b) Les incertitudes entourant le report du point de départ du délai de prescription de l'action publique

Les conditions dans lesquelles la jurisprudence décide de reporter le point de départ du délai de prescription apparaissent également fluctuantes, comme en atteste le cas de l'abus de biens sociaux.

Le cas de l'abus de biens sociaux

L'interprétation jurisprudentielle du point de départ du délai de prescription du délit d'abus de biens sociaux fait depuis longtemps l'objet de nombreuses critiques.

La volonté justifiée de la Cour de cassation d'éviter que la dissimulation d'un délit soit de nature à empêcher l'action publique de pouvoir s'exercer afin de réprimer l'infraction constituée, conduit néanmoins à faire de l'abus de biens sociaux un délit quasi-imprescriptible -au même titre que des infractions d'une impardonnable gravité tels que les crimes contre l'humanité-, puisque la connaissance des faits délictueux peut être retardée pendant plusieurs années si la dissimulation a été efficace. Il n'est donc pas rare que l'action publique soit mise en oeuvre pour des faits dépassant une dizaine d'années, notamment à l'occasion d'un changement à la tête de la société.

En outre, la poursuite après une longue période d'un délit par nature complexe comme l'est l'abus de biens sociaux peut poser des difficultés importantes en matière de preuve . En effet, si la révélation d'actes envisagés comme délictueux est tardive, les preuves peuvent venir à manquer pour étayer l'accusation, conduisant le cas échéant à la relaxe.

Une partie de la doctrine estime par ailleurs que cette jurisprudence est contraire au principe même de légalité en ce qu'elle fait fi de la règle générale selon laquelle la prescription d'une infraction instantanée commence à courir le jour où l'infraction est consommée et que la dissimulation de cette infraction ne prolonge aucunement l'activité délictueuse 59 ( * ) . Enfin, elle a pour effet, en pratique, d'introduire une grande insécurité juridique dans la vie des sociétés, alors que la sécurité des relations juridiques apparaît essentielle dans la vie des affaires, même si elle ne doit pas être assurée au détriment de la nécessaire répression des infractions.

Pour ces diverses raisons, les représentants des entreprises entendus par la mission d'information se sont dits favorables à l'instauration d'un délai butoir en droit pénal des affaires.

Pour autant, ces critiques ne sont pas unanimes .

Ainsi, les représentants de l'Union syndicale de la magistrature et du Syndicat de la magistrature entendus par la mission d'information ont estimé que le régime actuel était satisfaisant en ce qu'il permettait de poursuivre de manière effective les auteurs de ces délits . Mme Emmanuelle Perreux, présidente du Syndicat de la magistrature, a notamment mis en exergue le fait que modifier la jurisprudence actuelle -en affirmant, par exemple, que la prescription commence à courir à compter de la publication des comptes sociaux même en cas de dissimulation- aboutirait à annihiler toute action publique en matière économique et financière, et à créer de fait une impunité des dirigeants sociaux, plus de 90 % des affaires d'abus de biens sociaux faisant l'objet d'une dissimulation comptable.

La clarification du régime de la prescription du délit d'abus de biens sociaux n'en fait pas moins l'objet d'un débat dont témoignent tant des rapports remis au Gouvernement que des initiatives parlementaires .

? En 1995, M. Jacques Toubon, alors garde des sceaux, avait ainsi demandé à Mme Marie-Laure Rassat, professeur de droit, de lui remettre un rapport sur l'évolution souhaitable du code de procédure pénale.

Ce rapport abordait la question générale de la prescription de l'action publique en préconisant notamment de « casser la jurisprudence sur le retard du point de départ du délai de prescription, pour les infractions que la jurisprudence déclare occultes (essentiellement l'abus de confiance et l'abus de biens sociaux) » 60 ( * ) . Cette position était justifiée par deux considérations :

- d'une part, retarder le point de départ d'une infraction ne peut résulter que « d'une solution légale précise » et ne peut être une oeuvre prétorienne ;

- d'autre part, le retard du départ de la prescription, s'il était consacré pour les infractions « occultes », induirait « un risque d'erreur judiciaire dû à la difficulté et à l'altération de la preuve dans le temps » 61 ( * ) .

Le rapport préconisait donc, à titre général, que « le point de départ, pour une infraction instantanée ou complexe se situe le jour où tous les éléments constitutifs peuvent être réputés avoir été accomplis ; pour une infraction d'habitude au jour de la commission du second fait ; pour une infraction continue au jour où l'infraction supposée a cessé. » En tant que délit instantané, l'abus de biens sociaux n'aurait donc pu donner lieu à poursuite que dans un délai de trois ans à compter du jour où tant l'élément matériel que l'élément intentionnel de l'infraction ont été effectivement accomplis.

? Des évolutions du droit de la prescription applicable au délit d'abus de biens sociaux dans des directions opposées ont été recherchées, à l'initiative des parlementaires. Ainsi, deux propositions de loi ont entendu remettre en cause la jurisprudence de la Cour de cassation.

Relative à « l'abus des biens sociaux », la proposition de loi présentée au Sénat par M. Pierre-Christian Taittinger le 17 juin 1995 62 ( * ) tendait, dans son article 3, à poser le principe selon lequel le délit d'abus de biens sociaux -ainsi que les autres délits alors prévus par l'article 437 de la loi du 24 juillet 1966- se prescrit « par trois années révolues à compter de la date à laquelle les comptes annuels ont été soumis à l'assemblée générale ». Ce nouveau régime de prescription ne devait pas s'appliquer aux « faits à l'égard desquels une procédure judiciaire a été engagée avant sa date d'entrée en vigueur ». Le but de ce texte était donc d'empêcher que la prescription commence à courir à une autre date, même en cas de dissimulation . Cette proposition de loi n'a cependant pas été discutée au Sénat et est devenue caduque.

Déposée à l'Assemblée nationale le 6 novembre 1995 par M. Pierre Mazeaud, la proposition de loi « relative à la prescription du délit d'abus de biens sociaux » 63 ( * ) tendait à maintenir la jurisprudence actuelle en prévoyant que la prescription de l'abus de biens sociaux courrait à compter de la découverte du délit , mais prévoyait un délai butoir de six ans à compter de la commission de l'infraction . Cette modification devait s'appliquer aux seuls « faits commis postérieurement » à la publication de ce texte. Cette proposition fut néanmoins retirée par son auteur avant son inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.

A l'inverse, la consécration au niveau législatif de la jurisprudence de la Cour de cassation a été proposée au cours des débats parlementaires au Sénat sur le projet de loi relatif à la présomption d'innocence et aux droits des victimes, ayant conduit à la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000.

A l'initiative de notre collègue M. Michel Charasse, le Sénat avait adopté en première lecture, contre l'avis du Gouvernement et avec un avis de sagesse de la commission des lois, un amendement tendant à préciser que l'abus de biens sociaux se prescrit « par trois années révolues à compter du jour où ils ont été constatés dans des circonstances permettant l'exercice de l'action publique ». Il s'agissait donc de consacrer très exactement dans la loi la position de la Cour de cassation. Notre collègue avait justifié cet amendement par le souci d'assurer une « sécurité juridique » aux justiciables, Mme Elisabeth Guigou, alors garde des sceaux, déclarant, pour sa part, qu'elle ne voyait « pas l'intérêt de consacrer cette jurisprudence » 64 ( * ) .

En deuxième lecture, l'Assemblée nationale a cependant supprimé cette précision au motif qu'elle était sans rapport avec l'objet du projet de loi et qu'il n'apparaissait « pas opportun de figer dans la loi une jurisprudence par définition évolutive et vivante, qui doit conserver sa capacité d'adaptation aux cas d'espèces » 65 ( * ) . La commission mixte paritaire ayant maintenu la position de l'Assemblée nationale, la loi du 15 juin 2000 n'a en définitive apporté aucune modification au régime de la prescription de ce délit.

En effet, les circonstances de l'espèce ne peuvent pas ne pas influencer les formules dégagées par le juge et conduisent à varier la déclinaison des principes jurisprudentiels au risque de fragiliser la lisibilité de la règle juridique. Comme le relevait Mme Dominique-Noëlle Commaret, avocat général à la Cour de cassation, « le risque de laisser le factuel envahir le droit de la prescription dans l'interprétation jurisprudentielle qui en est donnée est incontestable ».

En outre, la Cour de cassation ne se prononce, par hypothèse, que dans la limite des pourvois qui lui sont soumis. Aussi la liste des infractions pour lesquelles la jurisprudence accepte de reporter le point de départ du délai de prescription de l'action publique n'est-elle pas limitative.

Plusieurs des interlocuteurs de la mission d'information, à l'instar de Mme Nicole Courtin, maître de conférences à l'université de Nice, ont appelé de leurs voeux un retour à une nécessaire sécurité juridique.

* 59 Voir M. Jean-François Renucci, Infractions d'affaires et prescription de l'action publique, Dalloz 1997, chron. p. 23.

* 60 Rapport de Mme Marie-Laure Rassat à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

* 61 Rapport précité, p. 88.

* 62 Proposition de loi n° 317 (Sénat, 1994-1995).

* 63 Proposition de loi n° 2335 (Assemblée nationale, Xème législature).

* 64 JO Sénat, séance du 25 juin 1999 (article additionnel après l'article 21).

* 65 Rapport n° 2136 (Assemblée nationale, XIème législature) de Mme Christine Lazerges au nom de la commission des lois.

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