6. Tous responsables. Mais de quoi ?

Alors ? Adieu pâtés, gibiers, poulardes, vin, pain, fromages et produits de terroir ? Et bienvenue aux produits à allégation de santé ? Et aux nouveaux appareils ménagers à base de capteurs et de logiciels permettant de réduire les erreurs de conservation (rupture du froid) ou de cuisson (huile trop chauffée, viande trop grillée) ? Avec le cortège de dispositions réglementaires autorisant d'utiliser des mentions telles que « bon pour la santé » ou  « pauvre en matières grasses » ? Ces questions sont bien réelles et nous entraînent sur les domaines délicats de la santé, du risque, de la responsabilité et du droit.

Les frontières du risque

Avant de nous attarder sur ce qui préoccupe le consommateur européen et français, rappelons toutefois que la question de la sécurité alimentaire peut-être perçue bien différemment ailleurs sur la planète. Les préoccupations diffèrent selon les foyers d'origine des aliments, selon les niveaux de richesse et selon les cultures. Ainsi l'alimentation européenne a-t-elle été marquée par les céréales et les légumineuses issues du Moyen-Orient, l'Amérique centrale par le maïs et les haricots, l'Afrique par le mil et l'Asie par le riz. Ici, la sécurité alimentaire est davantage perçue comme la garantie de pouvoir se procurer de la nourriture ( food security ), tandis que là, c'est la dimension innocuité qui est mise au premier plan ( food safety ). Pas de porc ni d'alcool dans les pays où l'islam prévaut (soit 1/6ème de la population mondiale) ; pas de lait en Chine, etc. On pourrait se satisfaire de revenir aux problèmes européens et français, mais on ne le peut plus, comme l'a démontré récemment la crise de la grippe aviaire. « Les frontières du risque se sont déplacées » remarquait Martin Hirsch, ancien directeur de l'AFSSA. « De la ferme, qui risquait d'intoxiquer un village, on est passé à la multinationale. C'est ainsi que l'on a retrouvé en Grande-Bretagne, dans des pizzas ou du chorizo, des traces d'un colorant industriel cancérogène qu'un fabricant indien peu scrupuleux avait utilisé dans de la poudre de piment rouge. On est passé d'un risque aigu et localisé à un risque chronique et dispersé ». Aujourd'hui, les consommateurs ont remis en tête de leurs priorités les garanties de sûreté et de santé.

Jusqu'où va la responsabilité des opérateurs ?

Les opérateurs sont soucieux de bien cerner leur responsabilité. Par exemple, Emmanuel Butstraen, directeur marketing stratégique global de BASF, souligna que la compétition entre opérateurs oblige chacun d'entre eux à aller au-delà des règles imposées sur le plan de la sécurité, et cela d'autant plus que certains pesticides peuvent arriver directement au contact du consommateur, comme c'est le cas dans les fruits et légumes 6 ( * ) . C'est ainsi que le syndicat professionnel a mis au point une école des bonnes pratiques professionnelles. D'autre part, la filière Adivalor a pour objectif de détruire tous les produits de protection des cultures non utilisés et de récupérer les emballages. Enfin, l'innovation -cruciale dans ce secteur où la concentration a réduit le nombre d'opérateurs capables de faire de la recherche à 4 ou 5- ne porte pas que sur les molécules ; elle consiste aussi à concevoir des outils d'aide à la décision permettant d'utiliser de façon optimale, selon la maladie, le bon produit à la bonne dose et au bon moment.

Le cas d'Agrial est aussi très intéressant : les aliments qu'il commercialise sont issus de produits agricoles peu transformés (légumes, volailles). On ne sait pas améliorer la qualité d'une matière qui arrive dans une usine, on ne peut que la préserver au mieux. Le lien entre l'agriculteur et le consommateur final est donc direct. La conséquence est que l'ensemble de l'organisation, dès le producteur agricole -d'ailleurs utilisateur de produits de protection des cultures- est « obsédé » par la « non crise » : dans cette optique, la traçabilité est conçue comme un outil permettant le retrait systématique des produits au cas où un problème apparaîtrait. Dans le cas de Fleur de colza (Lesieur-Sofiproteol), la traçabilité a été utilisée comme un véritable outil pour répondre aux besoins d'information du consommateur : variétés, pratiques culturales, processus industriels ... Le magasine Libre service actualités indique que le consommateur perçoit la traçabilité comme une « carte d'identité », comme un « gendarme » et comme une « mère attentive » : « la carte d'identité, c'est l'historique du produit ; le gendarme concerne le contrôle et le respect des normes ; et la mère attentive concerne la qualité et la démarche permanente d'amélioration des produits ».

L'innovation et la sécurité alimentaire sont au centre des préoccupations d'un opérateur comme Fleury Michon : pour obtenir des produits équilibrés (moins de sel), sains et sûrs (pas de risque de listeria ou de salmonelle), tout en limitant les coûts et les prix de vente au consommateur, l'entreprise a eu recours à Joel Robuchon, qui a mis au point un nouveau procédé de fabrication. Mais l'entreprise a hésité à déposer un brevet ; en effet, dans l'agroalimentaire, quand on dépose un brevet, c'est bien souvent révéler un secret de fabrication à la concurrence.

Tous ces points font débat, évidemment. Que savons-nous vraiment de l'écotoxicologie des produits chimiques et de leurs effets à long terme? Les consommateurs se sont-ils vraiment donné les moyens de communiquer  vers les partenaires de l'alimentaire ? Il y a 19 associations de consommateurs en France, rappelle Corinne Lepage, qui ne manque pas de souligner que « la question du coût de l'alimentation ne peut être séparée de la question du coût de la santé. Car ce qu'ils payent en moins dans le panier de la ménagère, ils le payent en plus, pour partie dans leurs dépenses de santé. Le jour où l'on arrivera à établir dans la tête de chacun le lien entre les deux, nous pourrons aller vers des politiques plus intelligentes ».

A quel niveau doivent intervenir les autorités publiques ?

Il faut garantir que notre cadre législatif est le meilleur possible, dit en substance Paola Testori Coggi, directrice de la sécurité alimentaire à la Commission européenne. Même si l'on ne peut pas éliminer tous les risques, « l'Europe présente le plus haut niveau de sécurité dans le monde ». Et la situation continue de s'améliorer. Grâce à la food law adoptée en 2001, qui contient tous les principes de la sécurité alimentaire, et en particulier un principe unique au monde selon lequel « L'Europe s'engage à ne pas exporter hors de son territoire des aliments qui ne respectent pas nos lois ». Et grâce à un corps de 150 inspecteurs, qui visitent les différents Etats membres pour autoriser et contrôler les exportations. Du seul fait que l'Europe est le plus grand importateur et exportateur de produits alimentaires, « nous devrions exporter notre modèle de sécurité dans le monde ».

Ainsi, « Parce que nous croyons que notre modèle de développement est le meilleur, parce qu'il protège la santé humaine, la santé animale, le bien-être animal, les valeurs éthiques du travail. Nous croyons dans notre modèle de production alimentaire.

Il faut que nos producteurs, qui ont des coûts très élevés en raison de cette législation, ne soient pas désavantagés dans la compétition avec les producteurs des autres pays, que nos producteurs de poulets ne soient pas désavantagés par rapport aux producteurs de poulets chinois.

Enfin, nous devons garantir que la nourriture importée est aussi sûre que celle que nous produisons ».

Dans le cadre de ce travail, il ne nous est pas possible d'aller plus dans le détail. Nous mentionnerons pourtant que l'AFSSA a été créée il y a plus de 6 ans, tandis que son pendant européen l'a été en 2002. Et nous rappellerons que les ministres français de l'agriculture Henri Nallet, Louis Mermaz, Jean Puech et Philippe Vasseur ont bénéficié d'un non-lieu dans le dossier de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Cela démontre bien que la responsabilité dans la gestion des risques est in fine politique et que, dans le cas précis de l'ESB, « les ministres avaient, dans le cadre des connaissances de l'époque, agi avec la célérité et la volonté qu'il fallait ».

Les consommateurs ont-ils le libre choix ?

Face à l'aliment et au risque alimentaire, le consommateur est libre d'une certaine façon, mais également contraint. Il peut ne pas respecter la chaîne du froid, ni non plus les délais de date limite de consommation, en assumant sa part de responsabilité dans les risques pris. Mais il peut avoir des problèmes de revenu et ne pas pouvoir manger les cinq fruits et légumes quotidiens recommandés. « Le consommateur, tel qu'on l'imagine dans les colloques, est libre. Beaucoup de consommateurs ne sont pas libres, tout simplement parce qu'ils sont pauvres. Ils n'ont pas le choix de leur consommation, y compris dans notre pays », déclare Dominique de Gramont, directeur général de l'Institut de liaison et d'études des industries de consommation (ILEC). Et d'ajouter : « Tout est compliqué. Des politiques publiques qui peuvent avoir des effets contraires. Exemple : en matière de sécurité alimentaire, il va de soi que "vouloir moins cher que moins cher" est absurde. D'abord, économiquement, cela revient à dire à l'acheteur de s'abstenir parce que demain ce sera moins cher, et c'est engager une crise de consommation. Ensuite, c'est obliger les opérateurs à rogner sur tout. On peut rogner sur le nombre de contrôles, sur la protection de l'environnement et les emballages, on parle alors du vrac. Or le vrac, c'est tuer l'information. Des politiques publiques peuvent donc avoir des effets pervers. Je pense que cette pression vers le toujours moins cher est délétère et dangereuse pour la sécurité ».

Réapprendre les rapports de civilité.

Où sont les repères ? Tous les acteurs se cherchent autour du thème de la nutrition : opérateurs, pouvoirs publics et consommateurs. Qui sont aussi des citoyens. Alain-Gérard Slama concluait ainsi le colloque  « Alimentation : quel partage des responsabilités », en reprenant le débat sur l'obésité : « Face aux facteurs d'obésité (la famille, la télévision devant laquelle on grignote, etc.), il y a des réponses qui sont claires : ce sont les procédures d'éducation, les rapports de civilité (se tenir à table, savoir se modérer). Tout cela s'apprend à l'école, mais cette formation est en train de disparaître. Quand, dans une société, les rapports de civilité se dégradent, alors, en effet, l'Etat a l'obligation d'intervenir dans tous les actes de la vie dans lesquels un affrontement entre individus ou un conflit risque de se produire. Ou dans les conduites par lesquelles un individu ne prend plus en compte son intérêt mais, seulement guidé par ses désirs et ses appétits, n'a plus le surmoi, la volonté nécessaire pour se guider et se diriger. L'histoire des rapports de civilité pourrait être écrite comme la longue histoire de la lutte des sociétés civiles pour arracher leur liberté à un pouvoir qui saute sur la moindre occasion pour légiférer, réguler et envoyer ses sbires.

A travers ce débat sur l'alimentation, c'est cette grande question qui est en cause. Pendant combien de temps encore notre société refusera-t-elle ce qui est au fondement même de la démocratie, c'est-à-dire la capacité d'assumer les rapports de civilité qui nous obligent à faire preuve de maîtrise de soi et de volonté pour gérer les conflits inhérents à la vie quotidienne ? Allons-nous nous réacheminer vers cet apprentissage qui passe par l'école, qui passe par l'observation de la loi ? Le citoyen, n'ayant plus la force de puiser en lui les clés et les repères qui lui permettent de se guider et de s'orienter, demande aux autres de le faire.

Récemment, dans un restaurant, le serveur prenait ma commande sur un mini-ordinateur qui la transmettait à la cuisine. Je me suis dit que, peut-être, bientôt, cet ordinateur signalera les incompatibilités entre les plats susceptibles de me faire faire trop de graisse et les consommations considérées comme dangereuses pour le budget de la sécurité sociale. Je prends le pari qu'un de ces jours, un restaurant aura cette superbe idée et qu'il aura un immense succès ».

* 6 Sur ce point, il faut être précis : si l'on détecte la présence de résidus sur 60 % des fruits et légumes, la limite maximum de résidus (LMR) n'est atteinte que dans quelques cas.

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