12.2.1.1.1.1.1.1.5 Audition de MM. Lionel FONTAGNÉ et
Hervé LORENZI,
membres du Conseil d'analyse économique
(mardi 29 mars 2005)
Au préalable, M. Jean Arthuis, président , a rappelé que cette audition intervenait dans le cadre d'un programme de travail de la commission relatif aux délocalisations, après la remise de deux études extérieures, l'une sur les perspectives de délocalisation des emplois de services, l'autre relative à l'impact de l'évolution du mode de consommation des ménages sur la localisation d'activités.
M. Lionel Fontagné a indiqué que le rapport réalisé avec M. Jean-Hervé Lorenzi pour le Conseil d'analyse économique mettait en évidence une nouvelle donne en matière de commerce international, datant ce tournant des années 1999-2000. Il a mis en évidence l'émergence de pays dotés d'un très large spectre d'avantages comparatifs, Inde et Chine notamment, dans la division internationale du travail. Il a observé un phénomène « d'aspiration » des emplois vers les pays à bas salaires, citant l'exemple de l'industrie japonaise, qui employait en 1990 15 millions de salariés au Japon et 1,2 million à l'étranger, et qui, dix ans plus tard, avait supprimé deux millions d'emplois au Japon et créé 1,6 million d'emplois à l'étranger. Il a observé que 100.000 emplois industriels étaient supprimés chaque année en France, mais que la part de l'industrie dans la richesse créée restait stable depuis 20 ans, autour de 17 à 18 % de la valeur ajoutée. Il a montré ainsi que l'industrie créait autant de valeur ajoutée avec moins de main-d'oeuvre. Il a souligné les limites des politiques de réindustrialisation menées dans certains bassins d'emplois, qui n'avaient pu empêcher, quelques années après, la fermeture d'usines à haute intensité de main-d'oeuvre attirées dans ces territoires grâce, notamment, à des subventions publiques. Il a rappelé que les délocalisations étaient à l'origine, chaque année, de la perte de 8.000 emplois, ce qui était très inférieur aux chiffres de 100.000 emplois observés au Royaume-Uni, ce pays considérant que les délocalisations étaient, pour son économie, un vecteur de compétitivité accrue. En ce qui concernait les emplois en France, il a jugé que la désindustrialisation n'était pas compensée par une spécialisation dans les services. Il a rappelé, par ailleurs, le lien entre niveau de vie dans les différents pays et productivité des salariés.
Analysant les conséquences de l'émergence des pays du Sud dans le commerce international, bénéficiant à la fois de la « productivité du Nord et des salaires du Sud », il a indiqué que ceci avait pour effet une sélection des produits sur lesquels les entreprises du Nord pouvaient conserver une compétitivité et une spécialisation de plus en plus fine des entreprises, au sein des différents secteurs d'activité. Il a estimé que l'ouverture des marchés conduisait à une réduction de l'importance de la fonction de production au profit de fonctions liées à la gestion de la complexité, complexité qu'il a attribuée au fractionnement des processus de production et aux enjeux importants qui en découlaient en matière de logistique.
Sur un plan macro-économique, il a souligné la difficulté à rendre compte du phénomène des délocalisations, les indicateurs étant vraisemblablement trop pauvres pour évaluer des impacts locaux et pour juger de ce qui se serait passé si l'entreprise n'avait pas délocalisé. Il a montré le décalage entre l'urgence du court terme qui nécessitait, dans les bassins d'emplois touchés par des délocalisations, une implantation de nouvelles activités en phase avec un niveau de qualification des personnes généralement peu élevé, et l'action de long terme qui exigeait d'accroître le niveau de qualification, afin de garder une avance technologique. Il a évoqué le « modèle français » de développement consistant à préférer des secteurs aux investissements cumulatifs, rappelant l'exemple de la part prise par la France dans les activités d'Airbus.
M. Jean Arthuis, président , a fait observer que certaines usines du Pakistan bénéficiaient désormais des mêmes avantages technologiques que celles des pays du Nord et a évoqué le cas d'usines chinoises conçues pour fabriquer des trains d'atterrissage pour Airbus.
M. Jean-Hervé Lorenzi , en réponse, a indiqué que c'était précisément pour cette raison que le rapport remis au Conseil d'analyse économique (CAE) s'intitulait « Désindustrialisation, délocalisations » jugeant que le réel problème était, en définitive, celui de la désindustrialisation, s'inquiétant de la « perte de substance » du tissu industriel français. Il a souligné la fin du paradigme consistant à imaginer une division internationale du travail reposant sur un emploi non qualifié au Sud et un emploi très qualifié, lié notamment à la recherche et au développement, au Nord. Il a néanmoins rappelé que l'adaptation des économies reposait toujours sur le cercle vertueux suivant : investissement dans le savoir, innovation, productivité et croissance. Abordant les propositions du rapport du CAE, il a montré que la France se caractérisait à l'heure actuelle par une grande incertitude devant l'avenir, un diagnostic partagé quant aux principales difficultés, mais une incapacité à mener une politique économique lisible. Il a observé qu'il était indispensable de mieux articuler les rapports entre les universités, les centres de recherche et l'industrie, remarquant tout l'intérêt des pôles de compétitivité tout en s'inquiétant des initiatives parallèles lancées par le gouvernement avec la création d'une agence pour l'innovation industrielle, initiée par le rapport de M. Jean-Louis Beffa et le projet de création de pôles de recherche prévu par le projet de loi d'orientation sur la recherche. S'il s'est félicité du nombre de propositions de création de pôles de compétitivité suscité par l'appel d'offres de la DATAR, il a souligné la nécessité de distinguer ces pôles entre ceux de niveau mondial, ceux de niveau européen et ceux de niveau national.
Il a souhaité, par ailleurs, qu'une plus grande attention soit portée à la nationalité des entreprises, mettant en évidence que celle-ci existait encore bel et bien, rappelant le lien entre la localisation des centres de décision et les activités à plus forte valeur ajoutée, comme celle de la recherche. Il a considéré qu'une politique industrielle restait indispensable, mettant en exergue, par exemple, le retard de l'Europe en matière de biotechnologies, mais que celle-ci devait dorénavant être mise en oeuvre à l'échelle communautaire. Enfin, il a souligné l'aide substantielle apportée par les administrations américaines à leur industrie dans tous les domaines, qu'il s'agisse par exemple, de prêts bonifiés ou d'une politique d'achats adaptée.
En réponse à une question de M. Philippe Marini, rapporteur général, sur l'intérêt, pour lutter contre les délocalisations, de l'introduction d'une « TVA sociale » et d'une réforme de la taxe professionnelle, M. Jean-Hervé Lorenzi a indiqué que l'idée de « TVA sociale » méritait d'être analysée plus en détail et que le principe d'une réforme de la taxe professionnelle, dans un sens plus favorable à l'industrie, était nécessaire, puisque le coeur des économies résidait dans l'industrie.
M. Lionel Fontagné a indiqué, en complément, que les économistes considéraient habituellement que la fiscalité avait un impact réel, mais limité, sur les décisions de localisation des activités, jugeant que beaucoup avait déjà était fait pour alléger les charges sociales sur les emplois non qualifiés. En réponse à une intervention de M. Jean Arthuis, président , rappelant que l'industrie avait un fort effet d'entraînement sur le tertiaire, il a montré le flou de la frontière entre industrie et services face aux emplois supprimés dans l'industrie. Il a mis en avant l'important gisement d'emplois non créés en France.
M. Jacques Baudot , évoquant le cas de la région Lorraine et la crise de la sidérurgie, s'est montré inquiet quant à l'évolution de l'emploi, rappelant que beaucoup avait été fait avec des financements publics pour attirer des entreprises étrangères. Il a évoqué, de plus, la crise du textile dans les Vosges.
En réponse, M. Jean-Hervé Lorenzi a cité les efforts entrepris en Lorraine afin de développer les avantages comparatifs, grâce notamment à la création de la technopôle de Metz, soulignant la nécessité d'une élévation de niveau de la qualification des salariés, qui exigeait cependant du temps.
M. Alain Lambert a jugé que le rapport de MM. Fontagné et Lorenzi montrait que les solutions aux problèmes de désindustrialisation et de délocalisation étaient « entre nos mains », mettant en évidence, néanmoins, la difficulté d'une action de moyen et de long termes, les entreprises privées se trouvant, du fait de l'exigence des marchés, dans un horizon de court terme, tout comme les décideurs publics qui étaient, eux, confrontés au cycle électoral.
En réponse, M. Lionel Fontagné a tout d'abord évoqué la très forte inquiétude en France de la population face aux problèmes de délocalisation, sans rapport avec les ordres de grandeur réels du problème. Il a souligné la nécessité d'éviter les discours anxiogènes et rappelé que les causes du haut niveau de chômage étaient à trouver en France même. Il a indiqué que le monde anglo-saxon ne considérait pas la question des délocalisations de la même manière. Revenant sur les solutions mises en place, par exemple, à la suite de la crise de la sidérurgie, il a considéré que la recherche d'industries de remplacement, à haute intensité de main-d'oeuvre, ne constituait qu'une solution palliative de court terme, mais que, sur le long terme, la France ne pourrait conserver le même niveau de vie qu'en préservant une avance technologique. Il a ainsi rappelé que la France avait un niveau de vie qui s'établissait à 75 % de celui des Etats-Unis, car sa productivité représentait également 75 % de la productivité américaine.
En réponse à M. Roger Besse, indiquant que le Cantal n'avait pas de projet de pôle de compétitivité et s'inquiétant des possibilités de développement du tourisme, M. Jean-Hervé Lorenzi a rappelé que les points d'excellence ne pouvaient pas être les mêmes sur tous les territoires, et que l'activité touristique était, selon lui, amenée à progresser en raison du vieillissement de la population.
M. Alain Lambert a indiqué que l'époque actuelle était marquée par une nouvelle étape de progrès scientifique. Il a regretté que la France, où le nombre d'élèves ingénieurs faiblissait, ait moins qu'au 19 e siècle la philosophie du progrès.
En réponse à M. Michel Moreigne , M. Jean-Hervé Lorenzi, rappelant que 70 % de la croissance était liée aux progrès techniques, a jugé que, même si la seule solution ne pouvait consister, pour la France, à imiter le modèle américain, la croissance économique, plus enviable aux Etats-Unis qu'en Europe, amenait à s'intéresser à une économie où le processus de destruction et de création d'emplois, de mobilité des salariés était beaucoup plus prononcé que dans notre pays.
M. Maurice Blin a montré la nécessité d'une réforme profonde en France et la limite d'un modèle qui avait négligé l'importance du travail, celui-ci étant pourtant nécessaire pour maintenir le niveau de vie des salariés.
M. Lionel Fontagné a souligné que l'Union Européenne, à taille constante, reculait dans l'économie mondiale depuis longtemps, à la différence des Etats-Unis qui avaient mis fin à ce recul. Il a montré que les économies des pays européens étaient de moins en moins complémentaires, indiquant que les échanges entre ceux-ci allaient plutôt en diminuant.
Il a mis en évidence, de plus, les différences d'analyses des pays européens en matière de délocalisations, le Royaume-Uni considérant, par exemple, que les délocalisations constituaient un vecteur de compétitivité pour son économie, alors que l'Allemagne était entrée, concernant les salaires, dans un processus de désinflation compétitive dangereux pour la consommation et le dynamisme du pays tout entier.
M. Yves Fréville a observé que les avantages comparatifs nationaux et régionaux avaient tendance à devenir instables. Il a souhaité savoir quelles devaient être les caractéristiques des pôles de compétitivité.
En réponse, M. Lionel Fontagné a montré que sur la centaine de dossiers de pôles de compétitivité déposés jusqu'à présent, seule, une vingtaine avait un niveau international. Il a déploré, par ailleurs, la faiblesse de l'université française tenant, à la fois, à un manque de moyens et à un manque de liberté de gestion.
Il a précisé enfin, à la suite d'une intervention de M. Jean Arthuis, président , jugeant que le système fiscal français encourageait le nomadisme des capitaux, que la distinction entre imposition des entreprises et imposition des ménages était artificielle, que les taux d'imposition sur les sociétés pouvaient être différents de manière temporaire selon les pays européens, si ceux-ci caractérisaient des niveaux de productivité différents. Il a ainsi estimé que s'opérait un transfert de la fiscalité des catégories sociales les plus mobiles vers les catégories les moins mobiles.
Audition de M. Jean-Louis LEVET,
Chargé de
mission auprès du Commissariat général du
Plan
(mardi 29 mars 2005)
Après que M. Jean Arthuis, président, eut présenté ses excuses pour le retard pris par la précédente audition, M. Jean-Louis Levet a déclaré, tout d'abord, avoir été chargé, dans le cadre de ses fonctions de chargé de mission auprès du Commissariat général du Plan, d'une mission portant sur les stratégies de localisation des firmes. Il a estimé que l'enjeu de la délocalisation était appelé à devenir majeur, même s'il ne l'était pas encore aujourd'hui. Il a souligné que l'on évoquait souvent, à propos du contexte actuel, une « nouvelle étape de la mondialisation », mais il a surtout souhaité insister sur les contradictions internes au processus de mondialisation.
En effet, il a estimé que les entreprises se trouvaient dans une « puissante contradiction » : poussées par la concurrence à innover et à adopter des stratégies de long terme, elles étaient également confrontées à la « financiarisation » des comportements qui s'inscrivait, elle, dans une logique de court terme. Il a observé qu'il en résultait une forte accélération des processus de prise de décision, et qu'on assistait à la mise en place d'une logique du « tout délocalisable », notamment lorsque les petites et moyennes entreprises optaient pour des stratégies de développement mondial. Il a insisté sur la responsabilité des grands donneurs d'ordre, qui tout en promouvant un discours sur le développement durable, incitaient leurs sous-traitants, par leurs exigences, à accélérer les pratiques qu'ils condamnaient en leur nom propre. Il a notamment abordé la question des marchés publics, déplorant le succès presque systématique du « moins-disant », au détriment du « mieux-disant ».
Il a rappelé les enjeux liés à la solidité du tissu industriel pour l'économie. Il a estimé qu'au mythe de la société post-industrielle avait succédé le mythe du « tout délocalisable », avec comme conséquence une perte de substance pour l'industrie. Or, il a estimé qu'il n'existait pas de prospérité économique sans une industrie solide, et qu'il y avait là un enjeu politique majeur pour la France. Appelant de ses voeux le développement des politiques structurelles, il a estimé qu'il s'agissait, pour la France, de prendre en main son destin.
M. Jean Arthuis, président , a remercié M. Jean-Louis Levet pour sa présentation qui « faisait justice » d'un certain nombre d'idées reçues.
Un débat s'est alors instauré.
M. Maurice Blin a estimé que le phénomène de la délocalisation constituait une mode qui, malheureusement, concernait particulièrement la France. Il a estimé que l'appareil productif français ne s'était jamais vraiment remis, en réalité, de la crise pétrolière de 1974, et s'est interrogé sur le succès de l'industrie américaine, qui ne semblait pas freiné par le phénomène des délocalisations. Il a estimé que l'économie américaine palliait celui-ci par des investissements élevés dans les domaines de la recherche et de la technologie, et déclaré que la France devait s'inspirer du modèle américain en matière de recherche. Il s'est insurgé, en effet, contre l'insuffisance de la recherche appliquée en France, où perdurait, selon lui, le « mythe » de la recherche fondamentale.
M. Jean-Louis Levet a estimé, au vu de la fin de la théorie classique de la division du travail, que la recherche constituait un outil indispensable pour progresser et que les efforts de la France devaient lui permettre de passer d'une logique d'adaptation à une logique d'anticipation. Il a également estimé importante la question de la mise en commun des ressources technologiques à l'échelle de l'Union européenne. Enfin, il s'est inquiété de ce qu'une petite et moyenne entreprise sur deux, en France, soit sous le contrôle d'une firme étrangère et a insisté sur l'importance de la maîtrise des centres de décisions économiques.
M. Jean Arthuis, président, a estimé nécessaire la réalisation d'études portant sur l'impact de la législation, rappelant, ainsi, que le Sénat allait bientôt examiner un projet de loi sur l'eau qui fixerait de nouvelles normes, dont il conviendrait d'apprécier tous les effets.
M. Jean-Louis Levet a rappelé l'importance de l'évaluation des politiques publiques et souligné, par ailleurs, l'intérêt d'avoir, notamment pour lutter contre la contrefaçon, des « règles du jeu partagées ».
M. Roland du Luart a interrogé M. Jean-Louis Levet sur l'efficacité des pôles de compétitivité et a rappelé que les décisions managériales dépendaient, de plus en plus, des fonds de pension anglo-saxons.
M. Jean-Louis Levet a déclaré qu'un pôle technologique de compétitivité avait vocation à être au standard mondial, et qu'il serait donc peu utile de multiplier les pôles de compétitivité, afin d'éviter une trop forte mise en concurrence de ces territoires.
M. Jean Arthuis, président, s'est interrogé sur l'adaptation du modèle français de prélèvements obligatoires aux stratégies de délocalisations et sur son caractère pérenne dans des économies de plus en plus globalisées.
M. Jean-Louis Levet a déclaré qu'un travail sur ce sujet était actuellement mené par le Commissariat général du Plan, dont les résultats seraient remis fin avril.