c) Le développement d'une industrie performante des communications électroniques

Parallèlement aux objectifs d'amélioration de la situation des consommateurs (grâce à la concurrence et au filet de sécurité du service universel), le régulateur s'est vu assigner la mission de soutenir le développement des opérateurs dont les services bénéficient aux consommateurs.

La régulation sectorielle ne se réduit pas à une politique de la concurrence : elle doit également soutenir l'offre et donc veiller « au développement de l'emploi, de l'investissement efficace dans les infrastructures, de l'innovation et de la compétitivité dans le secteur des communications électroniques » , selon les termes issus de la loi de 2004. Cette exigence ne doit pas être perdue de vue par le régulateur et elle est, aux yeux de votre commission, tout aussi légitime que les préoccupations consuméristes. En effet, ce secteur technologiquement très innovant est aussi un facteur déterminant pour l'ensemble de l'économie. Il pèse donc autant pour lui-même que pour les effets positifs sur la productivité globale du site France. La régulation doit ainsi travailler sur plusieurs horizons temporels afin de prendre aussi en compte les dynamiques de moyen et long terme.

Assurément, un acquis de ces dix années de régulation, du point de vue des investisseurs, est la confiance qu'a su engendrer le régulateur . En effet, les opérateurs disposent d'une information partagée, recueillie ou produite par le régulateur pour accroître l'efficacité de ses missions. En outre, la fiabilité de cette information n'est pas contestée depuis dix ans, notamment grâce à l'expertise des membres qui se sont succédé au collège et grâce au panachage réussi de profils variés au sein du collège : ingénieurs, économistes, politiques...

Cette confiance construite par le régulateur favorise la prévisibilité, élément clef pour engager les investissements considérables que nécessite le déploiement des réseaux de communications électroniques. A ce titre, le régulateur doit tout particulièrement veiller à offrir un cadre stable afin que les décisions d'investissement particulièrement lourdes dans ce secteur à haute intensité capitalistique puissent s'appuyer sur des règles du jeu suffisamment pérennes.

Toutefois, les décisions d'investissement sont multifactorielles, ce qui explique sans doute que le flux d'investissements pour l'activité télécoms ait connu une histoire chahutée depuis 1996, même si in fine votre commission relève que le flux constaté en 2006 dépasse de 25 % celui de 1998 .

Source : ARCEP

L'investissement a connu une croissance très rapide en 2000 et 2001 (+32 % puis +17 %), imputable d'une part à l'achat des licences UMTS par les opérateurs de téléphonie mobile et, d'autre part, à l'arrivée des nouveaux opérateurs de téléphonie fixe qui ont investi fortement à cette période. Mais en 2002, après l'éclatement de la bulle internet, les investissements ont diminué de près de 40 % pour revenir à leur niveau de 1999.

Ce n'est qu'en 2005 que les investissements sont repartis à la hausse (+15,5 % en 2005 et +10,5 % en 2006), représentant cette année-là 1,9 % de l'investissement total de l'économie française.

L'emballement financier occasionné par l'attribution des licences UMTS a naturellement eu un impact considérable sur l'évolution des investissements du secteur, ce qui rend délicate l'analyse délicate de cette dernière. En effet, le poids du facteur UMTS rend peu lisible l'influence que d'autres paramètres, parmi lesquels l'action du régulateur, ont pu avoir sur cette évolution.

De ce point de vue, le tableau suivant, qui retrace l'évolution des investissements des opérateurs mobiles français hors immobilisations incorporelles, donc sans prendre en compte les achats de licence, mérite l'attention.

INVESTISSEMENT DES TROIS OPÉRATEURS MOBILES (1996-2006)

Capex 54 ( * )

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

SFR

en milliards d'euros

0,4

0,7

1,3

1,3

0,9

0,7

0,8

0,8

0,9

1,0

1,1

en % du CA

53%

47%

48%

35%

21%

14%

13%

12%

13%

12%

12%

Orange

en milliards d'euros

0,6

0,8

1,5*

1,4*

0,6

0,6

0,9

0,9

0,9

0,9

1,0

en % du CA

45%*

40%*

43%*

31%*

11%

10%

12%

12%

11%

10%

10%

Bouygues

en milliards d'euros

0,2

0,6

1,0

0,9

1,1

0,7

1,1

0,5

0,6

0,6

0,6

en % du CA

643%

311%

163%

66%

53%

28%

37%

15%

16%

13%

13%

Total mobiles

1,3

2,1

3,8

3,6

2,6

2,0

2,8

2,2

2,4

2,5

2,7

Source : ARCEP

Il atteste d'une baisse continue du pourcentage de leur chiffre d'affaires que les opérateurs mobiles ont consacré depuis 1996 à l'investissement. Cette baisse peut s'expliquer par le modèle économique de ces opérateurs, fondé sur des investissements considérables dans le déploiement des réseaux les premières années dans l'espoir de retours sur investissement les années suivantes, ce que tendrait à prouver le décalage dans le temps des chroniques d'investissements de Bouygues Telecom, qui n'a eu sa première licence qu'en 1994, soit trois ans après les deux autres opérateurs. L'impact de la régulation reste donc difficile à cerner.

Toutefois, l'on peut s'interroger sur les conséquences en matière d'investissements de décisions de régulation structurantes pour les opérateurs mobiles, telles que la baisse des terminaisons d'appel . Cette charge de terminaison d'appel est la composante principale du prix de détail des appels passés vers un mobile ; elle représente la rémunération versée par un opérateur à l'opérateur mobile pour faire aboutir la communication sur le terminal mobile de son client appelé. Comme aucune pression commerciale n'incite l'opérateur mobile à baisser le prix de la terminaison d'appel qui reste caché du consommateur, le régulateur a décidé une baisse progressive mais très importante de ces tarifs : deux baisses successives de 20 % en 1999 et 2000, puis une baisse de 40 % sur trois ans (2002- 2004), et à nouveau une baisse de 50 % sur trois ans (2005-2007).

Sans tirer de conclusions simplistes, votre commission s'interroge sur la corrélation entre de telles décisions de régulation et la baisse de l'investissement dans le mobile , même si elle constate que la rentabilité des opérateurs mobiles est restée élevée, surtout pour les deux leaders du marché qui affichent, en 2005, un taux de rentabilité des capitaux investis après impôts d'environ 30 % 55 ( * ) .

En matière de téléphonie fixe, toutefois, l'évolution de l'investissement des opérateurs semble étroitement corrélée aux décisions du régulateur en matière de dégroupage : le ratio d'investissement des opérateurs alternatifs, qui ont activement développé leurs réseaux, particulièrement via le dégroupage, a été logiquement plus élevé ces dernières années que celui des opérateurs historiques. Cette évolution n'est pas étrangère à la régulation.

INVESTISSEMENT DE TROIS GRANDS OPÉRATEURS FRANÇAIS DU FIXE
(2002-2006)

Capex

2002

2003

2004

2005

2006

France Télécom

en millions d'euros

7300

5300

5100

6000

6700

en % du CA

15,7 %

11,5 %

10,7 %

12,3 %

13 %

Iliad (Free)

en millions d'euros

26

97

173

218

280

en % du CA

16 %

33 %

35 %

30 %

NeufCegetel

en millions d'euros

99

134

371

284

331

en % du CA

17 %

13 %

31 %

10 %

Source : ARCEP

Convaincu de la nécessité d'encourager la concurrence par les réseaux, le régulateur a incité les opérateurs alternatifs à dupliquer les infrastructures réplicables et les a, de ce fait, conduits à investir, selon la théorie de l'échelle d'investissement -« ladder of investment »-.

L'échelle des investissements

La notion d'échelle des investissements ( ladder of investment ou stepping stone dans le langage de l'autorité fédérale américaine de régulation ) est introduite par Cave & Prosperetti (2001), puis développée par Cave & Vogelsang (2003) 56 ( * ) . Elle réfute l'idée d'un conflit entre la promotion de la concurrence à court terme et la viabilité de long terme de cette concurrence. Elle vise, en effet, dans le cadre d'une ouverture à la concurrence, à favoriser l'investissement progressif des opérateurs de plus en plus « loin » dans l'activité de réseau, c'est-à-dire une intégration verticale progressive des concurrents entrant sur le marché. Cela n'est possible que s'il est plus rentable pour ces concurrents, une fois installés, de produire eux-mêmes le service fourni par l'infrastructure plutôt que de l'acheter à l'opérateur historique.

Pour parvenir à cette fin. le moyen proposé consiste en un contrôle très fin des tarifs de gros de l'opérateur historique de la part du régulateur ex ante . Imaginons ainsi quatre « barreaux » de l'échelle des investissements correspondant à quatre niveaux possibles de développement du réseau d'un opérateur alternatif. Prenons l'exemple du haut débit 57 ( * ) .

Lorsqu'il choisit de développer une infrastructure minimale, l'opérateur ne doit être présent qu'en un seul point du territoire (à Paris, pour la France) pour collecter et redistribuer les flux de ses abonnés. On parle d'accès national ou bitstream national . Pour chaque abonné à son réseau, l'opérateur alternatif doit alors s'acquitter d'un tarif élevé d'accès au réseau de l'opérateur historique (de l'ordre de 22 euros par ligne). Ce tarif est cependant moins élevé que si l'opérateur n'était qu'un revendeur d'abonnements (i.e. ne supportant directement aucun coût d'infrastructure).

Lorsqu'il choisit d'investir davantage dans l'infrastructure et que son réseau maille le territoire au niveau régional, on parle d'accès régional ou bitstream régional . Le tarif d'interconnexion au réseau de l'opérateur historique n'est plus que de 15 euros par abonné environ puisque le service acheté à l'opérateur historique est moins important.

Lorsque le réseau de l'opérateur alternatif va jusqu'aux commutateurs locaux (installation au niveau local de DSLAM dans les répartiteurs), la livraison des flux à l'opérateur alternatif se fait au niveau local. On parle de dégroupage partiel de la boucle locale ( local loop unbundling ). Le prix par ligne et par mois de l'offre de gros tombe alors à trois euros environ. Une telle solution suppose aussi la location éventuelle de liaisons entre les installations locales et le réseau de l'opérateur alternatif qui a installé localement ses DSLAM, les charges de collocation...

Enfin, si l'opérateur investit dans la très coûteuse boucle locale, il ne doit plus payer aucun accès au réseau de l'opérateur historique.

Si l'écart entre les tarifs dont doit s'acquitter un opérateur alternatif à deux barreaux consécutifs est élevé, l'opérateur aura intérêt à faire les investissements nécessaires pour dupliquer l'infrastructure correspondant au passage du barreau auquel il se trouve au barreau supérieur (le dégroupage, dans notre exemple). Des prix trop bas peuvent dont conduire à des effets d'éviction de l'investissement que le régulateur doit, selon cette approche, surveiller attentivement.

Le développement de la concurrence sur le réseau de la téléphonie fixe s'effectue alors initialement sur la base d'un accès très favorable aux facilités essentielles. Dans un second temps, une fois que les nouveaux opérateurs ont consolidé et rentabilisé leur position, les régulateurs doivent procéder à une augmentation des prix d'accès (ou, en pratique, a une baisse des prix des prestations plus granulaires sans autoriser simultanément une baisse équivalente des prix des prestations moins granulaires). Ces évolutions de prix doivent pouvoir inciter les concurrents, désormais mieux préparés, à répliquer les infrastructures (i.e. à accroître la granularité leur réseau). Au cours de cette deuxième phase, la concurrence, qui n'était axée que sur les seules activités de services, s'étend aux infrastructures.

Soulignons enfin que cette théorie produit des effets ambigus : à court terme, son application peut engendrer une baisse des prix du fait d'un accroissement de la concurrence mais risque parallèlement de décourager l'investissement des opérateurs historiques. A long terme, rien ne garantit ni l'investissement, ni l'innovation, ni, in fine , l'accroissement du bien-être des consommateurs.

Source : MM. David Flacher et Hugues Jennequin, in Réguler le secteur des télécommunications ? Enjeux et perspectives , Ed. Economica, 2007

Néanmoins, si l'on rapproche l'évolution de l'investissement de France Télécom de celui des autres opérateurs historiques européens, il apparaît que le ratio d'investissement sur chiffre d'affaires de l'opérateur historique français est l'un des plus bas, comparé aux cas italien, anglais, allemand et espagnol ... même s'il suit un cycle commun à tous ces pays européens, marqués par un effondrement consécutif à l'éclatement de la bulle en 2002.

Part du chiffre d'affaires consacré à l'investissement par cinq opérateurs historiques européens (2001-2006)

Source : ARCEP

Le succès du dégroupage peut là encore fournir une clef d'explication : l'obligation faite à l'opérateur historique de donner un accès à ses infrastructures aux nouveaux entrants produit deux effets contraires, comme l'analysent MM. D. Flacher et H. Jennequin 58 ( * ) , cette obligation améliore la situation de l'emploi dans le secteur en permettant aux nouveaux entrants de se développer à moindre coût ; mais la régulation des tarifs de cet accès réduit l'incitation à investir des opérateurs historiques, dans la mesure où les bénéfices des investissements doivent désormais être partagés avec les nouveaux entrants qui sont aussi leurs concurrents directs.

Doit-on expliquer la prudence de France Télécom en matière d'investissement par la désincitation née de la pression mise par le régulateur français, notamment sur le dégroupage, ou par le niveau d'endettement du groupe ? Votre commission n'écarte pas la première hypothèse, même si elle reste convaincue que la diffusion du haut débit en France est à mettre au crédit du régulateur qui a fortement encouragé le dégroupage.

Cette question est tout à fait majeure pour l'avenir de ces industries et de l'économie française. En effet, le recul de l'investissement va de pair avec le recul de la recherche et développement et donc, à terme, risquerait de freiner l'innovation. Les économistes déjà cités, MM. Flacher et Jennequin, font observer la baisse des efforts de R&D chez les opérateurs historiques des principaux pays européens . Chez France Télécom notamment, la part des dépenses de R&D rapportée au chiffre d'affaires a chuté de manière significative : elle est passée de 3,7 % en 1995 à 1,3 % en 2004, chiffre stagnant depuis 2000, et ce malgré la période d'euphorie de la fin des années 1990. Elle a toutefois recommencé à croître légèrement, pour atteindre 1,6 % en 2006.

EVOLUTION DES DÉPENSES DE R&D DES PRINCIPAUX OPÉRATEURS (EN MILLIONS D'EUROS ET RAPPORTÉES AU CHIFFRE D'AFFAIRES)

R&D

(R&D/CA)

Opérateurs

1995

1998

2001

2004

Deutsche Telekom

725

650

900

900

(2,1 %)

(1,8 %)

(1,9 %)

(1,6 %)

France Télécom

827

658

567

593

(3,7 %)

(2,7 %)

(1,3 %)

(1,3 %)

British Telecom

416

395

533

379

(2,4 %)

(1,6 %)

(1,6 %)

(1,4 %)

Telecom Italia

278

412

204

137

(1,8 %)

(1,8 %)

(0,7 %)

(0,4 %)

Telefónica

173

245

491

461

(1,7 %)

(1,4 %)

(1,6 %)

(1,5 %)

Total UE 5

2 495

2 360

2 695

2 470

(2,4 %)

(1,9 %)

(1,4 %)

(1,3 %)

Total Europe

2 857

2 807

3 313

3 240

(2,1 %)*

(1,8 %)

(1,2 %)

(1,1 %)

* 1997

Source : IDATE, cité par MM. David Flacher et Hugues Jennequin, in Réguler le secteur des télécommunications ? Enjeux et perspectives , Ed. Economica, 2007.

Cette baisse continue de la R&D est d'autant plus préoccupante qu'elle a majoritairement commencé avant 2000, ce qui indique qu'elle ne trouve pas son origine dans l'éclatement de la bulle Internet. Mais sans doute peut-elle s'expliquer à la fois par le transfert partiel du financement de la R&D vers les équipementiers et par le fait que les récentes innovations reposent sur des recherches fondamentales qui sont antérieures à l'ouverture à la concurrence. En ce sens, la concurrence a sans doute permis de multiplier les services et d'en accélérer la commercialisation mais elle n'a pas nécessairement contribué à renforcer les recherches radicales des opérateurs ce qui peut être préoccupant pour l'avenir du secteur et, finalement, pour le consommateur de demain .

Lors de son audition par votre rapporteur, l'Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORST) a également insisté sur la nécessité de préserver le cercle vertueux qui a été initié entre concurrence, investissement, innovation, et bénéfice du consommateur.

Votre commission partage ce souci et confirme que la mission confiée par le législateur au régulateur est de poursuivre ce double optimum, à la fois social et économique. Il lui revient donc en particulier de rechercher l'équilibre qui permette de conjuguer concurrence et performance pour que les groupes français n'aient pas à supporter de plus lourdes contraintes que leurs concurrents étrangers.

* 54 Capex : investissements corporels et incorporels (par exemple le coût des licences UMTS) d'une entreprise au cours d'un exercice comptable.

* 55 Toutefois, en 2006, selon des estimations ARCEP provisoires, les taux de rentabilité du capital des opérateurs mobiles sont en hausse pour Orange France mais en baisse pour SFR et pour Bouygues Telecom.

* 56 Le terme d'échelle des investissements n'apparaît cependant pas encore dans ces articles. On pourra lire une critique du concept dans les travaux de Oldale & Padilla (2004). Ils considèrent qu'une régulation ex ante fondée sur ce principe conduit à une fragmentation de l'industrie défavorable in fine aux investissements lourds. Ce qui les conduit à préférer une régulation ex post . Nous renvoyons également le lecteur aux sections III et IV du livre.

* 57 Les chiffres donnés le sont à titre d'illustration. Ils évoluent régulièrement.

* 58 Ibid. p.211.

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