c) Un phénomène d'autocensure

Par une sorte de déterminisme social et familial, le phénomène d'autocensure dont font preuve les jeunes issus de milieux modestes ou défavorisés, ainsi que leurs familles, est très puissant. Nombre de ceux qui connaissent l'existence des classes préparatoires et des grandes écoles se disent : « ce n'est pas pour moi » ou « dans notre famille, on ne fait pas d'études longues » . Un certain nombre de ces jeunes rencontrés par votre mission à Paris, Lille, Cambrai, Melun ou Caen, qui avaient envisagé de poursuivre des études supérieures, comptaient opter en tout état de cause pour des cursus courts, tels que des STS ou IUT. Le souhait et la nécessité de travailler jeune ne sont pas non plus étrangers à ces attitudes.

A cela, il faut ajouter l'angoisse d'avoir perdu une ou deux années en cas d'échec, même s'il existe aujourd'hui des équivalences permettant de reprendre le cursus universitaire, ou la peur d'être mal perçu par sa famille ou par ses anciens camarades, même en cas de réussite d'ailleurs.

Par ailleurs, les jeunes concernés ont le sentiment de vivre dans un monde bien étranger à celui des classes préparatoires et des grandes écoles, avec ses propres codes (comportementaux, vestimentaires...), et parfois son propre langage. Cette perception entretient chez les jeunes concernés, en dépit d'excellents résultats scolaires, un manque de confiance en eux, voire un sentiment d'illégitimité . Ils ont une représentation sociale et culturelle tronquée de leur capacité d'accès et de réussite dans ces filières de formation. Ils ont peur d'être jugés et de ne pas être à la hauteur.

Ainsi, pour Sébastien, étudiant à Sciences Po, cité dans l'ouvrage de Cyril Delhay 33 ( * ) : « Envisager des études en cinq ans, ce n'était pas possible, étudier pour étudier chez moi, ça n'existe pas. L'horizon au lycée, c'était le bac, pas plus loin. Emulation pour le supérieur : zéro. Les autres étudiants : ils avaient dix fois plus de vocabulaire que moi. Leur style vestimentaire et leurs cheveux longs me faisaient halluciner. »

Les étudiants rencontrés par la mission à l'Institut d'Etudes Politiques (IEP) de Paris, le 16 janvier dernier, ont été très clairs à cet égard. Issus des lycées de banlieue ayant passé un partenariat avec l'IEP et désormais en 4 e année, ils ont dû franchir un véritable parcours du combattant avant de se sentir parfaitement à l'aise dans leur nouvel environnement. S'ils ont pu combler certaines lacunes académiques à force de travail, l'adaptation à de nouveaux comportements, codes et repères leur est apparue bien plus difficile encore pour s'intégrer à cette école, perçue comme « élitiste et inaccessible » .

En 4 e année d'études à Sciences Po, ce n'était plus pour eux que de mauvais souvenirs et ils étaient manifestement tout à fait intégrés dans leur promotion. En réalité, la première promotion de ces étudiants ayant « essuyé les plâtres » et souffert de la méfiance d'une partie de leurs congénères, les suivants ne se sentaient plus montrés du doigt.

Ce phénomène d'autocensure n'est pas propre aux jeunes issus des quartiers et banlieues parisiennes. Les élèves rencontrés par la mission dans d'autres régions ont témoigné dans le même sens.

NOUS AVONS DONNÉ LA PAROLE AUX JEUNES

- « Quand j'ai parlé à mes parents de classes préparatoires, ils m'ont dit qu'on ne faisait pas ce type d'études dans la famille. Avec eux, c'était la guerre et c'était très difficile à vivre psychologiquement. » (un jeune en TSI dans l'académie de Lille).

- « Pour faire une classe prépa, il faut avoir le niveau, être fort psychologiquement, avoir les moyens, avoir une motivation personnelle et des parents incitatifs. Nous ne sommes pas nombreux dans ce cas » (un élève de l'académie de Lille).

- « Pour moi, je percevais Sciences Po comme une école élitiste et inaccessible. C'est quand des gens de Sciences Po sont venus discuter avec nous au cours d'une réunion d'information-orientation que l'idée s'est forgée progressivement. Mais j'ai dû à mon tour lutter contre les préjugés de ma famille et de mes amis » (un étudiant en 4 e année de Sciences Po, ancien élève du lycée Jean Zay d'Aulnay-sous-Bois).

- « Une fois entré à Sciences Po, j'ai perçu un décalage culturel avec les autres étudiants qui m'a impressionné. Au début, j'avais l'impression de devoir me justifier, de devoir trouver ma place. Mais aujourd'hui le contexte a évolué ; les premiers diplômés issus des conventions ZEP ont essuyé les plâtres et fait tomber les barrières » (un étudiant en 4 e année de Sciences Po, ancien élève du lycée Louise Michel de Bobigny).

- « Au début je n'osais pas prendre la parole car mon vocabulaire était différent et que je ne construisais pas mes phrases comme les autres. Au bout d'un moment, on passe du « ce n'est pas fait pour moi » au « pourquoi pas moi ? » ; « Je me suis aperçu que la situation était encore plus difficile pour les jeunes venant de province que pour ceux issus des banlieues. En première année, ils vivent les mêmes difficultés que nous, car ils sont dans l'autocensure, mais ils ont encore davantage de mal que nous à s'adapter à l'ambiance parisienne. (Mériem, étudiante en 4è année de Sciences Po, ancien élève du lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen).

- « La première année à Sciences Po a été compliquée et douloureuse, il fallait gérer le regard des autres, avoir un nouveau regard sur nous-mêmes. J'ai pris conscience de l'exclusion, ce qui a créé un peu de haine. » (Akim, étudiant en 4 e année de Sciences Po, ancien élève du lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen).

- « J'avais une image terrifiante de la prépa que j'ai totalement démystifiée depuis. Bien sûr il faut de la motivation, mais on ne dit pas assez aux jeunes que ce que l'on apprend en prépa est très intéressant. Le problème c'est que les professeurs, au lycée, ne nous encouragent pas dans cette voie. » (Sakina, en prépa PSI dans l'académie de Caen).

- « Les gens ne savent pas exactement ce qu'est une classe préparatoire. Nous n'avons pas assez d'explications concrètes : il ne faut pas mettre toutes les prépas dans le même sac. Dans la mienne, l'ambiance est bonne et il y règne un esprit de solidarité. » (une étudiante en CPGE dans l'académie de Lille).

* 33 « Promotion ZEP- Des quartiers à Sciences Po », 2006.

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