III. VERS UN PARTENARIAT STRATÉGIQUE ?

A. DEUX ACTEURS DIFFÉRENTS, DEUX VISIONS DISTINCTES

1. Deux acteurs différents

a) La Russie : un État souverain

La Russie est avant tout un État souverain, soucieux de défendre ses intérêts nationaux et qui n'hésite pas à adopter une attitude très dure, voire brutale, dans les relations internationales.

La Russie est aussi un pays à la recherche de son identité. État successeur de l'URSS, la Russie n'a jamais été dans l'histoire un État-Nation, mais un empire et elle n'a pas encore réussi à faire le deuil de la perte de son « étranger proche », pour reprendre la terminologie employée à Moscou. Le rapprochement avec les pays de la Communauté des États indépendants (CEI), c'est-à-dire les États issus de l'ex-URSS à l'exception des trois pays baltes, figure d'ailleurs au premier rang des priorités de la politique étrangère russe, devant le renforcement des relations avec l'Union européenne.

La Russie souhaite-t-elle se rapprocher de l'Europe ou bien constituer un ensemble eurasiatique ? Personne ne le sait vraiment. Depuis le XIX e siècle, la Russie reste partagée entre des courants slavophile et occidentaliste.

Pour Georges Sokoloff (9 ( * )) , l'auteur de « La puissance pauvre » , entre la prospérité économique et la puissance, la Russie a toujours fait le choix de la puissance.

b) L'Union européenne : un système original...

L'Union européenne n'est pas un partenaire évident pour la Russie . Comme l'a observé Marie Mendras, chercheur spécialisé sur la Russie au CNRS et au Centre d'études sur les relations internationales : « L'Union européenne représente le type même d'institution que les Russes ont beaucoup de mal à comprendre : une Union à vingt-sept pays reposant sur de larges abandons de souveraineté, fondée sur l'égalité entre les États membres et avec des mécanismes complexes de décisions ».

De plus, alors que la Russie privilégie souvent les rapports de force, l'Union européenne fonctionne selon un schéma opposé, puisqu'elle repose sur le consensus et le compromis.

Par ailleurs, depuis l'échec des référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel, l'Union européenne traverse une crise. Or, cette phase d'introspection ne facilite pas la réflexion vis-à-vis de l'extérieur.

c) ... qui ne parle pas d'une seule voix

? Au sein de la Commission européenne, il apparaît un manque de coordination entre les nombreuses directions générales impliquées dans les négociations avec la Russie, ainsi qu'une insuffisante prise en compte des intérêts des États membres.

Ainsi, entre la direction générale chargée de la concurrence et celle chargée de l'énergie, on constate des divergences sur les relations entre l'Union européenne et la Russie dans le domaine de l'énergie.

Par ailleurs, de l'avis des observateurs, l'accord bilatéral entre la Communauté et la Russie sur l'accession de cette dernière à l'OMC, négocié par la direction générale du commerce, constitue un « mauvais accord » pour la partie européenne.

De même, lors de la négociation de l'accord de réadmission, la Commission européenne n'a pas tenu compte des préoccupations de plusieurs États membres, comme la France, concernant les délais de réponse à une demande de réadmission d'un étranger en situation irrégulière. En effet, l'accord négocié par la Commission envisage un délai maximal de soixante jours, alors que la législation française prévoit un délai maximal de trente-deux jours de rétention administrative des étrangers en situation irrégulière. De ce fait, cet accord aurait été largement inapplicable en France. Or, malgré les demandes répétées des autorités françaises, la Commission a refusé de modifier sa position sur ce point. La France a donc dû négocier directement avec la partie russe un protocole bilatéral prévoyant un délai plus court.

La coordination au sein de la Commission européenne en ce qui concerne les relations avec la Russie devrait, en principe, être assurée par le Commissaire européen chargé des relations extérieures. On peut toutefois s'interroger sur la réalité d'une telle coordination.

? Il existe des divergences de vues entre la Commission européenne et le Secrétariat général du Conseil, placé sous l'autorité du Haut représentant pour la PESC.

Il est vrai que le système institutionnel de l'Union européenne est complexe et que, face à la délégation russe, les interlocuteurs européens sont nombreux : la Commission européenne, le Conseil, le Haut Représentant pour la PESC, la présidence changeante tous les six mois, etc. À cet égard, le mécanisme de la « troïka » paraît insuffisant pour que l'Union européenne parle d'une seule voix. De ce point de vue, la création d'un ministre des affaires étrangères de l'Union, qui était prévue par le traité constitutionnel, aurait représenté une réelle avancée. On aurait pu envisager également de désigner un représentant spécial de l'Union européenne chargé de la Russie. Toutefois, comme me l'a affirmé un diplomate « ce Monsieur Russie serait un personnage trop puissant aux yeux des capitales des États membres ».

Enfin, le Parlement européen adopte souvent des positions très critiques et purement déclaratoires vis-à-vis de la Russie, notamment sur la question des droits de l'homme, alors que la Commission européenne et le Conseil ont une position plus nuancée. Les réactions contrastées face à la répression de la manifestation organisée par l'opposition à Moscou et à Saint-Pétersbourg en avril dernier en ont offert l'illustration.

? Entre les États membres de l'Union européenne, on constate un fort clivage en ce qui concerne les relations avec la Russie.

À vingt-sept États membres, l'Union européenne peine à définir une approche commune. Ainsi, pour le directeur de la coopération européenne au ministère français des Affaires étrangères, « la Russie constitue même le dossier qui divise peut être le plus les États membres aujourd'hui » .

Certains pays, comme l'Allemagne, la France ou l'Italie, sont très attachés à un renforcement des relations avec la Russie. On trouve également dans ce groupe un pays comme la Finlande, qui est frontalier de la Russie et qui entretient des relations économiques étroites avec son voisin.

À l'opposé, plusieurs États membres, comme la Pologne, la République tchèque ou les pays baltes, sont, en raison de leur passé, plus méfiants à l'égard de la Russie.

Enfin, d'autres pays, comme le Royaume-Uni par exemple, se situent dans une position intermédiaire.

La convergence de vues entre Paris, Berlin et Moscou au sujet de l'intervention militaire en Irak a ainsi avivé les divisions au sein de l'Union européenne. On pourrait également mentionner le projet de gazoduc entre l'Allemagne et la Russie, qui a suscité de vives critiques en Pologne.

Ce clivage ne recoupe toutefois pas exactement la distinction entre « anciens » et «  nouveaux » États membres. En effet, certains « anciens » pays membres, comme la Suède, sont réservés à l'égard de la Russie et expriment notamment de fortes préoccupations concernant la démocratie et les droits de l'homme, alors que des « nouveaux » pays membres, comme la Bulgarie par exemple, entretiennent des relations cordiales avec la Russie.

La Russie a très bien compris tout le parti qu'elle pouvait tirer de ces divisions entre les États membres.

Elle a donc tendance à privilégier les relations bilatérales avec les « grands pays », en particulier avec l'Allemagne, la France et l'Italie, et à jouer sur les divisions des États membres.

À cet égard, comme j'ai pu moi-même le constater, tant à Berlin qu'à Moscou, la relation entre l'Allemagne et la Russie présente une importance particulière.

La relation entre l'Allemagne et la Russie

Héritée de l'Ostpolitik, lancée par le chancelier Willy Brandt en direction de l'URSS, la politique étrangère allemande à l'égard de la Russie s'est toujours caractérisée par une grande proximité (1) .

L'Allemagne est, en effet, le premier partenaire commercial de la Russie avec lequel elle réalise 30 % de ses échanges. La Russie est aussi le principal fournisseur d'énergie de l'Allemagne et les entreprises allemandes sont fortement présentes en Russie. Il existe donc des intérêts économiques importants qui exercent une influence sur la politique étrangère allemande. En outre, on peut se demander si la position du gouvernement allemand vis-à-vis de Moscou ne s'explique pas aussi par une forme de dette qui trouverait son origine dans l'attitude de la Russie lors de la réunification allemande.

Ces relations étroites ont connu leur apogée avec les liens d'amitié entre le Président Vladimir Poutine et l'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et le projet de gazoduc germano-russe.

Au-delà d'un changement de discours, on constate néanmoins une grande continuité entre la politique vis-à-vis de la Russie menée par la chancelière allemande Angela Merkel et celle de son prédécesseur. L'Allemagne a ainsi fait du renforcement des relations entre l'Union européenne et la Russie l'une des priorités de sa présidence de l'Union européenne.

(1) Voir sur ce point l'article d'Alexander Rahr, « Russie-Allemagne : la relation spéciale et la présidence de l'Union européenne », Politique étrangère, 1, 2007, IFRI, p. 109 à 122.

Bien qu'elle n'occupe que le deuxième rang derrière l'Allemagne, la France jouit également d'une bonne image en Russie, en raison notamment des relations anciennes d'amitié et de la convergence de vues, notamment sur la conception d'un « monde multipolaire ».

Toutefois, comme le souligne un expert, la politique de la France à l'égard de la Russie n'a pas rempli tous les espoirs qui étaient placés en elle (10 ( * )) .

Face à la Russie, il est donc indispensable que l'Union européenne parle d'une seule voix . C'est d'autant plus nécessaire dans les domaines où les États membres ont transféré une partie de leur compétence à l'Union européenne. Les représentants de la Commission européenne rencontrés à Bruxelles ont cité à cet égard l'exemple de la menace russe de mettre en place un embargo généralisé sur les importations de viande en provenance de l'Union européenne.

La menace russe d'un embargo généralisé sur les importations de viande
en provenance de l'Union européenne

Lors de l'élargissement de l'Union européenne à la Roumanie et à la Bulgarie, le 1 er janvier 2007, la Russie a menacé d'imposer un embargo généralisé sur la viande en provenance de l'Union européenne. Elle a fait valoir des préoccupations au niveau des normes vétérinaires et phytosanitaires, concernant notamment la présence de salmonelle et la peste porcine.

Face à cette menace, plusieurs États membres, dont la France, ont entamé des négociations bilatérales avec la partie russe et étaient proches de parvenir à un accord bilatéral sur ce sujet. Toutefois, étant donné que cette question relève de la compétence exclusive de la Communauté, la Commission européenne a contesté le droit des États membres de négocier de manière bilatérale avec la Russie.

La Commission européenne a donc repris en main les négociations sur ce dossier et elle est parvenue, grâce à un front uni, à éviter la mise en place d'un embargo russe généralisé. En revanche, la Russie a maintenu son embargo sur la viande en provenance du territoire polonais.

Face à un joueur comme la Russie qui maîtrise l'ensemble des pièces sur l'échiquier des négociations, les Européens, qui déplacent chacun leur pièce en ordre dispersé, ne peuvent espérer l'emporter. Il serait plus efficace que les négociateurs européens aient toutes les cartes en main.

S'il est évidemment souhaitable d'adopter une approche commune vis-à-vis de la Russie, cela ne veut pas dire pour autant que, sur certains sujets, les États membres ne devraient pas chercher à développer des relations plus approfondies avec la Russie.

Cela concerne en particulier la politique étrangère, qui relève du domaine intergouvernemental et où les États membres conservent donc toute leur place. Sur plusieurs sujets de politique internationale, il existe d'ailleurs des groupes spécifiques, composés de certains pays membres et de la Russie, comme le « groupe de contact » sur les Balkans occidentaux ou le « Quartet » sur le Proche-Orient. On pourrait également citer le dossier du nucléaire iranien, où la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni mènent une concertation étroite avec la Russie.

Avec la dimension septentrionale, l'Union européenne a d'ailleurs reconnu l'intérêt d'une certaine « géométrie variable » dans les relations avec la Russie.

La « dimension septentrionale » de l'Union européenne

La dimension septentrionale est un aspect de la politique extérieure de l'Union européenne , qui a pour objet de définir un cadre pour les relations antre les États membres de l'Union européenne et les États voisins au Nord de l'Europe (la Norvège, l'Islande et la Russie).

Il s'agit d'une politique récente, puisqu'elle a été lancée, à l'initiative de la Finlande, lors du Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999 , afin de promouvoir un dialogue et une coopération concrète dans une aire géographique précise. Cette aire englobe la zone qui s'étend de l'Islande jusqu'à la Russie du Nord-Ouest et des mers de Norvège, de Barents et de Kara au Nord, jusqu'à la côte méridionale de la Mer Baltique. Une attention particulière est accordée aux pays bordant la Mer Baltique et à la région Nord-Ouest de la Russie, y compris Kaliningrad. La population de la région est d'environ 140 millions d'habitants. Les régions septentrionales de l'Europe présentent des caractéristiques particulières tenant à leur climat, à leurs ressources, à leur configuration industrielle spécifique et à leurs besoins démographiques, qui motivent une coopération régionale particulière.

En 1999, le Conseil a confié à la Commission européenne le soin d'élaborer des plans d'actions (2000-2003 puis 2004-2006) pour mettre en oeuvre la dimension septentrionale.

Le 21 novembre 2005, les ministres des affaires étrangères de l'Union européenne, de la Fédération de Russie, de la Norvège et de l'Islande, ont décidé que la politique relative à la dimension septentrionale serait l'expression régionale, pour le nord de l'Europe, des quatre « espaces communs » qui ont été adoptés lors du Sommet UE-Russie du mois de mai 2005 . Parallèlement, la dimension septentrionale conserverait ses caractéristiques propres, notamment en ce qui concerne la participation de la Norvège et de l'Islande, de même que ses objectifs qui présentent un intérêt particulier pour les régions du nord, notamment en ce qui concerne la fragilité de l'environnement, les questions liées aux populations autochtones, la santé et le bien-être social, etc. La dimension septentrionale sera de plus en plus axée sur le nord-ouest de la Russie et sur les problèmes particuliers que connaît cette région, qui ont aussi une incidence sur les autres parties.

On peut relever également la participation à la « dimension septentrionale » de nombreuses organisations régionales (Conseil de l'Arctique, Conseil euro-arctique de la mer de Barents, Conseil des États de la mer Baltique et Conseil des ministres des pays nordiques), ainsi que des institutions financières internationales.

Ne disposant ni d'objectifs clairement définis, ni de financement propre, et suscitant la méfiance de la Russie (la dimension septentrionale étant vue comme une politique néocoloniale déguisée afin de s'approprier les ressources fossiles du Nord russe et une tentative de soutenir les aspirations sécessionnistes des régions frontalières russes), la dimension septentrionale a toutefois montré ses limites.

* (9) Georges Sokoloff, « La puissance pauvre : une histoire de la Russie de 1815 à nos jours », Fayard 1993.

* (10) Thomas Gomart, « La politique russe de la France : fin de cycle ». Politique étrangère, 1-2007.

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