B. LES DYSFONCTIONNEMENTS DE L'INFORMATION DE L'ÉTAT

1. Les éléments d'information relatifs aux difficultés industrielles d'Airbus

a) Les difficultés industrielles connues de l'A380

Quand l'État a-t-il été mis au courant des difficultés industrielles du programme de l'A380, qui allaient conduire à la chute du cours de l'action EADS de 26 % le 14 juin 2006 ?

La réponse à cette question doit prendre en compte le fait que les difficultés de production des avionneurs sont fréquentes et qu'Airbus avait déjà fait mention de telles difficultés, notamment sur l'A380, en juin 2005 , la direction générale de l'aviation civile (DGAC) ayant alors révisé le tableau des livraisons de l'A380 en conséquence 26 ( * ) . Par ailleurs, au-delà des difficultés « classiques » et compréhensibles que rencontrent les programmes aériens habituels, il importe de souligner que la conception et la production de l'A380 présente d'importantes spécificités dues à des sauts technologiques importants.

Les interrogations portent donc sur la connaissance non de l'existence même, mais de la nature et de l'ampleur des difficultés du programme de l'A380 finalement révélées par Airbus le 13 juin 2006.

Malgré ces difficultés, il convient de relever que la création d'Airbus demeure un succès industriel majeur de l'économie européenne auquel participe le programme de l'A380, qui a depuis lors effectué ses premiers vols commerciaux.

b) L'information « par la presse » du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie

M. Thierry Breton a affirmé, lors de son audition devant votre commission des finances, le 5 octobre 2007, que lors de ses rencontres avec MM. Arnaud Lagardère et Manfred Bischoff, ceux-ci lui avaient « toujours indiqué que le management avait mis en place des programmes qu'ils connaissaient et qu'ils avaient confiance dans la capacité de les mener à bien. Ils ont toujours eu les mêmes réponses. Ce n'est qu'en mai 2006, lors de la réunion à laquelle a fait référence l'APE, que le management d'Airbus a indiqué qu'il y avait des problèmes industriels ».

M. Philippe Pontet a confirmé, lors de son audition devant votre commission des finances le 10 octobre 2007 que, jusqu'à leur officialisation par le communiqué d'EADS du 13 juin 2006, les conseils d'administration de la SOGEADE et de la SOGEPA n'avaient jamais été informés de l'existence d'une quelconque difficulté industrielle sur l'A380 chez Airbus : « comme l'attestent les procès-verbaux des réunions des conseils d'administration de la SOGEPA et de la SOGEADE, que je mets à la disposition de la commission, à aucun moment ces sociétés n'ont été informées des difficultés techniques du programme A380 et des risques de retards de livraison ». M. Philippe Pontet a ajouté, comme l'avait déjà affirmé M. Thierry Breton, avoir « appris les difficultés d'industrialisation de l'Airbus A380 par la presse, à la suite du communiqué officiel d'EADS du 13 juin 2006 ».

c) L'information imparfaite de l'APE

Par ailleurs, le rapport d'enquête précité de M. Bertrand Schneiter indique que l'APE avait mis en place un suivi régulier de la situation industrielle et financière d'EADS. Dans ce cadre, le directeur général de l'APE a rencontré, le 2 décembre 2005, le co-président français d'EADS au sujet de la situation générale de son groupe. Les informations transmises à cette occasion semblent avoir été identiques à celles dont le marché disposait et ne concernaient en rien d'éventuels retards dans le programme de l'A380 . Le rapport d'enquête précité de M. Bertrand Schneiter précise ainsi qu'il « n'est aucunement fait mention de difficultés sur le programme A380, hors l'impact des surcoûts déjà annoncés ».

Ainsi, l'APE n'a pris connaissance de l'ampleur des difficultés d'industrialisation sur l'A380 que lors d'une réunion organisée le 18 mai 2006 . Même à cette date, la direction de l'entreprise considérait que ces difficultés ne devraient pas avoir de conséquences sur le résultat du groupe, comme l'indique le rapport d'enquête précité de M. Bertrand Schneiter : « à cette occasion, Monsieur Noël Forgeard mentionne pour la première fois des difficultés sur l'industrialisation de l'A380, qui se passe « moyennement » (problèmes d'électricité). En réponse à une question de l'APE, il est indiqué que des surcoûts et pénalités n'amènent pas les contrats en perte et que le résultat d'Airbus en 2007 ne devrait pas être affecté ».

La direction d'Airbus semble avoir jugé possible, jusqu'en juin 2006, de tenir les délais de production initialement fixés sur l'A380 grâce à des plans de rattrapage. L'État, en conséquence, même en tant qu'actionnaire d'EADS, n'aurait pas su , avant l'annonce officielle du 13 juin 2006, que les difficultés industrielles rencontrées par Airbus étaient plus importantes que prévu et que des retards importants seraient inévitables.

La conviction de la direction sur le fait que les retards pouvaient être évités semble, jusqu'en juin 2006, avoir été assez largement partagée, même si les difficultés d'Airbus étaient tout aussi largement connues.

d) La note de l'APE du 20 janvier 2006

La mention manuscrite, évoquant les « bruits actuels risquant de peser sur le cours du titre » , figurant au bas d'une note de l'APE remise au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, datée du 20 janvier 2006 , qui posait la question de l'opportunité d'une cession par l'État de sa participation dans EADS, n'a donc probablement pas eu pour origine la connaissance des difficultés industrielles particulières au programme de l'A380 .

M. Denis Samuel-Lajeunesse, auteur de la mention manuscrite sur la note précitée du 20 janvier 2006, et à l'époque directeur général de l'APE, a précisé, lors de son audition devant votre commission des finances le 5 octobre 2007, que cette note « ne faisait part à aucun moment d'inquiétudes sur l'A380 ». Pour expliquer sa mention manuscrite, il a indiqué qu'il « devenait de notoriété publique dans le marché que les actionnaires privés aussi bien français qu'allemands réfléchissaient à une éventuelle cession » et que « quand il y a des rumeurs potentielles de cessions d'un titre, ce n'est pas forcément bon pour l'avenir du titre ».

e) Les déclarations de M. Philippe Pontet au conseil d'administration de la SOGEADE du 3 avril 2006

Par ailleurs, les propos de M. Philippe Pontet, président de la SOGEADE, retranscrits dans le procès-verbal de la réunion du conseil d'administration de la SOGEADE du 3 avril 2006, évoquant « EADS qui rentre, et notamment Airbus, dans une phase plus agitée » ne doivent pas nécessairement être interprétés comme faisant référence aux difficultés industrielles ayant conduit à la chute du cours deux mois plus tard.

En effet, indépendamment des retards à venir de l'A380, Airbus était à l'époque confronté à d'autres difficultés et incertitudes pouvant justifier cette affirmation : l'intention de British Aerospace de céder sa participation de 20 % au sein d'Airbus, les pertes de sa filiale de maintenance Sogerma, ainsi que le financement du programme de l'A350, dont le coût venait de passer de 4,5 milliards d'euros à 9 milliards d'euros. M. Philippe Pontet a fait référence, lors de son audition par votre commission des finances, le 10 octobre 2007, à cette série de difficultés pour justifier ses propos du 3 avril 2006, affirmant qu'il n'avait pas, alors, connaissance des difficultés spécifiques à l'A380.

f) L'information de l'actionnaire Lagardère

Les propos de M. Arnaud Lagardère lors de son audition devant la commission des finances de l'Assemblée nationale, le 25 octobre 2007, tendent à accréditer le fait que tous les actionnaires d'EADS auraient été dans le même état d'ignorance des difficultés industrielles réelles du groupe : « ce que je savais, ce que je sais, l'État le savait et l'État le sait ». Or, en tant qu'actionnaire d'EADS, il affirme, « jusqu'en juin 2006, [n'avoir] eu aucun élément permettant de conclure que les difficultés se transformeraient en retards significatifs ».

Seule l'APE semble donc avoir eu connaissance, le 18 mai 2006, un mois avant la diffusion de cette information au public, de difficultés plus importantes que prévu mais encore sous-estimées par la direction , sur le programme industriel de l'A380, jusqu'à leur diffusion à la presse le 13 juin 2006.

Ainsi, alors que l'État est actionnaire d'EADS à travers la SOGEPA et la SOGEADE et dispose des outils de suivi de la situation d'EADS que sont l'APE et les conseils d'administration de ces deux holdings, le gouvernement n'aurait donc pris connaissance des difficultés industrielles réelles d'Airbus qu'à travers la presse .

2. L'information selon laquelle la Caisse des dépôts et consignations se portait acquéreuse d'actions EADS

a) L'information « par la presse » des responsables politiques

L'Elysée semble avoir appris par la presse le fait que la Caisse des dépôts et consignations se portait acquéreuse d'une partie des actions EADS cédées par le groupe Lagardère. M. Augustin de Romanet, alors secrétaire général adjoint de l'Elysée, a exposé ce point de vue lors de son audition devant votre commission des finances, le 10 octobre 2007, précisant qu'à l'époque, l'Elysée était « focalisé sur une problématique industrielle » et n'avait « aucune implication dans ces questions d'évolution de l'actionnariat ».

M. Thierry Breton, tout comme l'Elysée, a indiqué, lors de son audition devant votre commission des finances, le 5 octobre 2006, avoir appris « en avril [2006] », par M. Luc Rémont, directeur adjoint de son cabinet, cette acquisition par la CDC : « M. Rémont vient me voir et me dit : « Je viens d'apprendre par la presse » - je vous le dis tel que cela s'est passé - « que la CDC s'est portée acquéreur de 2,25 % des actions du groupe Lagardère ». Ma réaction a été très claire. Je n'étais vraiment pas content ! ».

b) Les nombreux vecteurs d'information dont disposait l'État

Il apparaît pourtant clairement que l'État avait à sa disposition des moyens lui permettant de savoir qu'un rachat d'une partie des actions EADS par la Caisse des dépôts et consignations était probable .

En effet, d'une part, le rapport d'enquête demandé par Mme Christine Lagarde et présenté à votre commission des finances par M. Bertrand Schneiter, le 11 octobre 2007, fait état d'un « mémo » informel, datant du 21 février 2006, provenant probablement du groupe Lagardère et ayant transité par le cabinet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et par l'Agence des participations de l'État. Or, ce « mémo » mentionne explicitement la CDC dans les investisseurs susceptibles de se porter acquéreurs des actions EADS .

Le « mémo » précise ainsi que le groupe d'investisseurs pouvant se porter acquéreurs « comprendrait différents établissements financiers institutionnels français qui gèrent des portefeuilles d'actifs financiers à long terme dont la Caisse des dépôts et consignations ». Dans l'édition du Monde du 15 octobre 2007, M. Thierry Breton a estimé que « ce mémo informel, qui ne [lui] était pas destiné, n'était en aucune façon en contradiction avec [ses] déclarations [...]. Tout le monde sait que lorsqu'il y a une opération de cession de titres importantes, la Caisse des dépôts est approchée, c'est son rôle ».

Or, le fait que la CDC fût un acquéreur potentiel était assurément prévisible , s'agissant d'une importante opération de cession d'actions d'un groupe du CAC 40. Comme l'indique la description des activités de la CDC, « l a nature et le volume des fonds gérés par la Caisse des Dépôts en font [...] le plus important investisseur à long terme en actions de la place de Paris » 27 ( * ) . Mais de la présomption à la certitude, de la démarche de placement à l'acquisition effective par la CDC existe toute une zone floue qu'expriment les explications fournies par M. Thierry Breton.

Enfin, M. Arnaud Lagardère a déclaré, devant la commission des finances de l'Assemblée nationale, le 25 octobre 2007, « j'ai eu des contacts avec Matignon ; Dominique d'Hinnin en a eu, il y a eu plusieurs notes et plusieurs réunions ».

Or, si M. Dominique de Villepin, alors Premier ministre, a reconnu, lors de son audition devant votre commission des finances le 30 octobre 2007, avoir été informé de l'intention du groupe Lagardère de vendre une partie de sa participation dans EADS dès le mois de janvier 2006, il a déclaré ne pas avoir été mis au courant de l'identité des acquéreurs potentiels : « dans le cas de la mise sur le marché des titres par le groupe Lagardère, je vous réaffirme, de la façon la plus nette, qu'à aucun moment Matignon, c'est-à-dire mes collaborateurs comme moi-même, n'avons été informés de la décision prise par le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations de racheter des titres EADS ».

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que le Premier ministre et le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et leurs services, d'une part, avaient peu connaissance des difficultés industrielles réelles d'Airbus et, d'autre part, ne se sont pas particulièrement attachés au fait que la Caisse des dépôts et consignations pouvait être contrepartie dans l'opération de cession des titres EADS, sans toutefois que cette information leur soit dissimulée .

L'État est donc moins proche d'une situation de délit d'initié que de « délit de non-initié » , selon l'heureuse formule de notre collègue Yann Gaillard à propos de la Caisse des dépôts et consignations 28 ( * ) .

* 26 Voir le rapport d'information n° 351 (2006-2007) de MM. Jean-François Le Grand et Roland Ries, « EADS : conforter le champion européen », fait au nom de la commission des affaires économiques.

* 27 Site internet de la Caisse des dépôts et consignations.

* 28 Cf. ses propos tenus lors de l'audition de MM. Michel Bouvard, président de la commission de surveillance, et Augustin de Romanet, directeur général de la CDC, le 10 octobre 2007.

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