2. L'essor de l'économie de marché mondialisée

Très souvent l'emploi du terme mondialisation est ambigu ou controversé.

De quoi s'agit-il ?

En raison de l'abaissement des coûts de transport et de libéralisation du commerce international, rythmée dès les années soixante par les fameux « Rounds » de l'ex-Gatt, la logique de l'économie de marché s'est étendue à la planète , aussi bien à la faveur des inflexions déjà anciennes de la direction politique chinoise que des suites de la chute du mur de Berlin.

Cette confrontation mondiale de l'offre et de la demande s'est d'abord manifestée dans le domaine de la circulation des capitaux, facilitée par les nouvelles technologies de l'information.

Quels effets de cette transformation sans précédent de l'économie de la planète peuvent peser sur la demande d'énergie primaire et la mise en oeuvre d'une politique mondiale de développement durable ?

En première analyse, on peut en discerner cinq : le poids relatif des hommes, l'étendue des espaces, les mécanismes de régulation du système, les ruptures technologiques et le jeu des constantes de temps.

a) Le poids relatif des hommes

Mesurée par son évolution à l'horizon 2050, la démographie mondiale est déjà suffisamment inquiétante et structurante pour l'avenir. Il ne s'agit pas ici d'évaluer les effets de l'augmentation brute de 2,6 milliards d'habitants qui nous est promise, mais d'en discerner les conséquences en fonction de la poursuite de la mondialisation.

Face à un phénomène aussi complexe que la mondialisation, il est préférable de s'en tenir à plusieurs certitudes qui génèrent autant d'interrogations sur la faisabilité et les moyens de parvenir à un développement durable : le comblement progressif du fossé Est-Ouest, la croissance des besoins énergétiques de l'Amérique du Nord et le creusement du fossé Nord-Sud 10 ( * ) .

(1) Le comblement progressif du fossé Est-Ouest

Amorcé au début des années soixante-dix par l'expansion économique du Japon et élargi peu après avec l'apparition des « dragons » du sud-est asiatique (Corée, Taïwan, Singapour, Hongkong), le nivellement économique entre l'Est et l'Ouest s'est accéléré et désormais il dépend surtout de deux puissances : la Chine et l'Inde, soit au total un peu plus du tiers de la population mondiale, et le même pourcentage prévu en 2050 (2,9 milliards par rapport à une population mondiale de 8,9 milliards).

(a) La Chine

Le produit intérieur brut de la Chine a été multiplié par 6,4 de 1982 à 2002, et par 4 sur la seule décennie 1992-2002. Son accroissement se poursuit à un rythme de 9-10 % l'an, soutenu par un taux d'épargne des ménages de l'ordre de 40 % et par un afflux régulier d'investissements étrangers.

Entre 1991 et 2003, la Chine a ainsi contribué à 30 % de la croissance mondiale .

En 1987, le produit intérieur brut de la Chine se situait au 12 e rang mondial (au niveau des Pays-Bas), en 2002 ce produit égalait celui de la France. Il la dépasse aujourd'hui.

A ce rythme, le produit intérieur par habitant de la Chine rejoindrait celui de la France vers 2030, et celui des Etats-Unis vers 2040.

En tablant sur la théorie des rendements décroissants du capital, les économistes estiment pourtant que la croissance chinoise ne pourra pas se poursuivre à ce rythme. On s'acheminera d'ici dix ans vers des rythmes de croissance plus proches de 5-6 % que de 10 %.

Cette façon de considérer l'évolution de la Chine - qui est également assise sur des observations antérieures - concernant notamment la Corée - appelle deux observations.

En premier lieu, le cas chinois présente une particularité qui pèse en faveur du maintien d'un taux de croissance élevé ou très élevé . L'ascension progressive d'une classe moyenne de l'ordre de 200 millions d'hommes à des standards de vie proches de ceux de l'Occident, la sortie d'un état de survie ou de précarité du reste de la population, le rôle déjà direct des exportations chinoises dans la division internationale du travail, la poussée forte de l'urbanisation vont concourir au maintien d'une forte demande interne.

Par ailleurs, si on extrapole en 2030 et en 2050, soit la poursuite d'un taux de croissance fort (8,5 %) ou d'un taux moins élevé (5,5 %) 11 ( * ) , on aboutit à des grandeurs qui donnent la mesure de la nouvelle donne économique mondiale :

- à 8,5 % de croissance annuelle, le PIB de la Chine serait multiplié par 11,5 en 30 ans et par 60 en 50 ans ;

- à 5,5 % de croissance annuelle, ce PIB serait multiplié par 5 en 30 ans et par 14,5 en 50 ans .

Or, actuellement, compte tenu de l'inefficacité relative du système chinois de transformation d'énergie, la consommation d'énergie y croît annuellement de deux points de plus que le PIB.

On mesure à ces données le problème que pose la Chine en matière de développement durable, car aussi bien dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans un pays qui dispose d'immenses ressources de charbon que sous l'angle de la raréfaction des ressources en hydrocarbures dans un pays où les besoins en pétrole s'accroissent, l'expansion de la Chine introduit une variable d'écart inquiétante dans le modèle énergétique mondial .

Au demeurant les Chinois se plaisent à rappeler qu'en 1830 leur pays produisait 30 % du PIB mondial et qu'il n'est pas anormal qu'il retrouve ce pourcentage.

(b) L'Union indienne

La croissance de l'Union indienne est passée d'un taux de 4 % dans les quarante années qui ont suivi l'indépendance à 6 % jusqu'en 2000 ; sur les trois derniers exercices elle s'est accélérée avec un taux de 8 %.

Des études convergentes auraient tendance à montrer que l'Inde a un potentiel de croissance supérieur à celui de la Chine et que cette croissance se maintiendra à un taux au moins proche de 6 % jusqu'en 2040.

Or, la croissance indienne repose, en matière d'énergie, sur un schéma assez proche de celui de la Chine. Elle produit à 57 % son électricité à l'aide de charbon, ses besoins en pétrole croissent très fortement.

On assiste donc - avec un décalage d'une dizaine d'années - à une autre très forte montée en puissance de la demande d'énergie d'un pays dont la croissance permet d'être soutenue et repose sur une équation énergétique à forte émission de gaz à effet de serre et à forte demande pétrolière potentielle.

(2) Le maintien d'une forte demande énergétique en Amérique du Nord

Du fait d'un taux de progression démographique interne élevé et de flux d'immigration permanents, la population de l'Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada) passerait de 330 millions en 2000 à 430-440 millions d'habitants en 2050.

Contrairement à l'Europe, les taux de croissance y sont relativement élevés pour une économie très développée (de l'ordre de 3,5 %-4 %). Des taux de croissance de cet ordre aboutissent à des progressions du PIB non négligeables :

- une multiplication par 2,8 en trente ans,

- et une multiplication par 5,8 en 50 ans.

Même si de telles progressions seront limitées par suite du déficit croissant de la balance commerciale des Etats-Unis, on rappellera que cette croissance est particulièrement dispendieuse en énergie, ce qui renforce la nécessité d'un changement de politique énergétique aux Etats-Unis :

Source : AIEA

Ainsi :

- en 2001, 290 millions d'Américains consommaient 8 tonnes d'énergie en équivalent pétrole par tête d'habitant,

- en 2001, les 400 millions d'Européens de l'Europe des Quinze consommaient de l'ordre de quatre tonnes et demie d'énergie sur la même base 12 ( * ) ,

- à la même date et sur les mêmes bases, les Chinois ne consommaient que 0,9 tonne et les Indiens 0,5 tonne (soit respectivement 8 et 16 fois moins qu'un Américain).

Cela signifie , en comparant les données relatives par habitant pour la population brute, que 330 millions d'Américains consomment au total 2,5 fois plus de tep que 1 300 millions de Chinois .

A un rythme de progression qui aboutirait à multiplier par presque trois en 30 ans le PIB de l'Amérique du Nord, alors que celui de la Chine serait au minimum multiplié par cinq et sans doute par plus de dix, on imagine les tensions sur la demande d'hydrocarbures qui se manifesteront et les conséquences de l'accroissement de cette demande sur le changement climatique.

(3) L'aggravation de la fracture Nord-Sud

Ces dernières années, la pauvreté a diminué dans le monde.

Mais cette donnée incontestable ne repose que sur la réduction de l'écart Est-Ouest et, dans une moindre mesure, sur le développement de certains pays d'Amérique latine, notamment le Brésil et le Mexique. En revanche, sur d'autres zones, l'écart s'accroît.

La mise en oeuvre mondiale de l'économie de marché aboutit à une valorisation inégale et une sélection des territoires de la planète .

En quelques mots 13 ( * ) :

- en 1971, les pays les moins avancés (PMA) - ceux où le revenu par tête était inférieur à 900 $ - étaient au nombre de 25 ; en 2001, ce nombre a été porté à 49 ;

- en 1965, les écarts de revenus étaient de 1 à 30 entre pays développés et pays en voie de développement ; en 2000, cet écart a été porté de 1 à 78 ;

- en 2000, 20 % des habitants les plus pauvres de la planète ne produisaient plus que 1,1 % du produit intérieur brut mondial, contre 2,3 % en 1960 ;

- en 2001, un quart de la population mondiale n'avait pas accès à l'électricité, et la moitié pas accès au téléphone.

Quelles peuvent être les conséquences pour le développement durable de l'aggravation des différences de développement qui affectent entre le tiers et la moitié de l'humanité ?

En première analyse, et en fonction de ce qui vient d'être exposé sur les conséquences des croissances chinoise et indienne et de la poursuite de la croissance américaine, on pourrait cyniquement se réjouir de ce qu'une partie des habitants de la planète demeurent à l'écart d'un mouvement qui aboutit à surexploiter ses ressources et à mettre en danger les équilibres de la biosphère.

Mais, indépendamment du caractère moralement peu défendable de cette position, l'aggravation de l'écart Nord-Sud peut avoir deux types de conséquences directement néfastes pour le développement durable :

- elle peut, tous facteurs égaux par ailleurs, contribuer à retarder et à minorer l'inflexion démographique que l'on observe depuis peu,

- elle est également susceptible de pousser à une surexploitation des espaces naturels et donc de porter atteinte à la préservation de la biodiversité.

b) L'étendue des espaces

Comme le passage de navires marchands génois en mer du Nord vers 1270 a marqué une première unification de certains marchés européens, la généralisation des échanges internationaux a accru fortement le volume et l'étendue quotidienne des espaces de la mondialisation.

Si, depuis 1950, le PIB mondial a été multiplié par 6, les exportations mondiales ont été multipliées par 80.

Les données de l'échange ont été renouvelées. Car commercer de Londres à Paris ou faire du tourisme d'Hambourg en Avignon n'a pas les mêmes répercussions sur la consommation d'énergie que commercer de Los Angeles à Shanghaï ou visiter l'Indonésie au départ de Rome.

Le volume des transports maritimes a enregistré une augmentation de 70 % de 1970 à 2003 et l'on conçoit mal que la transformation progressive de la Chine en usine du monde infléchisse négativement cette progression.

Mais ce sont surtout les transports aériens, de personnes et de fret, qui explosent, avec une progression constante de 5 % par an.

Il y a en permanence, 24 heures sur 24, 150 000 personnes dans les airs . C'est le résultat du développement des courants internationaux d'affaires et du tourisme international qui ne concernait que 25 millions de personnes par an en 1950 et intéresse, suivant les estimations, de 700 millions à un milliard de personnes aujourd'hui .

Le développement du fret aérien, et en particulier du fret express, est tout aussi spectaculaire. Dans une économie internationalisée de flux tendus, l'importance des délais d'acheminement pousse à la croissance de ce type de trafic dont on estime qu'il passera de 6 % à 40 % du trafic aérien de 2000 à 2015.

L'ensemble de ces flux de longue distance de transport des passagers et des marchandises se traduit, par surcroît, par des consommations d'énergie non négligeables. De plus, les trois grands opérateurs de fret aérien express disposent d'un réseau terrestre très diversifié pour assurer la distribution de ce fret.

On notera que les transports aériens sont totalement dépendants de l'approvisionnement en carburants liquides et que leur proportion dans la consommation de produits pétroliers augmente régulièrement malgré les efforts de l'industrie aéronautique mondiale.

c) Mécanismes de régulation de l'économie de marché mondialisée

Ce point est probablement l'un des éléments essentiels d'une réflexion prospective sur le développement durable .

Un système économique mondial nouveau s'est instauré depuis une vingtaine d'années sans que l'on en perçoive immédiatement tous les effets et qu'on puisse en distinguer les conséquences à des termes d'une ou deux générations.

Or, compte tenu du rapprochement des échéances tant en matière de changement climatique que de raréfaction des ressources de la planète, il est indispensable d'analyser de façon succincte les mécanismes de régulation de la mondialisation au regard de la nécessité de promouvoir une plus grande durabilité de développement sur la planète.

(1) L'autonomie croissante vis-à-vis des politiques

Le réseau mondial Internet , dont les États peinent à réguler les créations et à diriger la gouvernance, illustre l'indépendance croissante de la sphère économique mondiale vis-à-vis des États .

Certes, les plus puissants d'entre eux conservent encore un pouvoir sur l'économie ; mais c'est plus un pouvoir d'empêcher que de diriger ou même d'infléchir.

Ce pouvoir politique doit s'inscrire dans des limites de plus en plus étroites car la mondialisation des flux économiques s'est accompagnée, la création du marché unique européen et celle de l'OMC aidant, de la mise en place d'un corpus de normes juridiques internationales qui restreignent le champ d'intervention des États .

En matière de développement durable, ce retrait de l'État de la sphère de l'économie peut avoir une conséquence fâcheuse . Les investissements nécessaires à la transition énergétique sont des investissements lourds qui impliqueront de s'exonérer d'un droit de la concurrence de plus en plus exigeant. Et il n'est pas certain que les fondements juridiques de la réalisation de cette transition soient aujourd'hui acquis. Par exemple, on ne pourrait pas actuellement développer la filière électronucléaire française sur le même mode juridique que dans les années soixante-dix.

(2) Des traits dominants qui entravent la mise en place d'un développement durable
(a) La logique du marché

En premier lieu, il faut rappeler que la logique initiale de l'offre d'entreprise n'a que des rapports assez lointains avec la nécessité d'adopter un style de consommation plus raisonnée. Qu'il s'agisse de l'électricité, des voitures, de la téléphonie mobile ou des séjours de vacances, le but des entreprises est de produire et de vendre plus, indépendamment des déséconomies externes que cela peut générer . A côté de ce principe de base, les aspirations des consommateurs en faveur de l'éthique, des produits biologiques ou du commerce équitable et du développement durable pèsent encore bien peu.

(b) La logique financière

Il existe une contradiction de plus en plus marquée entre certaines structures de l'économie financière internationale et le développement durable.

Le poids des fonds de pension dans l'actionnariat résultant du vieillissement de la population et la pression nouvelle et constante, à l'échelon mondial, des instituts de notation ou d'évaluation des résultats des grandes entreprises, remodèlent depuis quelques années les échéanciers de retour sur investissement et donc de recherche d'une durabilité de développement ; or, celle-ci ne peut s'adosser qu'à des durées plus longues que l'annualité des conseils d'administration des entreprises, ou la quotidienneté des cotations des marchés financiers .

(c) La logique des allocations de facteurs

En théorie économique, le flux du commerce international repose sur une division mondiale du travail, elle-même assise sur les différents coûts marginaux des facteurs de production.

Concrètement, cela signifie, pour chaque type de bien, qu'il sera produit dans les pays où ces coûts globaux de facteurs production (capital, travail, technologie) seront les moins élevés.

Ce mode d'organisation de la production a sa justification dans un système de marché ouvert au sein duquel une grande partie de la concurrence s'effectue sur les prix.

Mais cette gouvernance, par les coûts de facteurs, aboutit à générer des flux économiques, en contradiction avec les exigences d'une plus grande durabilité de développement . Comme de fabriquer pour le marché européen en Chine et de transporter de Chine des textiles qui pourraient être produits au Maghreb ou de pêcher des crevettes en Norvège et les faire décortiquer au Maroc pour les faire consommer dans le nord de l'Europe.

d) Un miracle de la « main invisible » du marché ?

Le principal mécanisme de régulation d'une économie de marché est l'ajustement de l'offre et de la demande par les prix.

En fonction de son élasticité par rapport aux prix, la demande de certains produits peut diminuer.

En d'autres termes, sur longue période, les comportements d'achat d'un pétrole à 100 $ ou 300 $ le baril ne seront pas les mêmes que ceux d'un pétrole à 30 $ ou à 50 $ 14 ( * ) .

C'est la thèse principale d'un ouvrage publié en 1998 par Bjorn Lomborg (« L'écologiste sceptique »), qui estime que les équations de prix seront (avec le progrès technologique) le plus sûr moyen d'asseoir un développement durable .

Ce mécanisme de régulation par les prix pourrait être une des clés de régulation du système favorable à une durabilité de développement, en limitant les recours à des sources d'énergie de plus en plus chères.

Mais sa mise en jeu éventuelle pose plusieurs problèmes :

- il n'est pas applicable à tous les flux de la mondialisation. Par exemple, le transport maritime d'un produit textile fini en Chine jusqu'en Europe ne représente qu'un coût inférieur à 2 centimes d'euro. C'est dire qu'avec un pétrole à 2 500 $ le baril ce coût ne serait que d'un euro 15 ( * ) ;

- la perception de l'augmentation des prix, et donc l'élasticité de la demande qui en découle, sont liées au degré de taxation du pétrole ; les Américains ont perçu beaucoup plus fortement la récente augmentation du pétrole que les Européens ;

- les variations de la demande face à une montée des prix dépendent du rythme de cet accroissement ; si la hausse des prix s'opère progressivement, la réaction de la demande est moins vive que si cette hausse s'effectue par paliers, comme l'ont montré les crises pétrolières de 1973 et de 1980 ;

- enfin, l'élasticité de la demande par rapport à une progression des prix a des limites sociales incontournables dans le court terme (nécessité du transport et du chauffage des bâtiments). Ces limites seront d'autant plus faibles qu'une offre de substitution au pétrole ou au gaz naturel existera.

e) La réintroduction des déséconomies externes dans le processus économique

De même que l'ajustement par les prix, la réintroduction des déséconomies externes dans le processus de décision économique pourrait être un des facteurs favorisant une plus grande durabilité du développement.

On connaît le mécanisme de Kyoto 16 ( * ) qui consiste, pour les pays signataires, à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 5 % d'ici 2012 par rapport au niveau atteint en 1990. Cet objectif général de 5 % est décliné par zones géographiques : il est de 8 % pour l'Union européenne et de 7 % pour les États-Unis (qui ont signé le protocole mais ne l'ont pas ratifié).

Le protocole laisse les États libres des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre cet objectif, mais propose des outils à cette fin.

Le plus intéressant d'entre eux est la création d'un marché des émissions de CO 2 qui présente l'avantage de réintroduire la déséconomie externe que constitue la participation de l'économie à l'accroissement de l'effet de serre dans les mécanismes du marché .

Dans l'Union européenne, ce marché fonctionne sur la période 2005-2007 depuis le 1 er janvier 2005 ; chaque pays se voit attribuer un quota global d'émission de CO 2 qu'il ventile à son tour pour les établissements industriels (1140 en France).

Si ceux-ci dépassent leurs quotas, ils peuvent en acheter ou en vendre. Ils ont ainsi le choix entre la modernisation de leurs installations et l'achat de quotas d'émission.

Et au fur et à mesure que les objectifs de réduction des émissions de CO 2 seront plus ambitieux, la logique de marché devrait pousser les entreprises concernées à adopter des modes de production plus conformes au développement durable.

Il est clair aussi que le niveau de prix de la tonne de CO 2 - qui en 2005 a fluctué de 16 € à 28 € et qui s'est récemment effondré jusqu'à 11 € la tonne - pèsera sur les introductions de filières énergétiques de substitution.

Il s'agit donc d'un mécanisme qui pourrait infléchir le mécanisme de marché dans le sens d'un développement plus durable.

Mais cette espérance suscite en contrepoint plusieurs interrogations :

• la mise en place dans l'Union européenne du protocole de Kyoto ne concerne que l'industrie, c'est-à-dire seulement 30 % des émissions de gaz à effet de serre de l'Union,

• les Etats-Unis n'ont pas ratifié le protocole 17 ( * ) et les pays asiatiques en voie de développement rapide (Chine, Inde) n'ont, aux termes du protocole, aucune obligation.

Ce qui a deux conséquences :

- d'une part, les zones dont l'activité est la plus menaçante pour le changement climatique sont, de fait, exclues des dispositions de Kyoto, ce qui limite la portée du protocole,

- d'autre part, cette absence de fait de la Chine, de l'Inde et des États pauvres, en particulier si les obligations du protocole sont renforcées pourra, à terme, s'analyser comme une distorsion de concurrence de moins en moins acceptable dans une économie mondialisée .

• enfin, si le marché des émissions de CO 2 peut être un levier fort pour encourager l'appareil économique à prendre en compte la durabilité du développement, sa volatilité actuelle (variation du prix des émissions de CO 2 de 1 à 2 en 2005) ne donne pas une lisibilité à terme suffisante pour l'introduction de filières de substitution énergétiques .

f) Les interrogations sur les conséquences de la rupture technologique numérique

La mondialisation ne s'effectue pas à technologie constante.

Son essor a coïncidé avec la montée de l'Internet et du courrier électronique. Elle se poursuit parallèlement à l'introduction progressive des technologies numériques dans la société.

Au regard de la nécessité d'un développement durable, la question se pose de savoir quels pourraient être les effets de cette rupture technologique.

La réponse à cette question est difficile, et probablement prématurée.

Elle oscille entre l'observation que la révolution numérique est porteuse d'applications potentielles favorables au développement durable et le constat que les ruptures technologiques majeures développent toujours une nouvelle offre de biens et de services, comme cela a été, dans le passé, le cas de la machine à vapeur, de l'électrification ou du moteur thermique.

Dans un sens, un certain nombre d'applications des technologies numériques peuvent être de nature à économiser des détours de production coûteux : par exemple le télétravail, qui peut diminuer les déplacements automobiles pendulaires et éviter certains effets néfastes de la concentration urbaine. Il en est de même de la domotique, qui permettra une gestion numérisée plus économe des consommations d'énergie des bâtiments.

Mais, à l'opposé, on doit constater que la diffusion sociale d'Internet (dont l'usage est déjà estimé à environ 1 % des consommations d'électricité en France) n'a pas réduit le rythme de développement de l'économie mondiale 18 ( * ) , non plus que le courrier électronique n'a réduit les déplacements locaux ou internationaux. L'économie numérique a même suscité le développement de nouveaux biens de grande consommation dont le bilan écologique n'est pas nécessairement plus favorable que celui des objets qu'ils ont remplacés (entre le baladeur des années 80 et l'iPod, entre le lecteur de DVD et le magnétoscope, la différence est mince).

Dans une approche pessimiste on pourrait même estimer que la généralisation d'une économie individuelle du numérique renvoie à une plus grande liberté de comportements dont on sait, en l'état actuel des choses, qu'elle ne se traduit pas toujours par des consommations plus raisonnées en termes de durabilité de développement.

Mais dans une approche plus optimiste on peut penser que la révolution numérique n'en est qu'à ses débuts et que ses progrès permettront de poser les conditions d'un développement plus durable ( cf. infra IIIe Partie ).

g) Des horizons temporels différents
(1) L'urgence de réhabiliter les temps longs

Dans le meilleur des cas, les choix politiques ou les décisions d'entreprises se prennent pour le lendemain, c'est-à-dire pour le moyen terme.

Cette vision classique est d'ailleurs actuellement ébranlée par des raccourcissements des cycles politiques et de la gouvernance d'entreprise qui privilégie de plus en plus les temps courts.

Or, une des caractéristiques du développement durable est qu'il s'insère dans des temps longs ou très longs .

Qu'il s'agisse de limiter les effets du réchauffement climatique ou de mettre en place des modes de fonctionnement sociaux plus économes en énergie, les décisions prises aujourd'hui ne s'appliqueront qu'après-demain, et même au-delà . Par exemple, changer la donne énergétique d'un pays, comme la France l'a fait avec la filière électronucléaire ou comme l'Allemagne tente de le faire en sortant du nucléaire suppose de prendre des décisions qui seront de pleine application trente ans après.

Dans un système d'organisation sociale et de mécanisme de décisions où les temps courts l'emportent, la mise en oeuvre d'un développement durable doit retrouver des lignes de force qui réincorporent la nécessité de la durée dans la trame des décisions.

Mais ces décisions doivent aussi s'insérer dans une chaîne de comportements qui va des pouvoirs publics aux acteurs individuels de l'économie. Il ne suffit pas, par exemple, que les Gouvernements édictent des standards favorables à la production d'équipements ménagers plus économes en énergie et que les industriels proposent une offre ; il est aussi nécessaire que le citoyen consommateur prenne en considération cette offre.

(2) L'orchestration des constantes de temps divergentes

A chaque stade de leur promotion, la mise en oeuvre de modalités de développement plus durable se situe à la convergence de données physiques incontournables et de choix conscients dont l'horizon de réalisation n'est pas identique .

Ceci vaut pour chacun des grands domaines concernés :

- les rythmes de la biosphère,

- le tempo de mise en oeuvre des avancées scientifiques et de leur développement technologique,

- les règles de décisions de l'économie mondialisée de marché,

- et les multiples respirations de temps qui gouvernent l'inflexion des comportements sociaux.

(a) Les rythmes de la biosphère

Les temps de remise à l'équilibre des grands ensembles climatiques ne sont pas harmonisés :

- de 10 à 50 ans pour la biosphère continentale,

- de 50 à 250 ans pour le carbone des sols,

- de 5 à 50 ans pour l'océan superficiel,

- et de 1 000 à 2 000 ans pour l'océan profond.

Il en est de même, cela a déjà été noté, pour la durée de présence des gaz à effet de serre dans l'atmosphère :

- 120 ans pour le gaz carbonique,

- 8/12 ans pour le méthane,

- 110/120 ans pour le protoxyde d'azote,

- 45 à 100 ans pour les CFC,

- 3 200 ans pour l'hexafluorure de carbone.

Et ce tableau des temps de réaction de la biosphère donne la mesure d'un système dont la remise à l'équilibre dépend d'interventions humaines qui s'insèrent elles-mêmes dans des cycles de décision qui sont loin d'être synchroniques.

(b) Les progrès technologiques

Si l'on considère les grandes avancées technologiques :

- en matière d'énergie nucléaire, la mise en oeuvre de l'EPR est à un horizon de 20 ans, celle de la génération IV de réacteurs qui permettra de multiplier par 50 les réserves de combustible n'interviendra pas avant 35 ans et, dans le meilleur des cas, les premiers résultats des premières recherches menées dans le cadre d'ITER sur la fusion thermonucléaire maîtrisée ne sont pas attendus avant cinquante ans, et le développement industriel d'une telle filière avant cent ans,

- dans le domaine du transport aérien, la réalisation d'une nouvelle famille de moteurs d'avion prend environ 15 ans à compter de sa décision de réalisation,

- dans le domaine des transports automobiles, il faut quinze ans pour renouveler la moitié du parc et vingt-cinq ans pour en renouveler la totalité,

- dans le secteur du bâtiment : en Europe, la durée de vie d'un bâtiment est souvent de 100 ans, et l'on estime à 1 % par an le renouvellement du parc résidentiel, et entre 1 à 2 % celui du parc d'immeubles consacrés aux services,

- dans le domaine des grandes infrastructures de transports, on bâtit un réseau d'autoroutes en trente/quarante ans, et la moitié d'un réseau de TGV en vingt-cinq ans.

(c) L'économie de marché

Les règles du jeu de l'économie de marché sur lesquelles reposent les décisions des entreprises aboutissent à des délais de validation de ces choix très variés : d'une seconde pour transférer des centaines de millions d'euros de Londres à Hong Kong, à quatre ou cinq ans pour lancer une nouvelle famille de produits.

(d) Les comportements sociaux

Les durées d'inflexion des comportements sociaux sont gouvernées par des variables différentes :

- l' élasticité de la demande des consommateurs , par exemple celle de carburant à la pompe, par rapport aux prix peut être quasi instantanée mais on sait qu'elle a aussi ses inerties et qu'elle se manifeste par paliers : le super à 1 €, à 1, 30 €, etc. ;

- l' appropriation sociale des avancées technologiques peut exiger des durées diverses : cinq ans pour la généralisation des téléphones portables, mais une génération pour la généralisation de l'usage des ordinateurs personnels et de l'Internet dans les pays occidentaux.

Et surtout, les horizons temporels qui commandent les décisions de consommation sont perçus très différemment : de l'instantanéité d'achats compulsifs à la réflexion qui précède le changement d'un véhicule ou l'achat d'un logement, ou l'équipement de sa maison en chauffe-eau solaire.

Mais dans la plupart de ces cas, la manifestation de ces comportements s'effectue dans des cadres de décision temporels assez peu favorables au développement durable puisqu'il s'agit de mettre en parallèle une satisfaction immédiate et un intérêt pour agir dont le bénéfice ne sera acquis individuellement qu'à l'issue d'une décade, et collectivement à l'horizon d'une ou plusieurs générations. A moins que des catastrophes naturelles répétées ne conduisent à un changement profond de comportement sur ce point.

C'est pourquoi la compréhension par la population des problèmes - qui nécessite un vaste effort de communication scientifique et économique qui ne peut avoir d'effet que dans une société réceptive à la culture scientifique technique et économique est un levier indispensable à toute action politique dans ce domaine.

L'orchestration de ces différentes constantes de temps est un des enjeux majeurs de la promotion d'un développement plus durable.

*

* *

Aux termes d'une évaluation d'ensemble du modèle énergétique mondial et de ses perspectives d'évolution, on peut avancer les conclusions suivantes :

1. Les conséquences du changement climatique à intervenir d'ici 2030 seront plus sévères que nous ne l'avions imaginé jusqu'ici, même si l'on réussit à réduire les émissions de gaz à effet de serre ; elles seront beaucoup plus graves si la croissance de ces émissions se poursuit .

2. Si la disponibilité théorique des réserves ultimes des ressources des principales énergies primaires que nous utilisons (pétrole, gaz) dépasse le siècle au rythme de consommation actuel, l'échéance de leur raréfaction pourrait être beaucoup plus proche si la consommation mondiale continue à augmenter .

3. A eux seuls, ces deux premiers constats impliquent une transition énergétique forte et urgente .

4. Or les principaux déterminants démographiques et économiques de la croissance mondiale à long terme laissent supposer un accroissement fort et continu de la demande de sources primaires d'énergie.

5. De plus, les logiques de l'économie mondialisée de marché entretiennent ce mouvement quoique certains de ses mécanismes (équations de prix, mise en place progressive mais limitée d'un marché des émissions de CO 2 ) soient à même d'en tempérer les impulsions.

Compte tenu de ces éléments, très préoccupants dans leur ensemble, mais aussi porteurs de futurs variables, il convient d'analyser les principaux scénarios d'évolution du modèle énergétique mondial à une génération, c'est-à-dire à l'horizon 2030.

* 10 En éludant le cas de l'Europe, où la croissance est faible, la démographie en voie de stabilisation et même une prise de conscience forte de la nécessité d'une croissance économe en énergie émerge.

* 11 Même si le résultat de ces extrapolations brutes trace la limite de l'exercice car les ressources de la planète ne suffiraient probablement pas - en l'état des technologies qui seront alors disponibles - à assurer une multiplication par 60 du PIB de la Chine en 2050, à moins d'un changement radical de modèle économique, et notamment de mix énergétique.

* 12 Moyenne en partie due au climat (2,5 tonnes et demie pour les Portugais, 6,5 tonnes pour les Finlandais).

* 13 Les données qui suivent sont extraites de l'ouvrage de Laurent Carroué « Géographie de la mondialisation ».

* 14 Ce que semble confirmer le fait que les modèles économiques dont les relations sont assises sur un pétrole à 50 $ ne fonctionnent plus avec un pétrole à 150 $ le baril.

* 15 Exemple cité par J-L Wingert dans « La vie après le pétrole » (Editions Autrement).

* 16 Le protocole de Kyoto est entré en vigueur en novembre 2004. En novembre 2005, 157 États y étaient partie prenante.

* 17 Même si certains États commencent à édicter des dispositions en la matière.

* 18 L'économie américaine qui applique le plus ces techniques depuis une dizaine d'années est au contraire celle dont le PIB croît le plus parmi les pays développés.

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