de 1 % de la population générale. C'est de plus un pays où l'accès aux traitements substitutifs (méthadone, buprénorphine) n'est pas autorisé (ces drogues sont considérées comme des drogues addictives et illégales) ; où il n'y a aucune politique de réduction des risques ; où il y a un déni de la réalité de l'infection.

Parmi les interventions de prévention, il y a les antirétroviraux eux-mêmes. Nous savons que ces médicaments permettent de prévenir la transmission du virus de la mère infectée à l'enfant pendant la grossesse. Nous pensons également que si nous parvenions à obtenir un seuil de couverture estimé à près de 30 % de la population générale infectée avec des médicaments dans les pays en développement, la charge virale moyenne de la population infectée s'abaisserait de telle sorte que le virus se transmettrait moins et que l'on parviendrait ainsi à freiner l'épidémie.

Les espoirs de vaccins sont encore modestes mais, ainsi que l'a dit Monsieur le Professeur Philippe Kourilsky précédemment, la recherche sur le vaccin anti-Sida doit être une urgence et une priorité. Elle n'est pas suffisamment ressentie comme telle.

Parmi les interventions de prévention, je parlerai enfin de la mobilisation du monde politique. Il est clair que c'est dans les pays où les politiques ont eux-mêmes pris l'initiative de porter ouvertement le sujet du Sida dans la population que la prévention a été la plus efficace.

Je terminerai sur les pays en développement. Vous savez que près de 5 millions de personnes sont nouvellement infectées chaque année dans les pays en développement, majoritairement des femmes et des 15-29 ans. Cela concerne bien sûr l'Afrique subsaharienne mais également l'Asie du Sud, l'Asie du Sud-Est, l'Inde, la Chine, les pays de l'ancien bloc soviétique et les Caraïbes. Dans ces pays, la prévention se heurte à des difficultés majeures et à des limites sociales, logistiques et culturelles évidentes. Maintenant que nous sommes à l'ère de l'accès accru aux traitements, un débat s'est ouvert sur l'opposition entre prévention et traitement. Ce débat se poursuit malheureusement mais la position de l'Organisation mondiale de la santé, dans son initiative « Three by five », est claire : prévention et traitement se complètent. Comment peut-on inciter quelqu'un à se dépister si la seule sanction du test de dépistage est la discrimination, le rejet de sa communauté et l'absence d'espoir de traitement ? Nous savons également par expérience que c'est dans les pays qui se sont engagés le plus tôt dans les traitements (Brésil, Sénégal, Ouganda, Thaïlande) que l'efficacité de la prévention a été la plus grande.

L'optimisme thérapeutique pouvant être l'une des sources du relâchement de la prévention dans les pays du Nord, on a craint que l'arrivée des traitements dans les pays du Sud conduise également à ce relâchement. Les données recueillies par les chercheurs (en particulier les chercheurs de l'IRD au Sénégal et en Côte d'Ivoire) montrent cependant clairement (en tout cas jusqu'à présent) que l'adhérence au traitement dans les pays du Sud est tout aussi bonne, voire meilleure que dans les pays du Nord et que l'incidence des souches de virus résistantes est moindre que ce qui est été constaté dans les pays du Nord. Pour ces personnes, l'enjeu des traitements est donc vécu de façon très différente de celle dont il est vécu dans le Nord. L'obstacle principal à l'observance reste le coût des médicaments, ce qui soulève la question de la gratuité des médicaments dans les initiatives internationales (le Fonds mondial, l'initiative présidentielle américaine et les autres initiatives multilatérales ou bilatérales d'accès au traitement).

Aux côtés des organisations internationales, la France porte politiquement et très fortement le plaidoyer d'un accès aux traitements très étroitement lié à l'accès à la prévention. Cet accès à la prévention passe par les questions difficiles du dépistage, du changement des comportements et par un effort accru de recherche sur le vaccin.

M. Jean-Pierre DOOR

Merci Professeur. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et c'est toujours intéressant de vous entendre. Parallèlement à votre vision optimiste sur certains points, je retiens un point majeur inquiétant qui fait frémir : le relâchement des préventions.

La conclusion sera faite par Monsieur Patrice BOURDELAIX qui n'est ni politique, ni scientifique. Il va nous parler des peurs de la société face au risque épidémique.

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