Allocution de M. Tzetvan TODOROV, Essayiste français d'origine bulgare

« Que peut la littérature ? A cette question redoutable, j'ai envie de répondre : beaucoup. Elle peut nous tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre. Ce n'est pas qu'elle soit, avant tout, une technique de soins de l'âme ; mais, révélation du monde, elle peut aussi transformer chacun de nous de l'intérieur. La littérature a un rôle vital à jouer ; mais il faut pour cela la prendre en ce sens large et fort qui a prévalu en Europe jusqu'à la fin du XIXe siècle et qui est marginalisé aujourd'hui, alors qu'est en train de triompher une conception inutilement réduite. Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les oeuvres de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d'elle-même, ou qu'elle n'enseigne que le désespoir. S'il n'avait pas raison, la lecture serait condamnée à disparaître à brève échéance.

Comme la philosophie, comme les sciences humaines, la littérature est pensée et connaissance du monde psychique et social que nous habitons. La réalité que la littérature aspire à comprendre est, simplement, l'expérience humaine : la littérature est la première science humaine. C'est pourquoi on peut dire que Dante ou Cervantès nous apprennent au moins autant sur la condition humaine que les plus grands sociologues et psychologues, et qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre le premier savoir et le second. Tel est le genre commun de la littérature ; mais elle a aussi des différences spécifiques.

Une première opposition met en regard le particulier et le général, l'individuel et l'universel. Que ce soit par le monologue poétique ou par le récit, la littérature fait vivre des expériences singulières ; la philosophie, elle, manie des concepts. L'une préserve la richesse et la diversité du vécu, l'autre favorise l'abstraction, qui lui permet de formuler des lois générales. C'est ce qui fait qu'un texte est plus ou moins facile à absorber. L'Idiot de Dostoïevski peut être lu et compris par d'innombrables lecteurs, provenant d'époques et de cultures fort différentes ; un commentaire philosophique du même roman ou de la même thématique ne serait accessible qu'à la minorité habituée à ce genre de textes. Mais, pour ceux qui les comprennent, les propos du philosophe ont l'avantage de présenter des propositions sans équivoque, alors que les péripéties vécues par les personnages du roman ou les métaphores du poète se prêtent à des interprétations multiples.

En figurant un objet, un événement, un caractère, l'écrivain n'assène pas une thèse, mais incite le lecteur à la formuler : il propose plutôt qu'il n'impose, il laisse donc le lecteur plus libre et en même temps l'incite à devenir plus actif. Par un usage évocateur des mots, par un recours aux histoires, aux exemples, aux cas particuliers, l'oeuvre littéraire produit un tremblement de sens, elle met en branle notre appareil d'interprétation symbolique, elle réveille nos capacités d'association et provoque un mouvement dont les ondes de choc se poursuivent longtemps après le contact initial.

À tout moment, le membre d'une société est immergé dans un ensemble de discours qui se présentent à lui comme des évidences, des dogmes auxquels il devrait adhérer. Ce sont les lieux communs d'une époque, les idées reçues qui composent l'opinion publique, les habitudes de pensée, poncifs et stéréotypes, qu'on peut appeler aussi « idéologie dominante » ou préjugés. Depuis les Lumières, nous pensons que la vocation de l'être humain exige de lui qu'il apprenne à penser par lui-même, au lieu de se contenter des visions du monde toutes faites. Mais comment y parvenir ? Dans l'Émile, Rousseau désigne ce processus d'apprentissage par l'expression « éducation négative » et suggère de garder l'adolescent loin des livres, afin de lui éviter toute tentation d'imiter les opinions des autres. On peut toutefois raisonner autrement. Les idées reçues, surtout de nos jours, n'ont pas besoin de livres pour s'emparer de l'esprit du jeune sujet : la télévision est passée par là ! Les livres qu'il s'approprie, en revanche, pourraient l'aider à quitter les fausses évidences et à libérer son esprit. La littérature a un rôle particulier à jouer ici : à la différence des discours religieux, moraux ou politiques, elle ne formule pas un système de préceptes ; pour cette raison, elle échappe aux censures qui s'exercent sur les thèses formulées en toutes lettres. Les vérités désagréables - pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous-même - ont plus de chance d'accéder à l'expression dans une oeuvre littéraire que dans un ouvrage philosophique ou scientifique.

Une frontière sépare donc le texte d'argumentation non du texte d'imagination, mais de tout discours, qu'il soit fictif ou véridique, décrivant un univers humain particulier autre que celui du sujet : l'historien, l'ethnographe, le journaliste se retrouvent ici du même côté que le romancier. Tous ils participent à ce que Kant, dans un chapitre fameux de la Critique de la faculté de juger, considérait comme un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité : « penser en se mettant à la place de tout autre être humain » . Penser et sentir en adoptant le point de vue des autres, personnes réelles ou personnages littéraires, cet unique moyen de tendre vers l'universalité, nous permet d'accomplir notre vocation. C'est pourquoi il faut encourager la lecture par tous les moyens - y compris celle de livres que le critique professionnel considère avec condescendance, sinon avec mépris, depuis Les trois mousquetaires jusqu'à Harry Potter : non seulement ces romans populaires ont amené à la lecture des millions d'adolescents, mais de plus ils leur ont permis de se construire une première image cohérente du monde, que, rassurons-nous, les lectures suivantes amèneront à nuancer et à complexifier.

On doit entendre ici la littérature en son sens large, en se souvenant des limites historiquement mouvantes de la notion. On ne tiendra donc pas pour dogme inébranlable les axiomes un peu fatigués des derniers romantiques, selon lesquels l'étoile de la poésie n'aurait rien de commun avec la grisaille du « reportage universel », produit par le langage ordinaire. Reconnaître les vertus de la littérature ne nous oblige pas de croire que « la vraie vie, c'est la littérature » ou que « tout au monde existe pour aboutir à un livre » , dogme qui exclurait de la « vraie vie » les trois quarts de l'humanité.

On voit qu'il s'agit là d'une ambition bien plus forte que celle qui est proposée dans l'enseignement scolaire. Les changements qu'elle implique auraient du reste des conséquences immédiates sur leurs débouchés. L'objet de la littérature étant la condition humaine même, celui qui la lit et la comprend deviendra, non un spécialiste en analyse littéraire, mais un connaisseur de l'être humain. Quelle meilleure introduction à la compréhension des conduites et des passions humaines qu'une immersion dans l'oeuvre des grands écrivains qui s'emploient à cette tâche depuis des millénaires ? Et, du coup : quelle meilleure préparation aux multiples professions ayant trait aux rapports entre hommes, au comportement des individus et des groupes ? Si l'on entend ainsi la littérature et si l'on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou intervenant en psychothérapie, le futur historien ou sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n'est-ce pas profiter d'un enseignement exceptionnel ? Et ne voit-on pas qu'un futur médecin, en vue de l'exercice de son métier, aurait plus à apprendre de ces mêmes professeurs que des concours mathématiques qui déterminent aujourd'hui sa destinée ? Les études littéraires trouveraient ainsi leur place au sein des humanités, à côté de l'histoire et de la philosophie, toutes ces disciplines faisant progresser la pensée à travers l'étude du passé, constitué tant par les oeuvres que par les doctrines, par les événements politiques que par les mutations sociales, par la vie des peuples comme par celle des individus.

Si l'on accepte cette finalité de l'enseignement littéraire, lequel ne servirait plus à la seule reproduction des professeurs de lettres, l'entente sur l'esprit dans lequel il doit être conduit devient facile : il faut inclure les oeuvres du passé dans le grand dialogue entre les hommes, engagé depuis la nuit des temps et dont chacun d'entre nous participe encore. « C'est dans cette communication inépuisable, victorieuse des lieux et des temps, que s'affirme la portée universelle de la littérature » , écrivait le grand historien de la littérature Paul Bénichou.

Si je me demande aujourd'hui pourquoi j'aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l'esprit est : parce qu'elle m'aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l'adolescence, de m'épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles ; plutôt que d'évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d'autres manières de le concevoir et de l'organiser. Nous sommes tous faits à partir de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d'abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l'infini cette possibilité d'interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d'être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux accomplir sa vocation d'être humain.

Le continent européen porte le nom d'une jeune fille, Europe, qui aurait été enlevée par Zeus transformé en taureau, et abandonnée sur l'île de Crète, où elle donna naissance à trois fils. Mais Hérodote raconte une version beaucoup plus réaliste de la légende. D'après lui, Europe, fille du roi Agenor de Phénicie (terre correspondant au Liban actuel), a été enlevée, non par un dieu, mais par des hommes bien ordinaires, des Grecs de Crête. Elle y vécut ensuite, donnant naissance à une dynastie royale. C'est donc une Asiatique venue vivre sur une île de la Méditerranée qui donnera son nom au continent. Cette appellation semble annoncer, depuis les temps les plus reculés, la future vocation du continent. C'est une femme doublement marginale qui en devient l'emblème : elle est d'origine étrangère, une déracinée, une immigrée involontaire ; et elle habite aux confins, loin du centre des terres, sur une île. Les Crétois en ont fait leur reine ; les Européens, leur symbole. Le pluralisme des origines, l'ouverture aux autres sont devenus la marque de l'Europe et fondent la spécificité de la littérature européenne. A nous, adultes, incombe le devoir de transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile.

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