3. « L'énigme » des délais préfix

Certains délais, qualifiés de « préfix » par la jurisprudence et la doctrine, sont censés différer des délais de prescription par leur finalité et leur régime, plus rigoureux. Toutefois, leur détermination demeure « l'un des grands mystères du droit français 133 ( * ) », une « énigme » selon M. Alain Bénabent, professeur à l'université de Paris 10, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Par surcroît, les règles qui leur sont applicables ne sont pas uniformes. Il en résulte une grande insécurité juridique.

a) Des contours incertains

Alors que la prescription est un moyen d'acquérir ou de se libérer, les délais préfix sont généralement conçus comme des délais pour agir , débouchant sur la « forclusion », autrefois appelée « déchéance ».

Ont ainsi été qualifiés de préfix des délais aussi divers que ceux qui limitent dans le temps la contestation d'une décision de l'assemblée générale des copropriétaires d'un immeuble bâti, l'action en révocation d'une donation pour cause d'ingratitude ( article 957 du code civil ) ou encore l'action en revendication d'un meuble perdu ou volé ( article 2279 du code civil ) 134 ( * ) .

Le délai de dix ans, à compter de la réception des travaux, pendant lequel le constructeur d'un ouvrage est réputé responsable des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination, est considéré comme un délai d'épreuve, donc comme un délai préfix, et non comme un délai de prescription ( articles 1792 et 2270 du code civil ).

Dans une circulaire du 30 juin 2006, la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice a présenté comme un délai préfix, institué à peine de déchéance, la fin de non-recevoir de l'action en contestation de la filiation prévue par l'ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 lorsque la possession d'état conforme au titre a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement.

Toutefois, le critère de la finalité ne permet pas de déterminer la nature d'un délai . Certains délais pour agir sont qualifiés de délai de prescription par la loi ou par la jurisprudence, alors que des délais ayant clairement pour objet la libération du débiteur sont à l'inverse considérés comme des délais préfix.

Ainsi, la faveur pour le débiteur conduit parfois à tenir pour préfix un délai qui, donné pour exercer une action en paiement ou en responsabilité, semblerait devoir être soumis au régime de la prescription du code civil.

A titre d'exemple, l' article L. 311-37 du code de la consommation , relatif aux opérations de crédit à la consommation, prévoit que les actions en paiement engagées à l'occasion de la défaillance de l'emprunteur doivent être formées dans les deux ans de l'événement qui leur a donné naissance, à peine de forclusion.

De même, la Cour de cassation a pu estimer que les demandes en paiement des prestations sociales formées contre les organismes de sécurité sociale étaient enserrées dans des délais administratifs de forclusion et de déchéance et non dans des délais de prescription 135 ( * ) .

A l'inverse, par souci de protéger le titulaire de l'action, la jurisprudence fait échapper au régime des délais préfix l'action en nullité intentée par un époux, sur le fondement des articles 215 136 ( * ) et 1427 137 ( * ) du code civil , lorsque son conjoint a accompli seul certains actes de disposition.

De même, en dépit de la référence légale à la « déchéance », traditionnellement assimilée à la « forclusion », la Cour de cassation a considéré que le délai de deux ans pour l'exercice de l'action en responsabilité contre le transporteur aérien ( article L. 321-5 du code de l'aviation civile ) n'était pas préfix 138 ( * ) .

La durée d'un délai ne constitue pas non plus un critère significatif . Si les délais préfix sont généralement brefs, tous les brefs délais ne sont pas préfix.

A titre d'exemple, l'action en rescision d'une vente pour cause de lésion est enserrée dans un délai préfix de deux ans ( article 1676 du code civil ), supérieur aux délais de plusieurs prescriptions présomptives de paiement. Que dire également de la garantie décennale des constructeurs d'ouvrage !

Compte tenu de ces incertitudes, on pourrait songer à se rallier au seul argument d'autorité : un délai est préfix lorsqu'il est déclaré tel par la loi ou la jurisprudence. Las, souvent les juges ne se prononcent pas précisément sur la qualification d'un délai et se bornent à statuer sur un élément de régime.

* 133 M. Mayer et R. Pinon, note sous l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 9 décembre 1986 - Gazette du Palais, 1987, I, p. 186.

* 134 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 30 octobre 1969.

* 135 Chambre sociale de la Cour de cassation, 27 janvier 1951.

* 136 Première chambre civile de la Cour de cassation, 8 février 2000.

* 137 Première chambre civile de la Cour de cassation, 8 décembre 1981.

* 138 Première chambre civile de la Cour de cassation, 2 mars 1971.

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