12.2.1.1.1.1.1.1.7 Audition de M. Hervé COUTURIER,
Vice-président de Business Objects
(mercredi 6 avril 2005)
M. Jean Arthuis, président , a tout d'abord rappelé que cette audition intervenait dans un cycle consacré aux délocalisations, et que M. Hervé Couturier, ayant eu connaissance du prochain déplacement de la commission des finances en Inde, avait contacté la commission des finances pour évoquer le développement récent des activités de la société Business Objects dans ce pays.
La commission a également salué l'arrivée d'une délégation de la commission des finances du Sénat de Mauritanie, venue assister à l'audition, dans le cadre d'un programme d'échange entre les deux assemblées.
Procédant à l'aide d'une vidéo-projection, M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects, a indiqué, en premier lieu, que sa société avait été fondée en 1990 par trois Français, dont l'actuel président, M. Bernard Liautaud, en partant du constat que l'accroissement continu de la taille et de la complexité des bases de données d'entreprises requérait des solutions informatiques pour en améliorer l'accès et l'exploitation. Il a précisé que la société avait appliqué un modèle de développement analogue à celui des jeunes entreprises de la Silicone Valley, se caractérisant en particulier par une internationalisation rapide aux Etat-Unis et au Royaume-Uni, la mise en place de plans de stock-options, et l'entrée de fonds d'investissement au capital. Business Objects était ainsi devenu, en un peu plus d'une décennie, le leader mondial de son activité et disposait en 2004 d'un chiffre d'affaires de 925 millions de dollars, d'une activité profitable depuis 1992 - ce dont ne pouvaient se prévaloir, dans le secteur de l'informatique et des logiciels, que quatre sociétés dans le monde -, de revenus de licences s'élevant à 473 millions de dollars, de plus de 31.000 clients dans 80 pays et de 3.900 salariés. Il a illustré son propos en présentant un exemple de « tableau de bord » significatif des produits de la société.
Il a souligné la forte internationalisation de l'activité de Business Objects, l'Europe ne représentant ainsi, fin 2004, que 42 % des effectifs et moins de 40 % du chiffre d'affaires, dont environ 20 % en France, la recherche et le développement mobilisant 23 % des effectifs, les ventes et le marketing 49 %, et les fonctions support 13 %. Evoquant les principaux concurrents traditionnels de sa société, tels que les sociétés Cognos, canadienne, et Hyperion, américaine, il a précisé que le champ concurrentiel tendait depuis un an à s'étendre à des entreprises de très grande taille, telles que Microsoft, Oracle et SAP, qui disposaient de moyens financiers très largement supérieurs à ceux de sa société et avaient récemment annoncé leur prochaine entrée dans le secteur de la « business intelligence ».
M. Hervé Couturier a ensuite développé le contexte et les raisons de l'installation d'un centre de recherche et développement à Bangalore, en Inde, qui répondait à un objectif de gain en compétitivité. Il a préalablement indiqué que, en 2001, 85 % des effectifs de recherche et développement étaient localisés à Paris, le solde étant réparti sur trois centres de petite taille, aux Etats-Unis, à San José, au Royaume-Uni, à Ealing, et en Inde, à Pune. Quatre principales raisons avaient alors expliqué la volonté de la direction d'établir un centre « offshore » de recherche et développement à l'étranger :
- la nécessité de répondre à la pression sur les coûts. Les activités de recherche et développement représentaient, en effet, 19 % du chiffre d'affaires en 2001, soit plus que la moyenne du secteur, qui se situait à 15 %. De même, le coût moyen d'un salarié français s'établissait à 120.000 dollars par an, contre 40.000 dollars en Inde ;
- un recentrage des sites de recherche en France sur le « coeur de métier » et les activités à forte valeur ajoutée de Business Objects, telles que l'architecture des systèmes d'information et l'innovation ;
- le recrutement de talents internationaux, susceptibles de comprendre, tant sur le plan linguistique que comptable, des problématiques internationales. M. Hervé Couturier a ainsi relevé que la sélectivité des ingénieurs de haut niveau était plus élevée en Inde qu'en France et leur donnait ainsi très aisément accès à des formations réputées aux Etats-Unis ;
- la volonté d'accroître la flexibilité des missions et des ressources et d'établir une organisation par projet permettant la mise en place de cycles de recherche plus courts.
M. Hervé Couturier a détaillé les principales étapes qui avaient précédé cette implantation en Inde. Les décisions avaient d'abord porté sur le choix d'un pays incluant des lieux potentiels d'implantation, tels que l'Inde, la Chine, l'Asie du sud-est, l'Europe de l'Est ou le Mexique. Il a ainsi exposé les différents critères qui avaient été étudiés, parmi lesquels le coût pondéré mensuel d'un ingénieur, le niveau d'imposition des sociétés, la qualification de la main-d'oeuvre, les mesures de soutien public, la maturité des industries avals, les infrastructures de télécommunication ou le décalage horaire avec la France, dont il ressortait clairement que l'Inde figurait en première position. La société Business Objects avait ensuite envisagé le choix du modèle de développement et de l'appel d'offres auprès d'un partenaire, selon une séquence intitulée « Construire, gérer, transmettre », incluant in fine une option de rachat du partenaire local. La dernière étape avait donné lieu à des visites sur place et des négociations en vue de la sélection du partenaire, qui devait être de taille moyenne et détenir une spécialisation dans le développement de logiciels. Il a indiqué que le choix final s'était porté sur une société établie à Bangalore, principal site de développement de logiciels en Inde.
Après avoir exposé les missions qui incombaient aux centres de développement implantés à l'étranger et qui relevaient essentiellement de la définition et de l'exécution des tests, du développement de fonctionnalités générales et spécifiques, de la maintenance et du support aux ventes, il a précisé l'impact que cette délocalisation avait exercé sur la structure des effectifs de recherche et développement, qui étaient désormais, approximativement, répartis en trois tiers, respectivement sur les continents américain, asiatique et européen. Il a relevé que cette transition s'était déroulée, de surcroît, sans difficultés sociales majeures, en dépit du faible nombre d'emplois créés en France par la société, à la différence des embauches réalisées en Inde et en Chine.
M. Hervé Couturier a exposé les conclusions du cabinet de conseil McKinsey, pour qui le coût de la recherche et développement de Business Objects se révélait désormais compétitif par rapport à ses principaux concurrents et inférieur à la moyenne du secteur. Il a indiqué que le budget consacré à la recherche et au développement atteignait, en 2004, 174 millions de dollars, dont 55 millions de dollars en France et que ce niveau était désormais cohérent avec la norme prévalant dans le secteur, soit 15 % du chiffre d'affaires, au lieu de 19 % en 2001.
Il a relevé, ensuite, certaines évolutions positives par rapport à la situation qui prévalait en 2002 et qui, selon lui, pouvaient constituer des « bénéfices induits » liés à la délocalisation réalisée en Inde. Il a constaté, ainsi, une forte accélération du rythme de sortie des produits, sans dépassements budgétaires et avec une qualité accrue, une reprise récente de l'embauche sur l'ensemble des sites, et en particulier de 20 personnes à Levallois, soit 6 % de l'effectif, un faible taux de rotation du personnel de recherche, aux alentours de 5 %, un renforcement de l'innovation avec la sortie de cinq nouveaux produits en 2005 et une motivation des salariés retrouvée.
Il a conclu par un bilan qualitatif de l'implantation en Inde, relevant, parmi les aspects positifs, la création et le développement mêmes de l'activité, la performance et la motivation des ingénieurs indiens, la gestion sociale réalisée auprès des salariés français et la prise en compte de la différence culturelle. Les points qui auraient toutefois pu être améliorés résidaient, selon lui, dans l'utilité de la création d'un centre propriétaire dès le départ, plutôt que par l'intermédiaire d'un partenaire local, l'augmentation des missions intégrées, une croissance plus rapide de la valeur ajoutée et de la productivité des ingénieurs indiens et une meilleure sensibilisation des cadres français à la charge de travail induite par la délocalisation.
Cet exposé a été suivi d'un large débat.
M. Jean Arthuis, président , a remercié l'intervenant pour sa présentation et constaté que la proportion des emplois présents aux Etats-Unis et en Europe était inférieure à celle du chiffre d'affaires réalisé sur ces zones géographiques.
Mme Nicole Bricq s'est demandé si les autres fonctions de l'entreprise, telles que la vente ou le marketing, avaient été soumises à des exigences identiques de délocalisation.
En réponse, M. Hervé Couturier a indiqué que la nature même des fonctions commerciales et de marketing requérait une proximité géographique des clients. Il a néanmoins relevé que les fonctions de support téléphonique pouvaient être assurées, en partie, en Inde, dans la mesure où les compétences linguistiques des employés s'y révélaient étendues.
Il a considéré qu'un des atouts principaux de la France demeurait la qualité de la formation de ses ingénieurs, mais que l'Inde permettait d'accéder à un niveau équivalent, pour un coût deux à trois fois moindre. Il a également constaté que l'intérêt fiscal que présentait le dispositif français du crédit impôt-recherche était bien moindre qu'au Canada, dans la mesure où l'économie ainsi réalisée par Business Objects s'élevait, dans l'un et l'autre cas, respectivement à 400.000 dollars et 5 millions de dollars.
M. Gérard Longuet a souhaité connaître le taux de croissance du pouvoir d'achat et des salaires en Inde, relativement à celui de la France et de l'Europe. Puis relevant que les coûts de production de biens de haute technologie dans des pays tels que Taïwan et la Corée se montraient, en réalité, proches de ceux des pays européens les plus compétitifs dans ce domaine, il s'est demandé dans quelle mesure la société Business Objects avait intégré, dans son plan de développement en Inde, la perspective d'un rattrapage des coûts salariaux et de production. Il s'est enfin interrogé sur l'impact qu'exerçaient les analystes financiers sur le niveau du cours de bourse et la stratégie de l'entreprise, considérant que ceux-ci avaient parfois mis en évidence une imparfaite maîtrise des coûts.
Soulignant la pertinence de ces questions, M. Hervé Couturier a indiqué que la croissance annuelle de la masse salariale en Inde était de 10 à 15 %, liée à une demande toujours supérieure à l'offre, et de 4 % en France, et qu'il était dès lors possible d'anticiper des coûts équivalents dans les deux pays d'ici à une vingtaine d'années. Il a néanmoins ajouté qu'une délocalisation exclusivement motivée par les coûts présentait un risque élevé d'échec. Il a également admis que les analystes financiers exerçaient une forte pression à l'accroissement de la profitabilité et de la marge brute de l'entreprise, et que dans un contexte de transparence accrue de l'information sur les marchés financiers, toute annonce d'une diminution de la compétitivité était susceptible d'être immédiatement sanctionnée par les investisseurs. Il a cependant rappelé que le récent audit effectué par le cabinet McKinsey avait abouti à un constat positif sur l'activité de recherche et développement de Business Objects.
Puis en réponse à une question de Mme Nicole Bricq sur la structure de l'actionnariat de Business Objects, il a précisé, à titre indicatif, que la part du capital cotée en bourse était d'environ 95 %, dont 45 % entre les mains de particuliers, le solde se répartissant entre divers investisseurs institutionnels, tels que les entreprises d'assurance et les fonds d'investissement.
M. Jean Arthuis, président , a souligné que le dynamisme démographique de l'Inde offrait un potentiel immense en termes de prestations intellectuelles, et que les marchés, qu'ils soient financiers ou de consommateurs, exerçaient une influence majeure sur le développement des entreprises et déterminaient leur crédit. Il a rappelé que d'aucuns évoquaient, à ce titre, une « tyrannie du court terme ». Il a également relevé que la vive progression des salaires en Inde permettait d'espérer une convergence avec la France, à moyen terme, mais que la transition serait d'ici là difficile à gérer.
M. Hervé Couturier a ajouté que nombre de « start up » de Californie démarraient désormais leur activité en délocalisant l'ensemble de leurs activités de recherche et développement en Inde ou en Chine, ne conservant aux Etats-Unis que la définition et la gestion du produit.
M. Paul Girod s'est demandé, au-delà de la progression quantitative du pouvoir d'achat en Inde, quelle était l'évolution des mentalités et si la nouvelle élite intellectuelle indienne contribuait à favoriser l'ascension de l'ensemble de la population.
M. Hervé Couturier a souligné que cette élite avait bien conscience de travailler pour son pays et était animée d'un réel patriotisme. Il a rappelé que les cultures indienne et chinoise étaient dites à « haut contexte », précisant que ce qui était dit importait moins que le contexte où les relations personnelles s'inséraient.
Puis répondant à une question de M. Jean Arthuis, président , sur le niveau de mobilisation des équipes françaises au regard de la forte motivation des ingénieurs indiens, il a indiqué que la législation française sur les 35 heures suscitait « l'étonnement » des partenaires étrangers, mais que les ingénieurs du secteur privé français n'en manifestaient pas moins une réelle disponibilité et une forte capacité de mobilisation autour des projets sur lesquels ils travaillaient.
En réponse à une question de Mme Nicole Bricq , il a précisé que les salariés du site de Ealing, au Royaume-Uni, étaient chargés de la conception d'applications analytiques et de tableaux de bord.
M. Paul Girod s'est demandé si, dans l'hypothèse où les entreprises du secteur informatique et des hautes technologies n'avaient pu disposer d'un « vivier » de chercheurs hautement qualifiés en Inde et en Chine, le développement de ces entreprises aurait pu se réaliser à la même cadence, avec des ressources équivalentes en Europe.
M. Hervé Couturier a indiqué qu'il éprouvait certaines difficultés à recruter en France des ingénieurs répondant exactement au profil et aux talents requis. Il a cependant souligné qu'il n'était pas en mesure d'établir un lien direct entre les délocalisations et l'accélération de la croissance des entreprises du secteur informatique.
En conclusion, M. Jean Arthuis, président , a remercié M. Hervé Couturier pour l'éclairage apporté par son intervention et a estimé que la globalisation comportait des aspects très positifs, mais qu'il importait de gérer la période actuelle de « crispation ».