B. LA SITUATION DEPUIS LE TRAITÉ DE LISBONNE

1. Rappel du contexte

Le régime ambigu, partiel, abusant de circonvolutions déroutantes, entremêlant principes et dérogations circonscrites au strict minimum, a entraîné deux conséquences politiques majeures.

D'une part, faute de réglementation claire, par crainte de sanctions ultérieures et pour tenir compte des incertitudes croissantes tenant aux conditions d'application du droit communautaire relatif aux aides d'État, de plus en plus d'États se sont mis à notifier systématiquement leurs systèmes de financement et d'aides publiques, alors même que cela n'était pas nécessaire (puisque les SIGNE, par exemple, échappent aux règles du traité).

D'autre part, l'ébauche de la réglementation a multiplié les inquiétudes au lieu de les apaiser. Le mouvement, clair et puissant, en faveur de la libéralisation des services, de même que le « télescopage » entre traité constitutionnel et directive Bolkestein ne sont pas étrangers au rejet du référendum du projet de Constitution européen en France. L'inquiétude sur « l'avenir des services publics » a pesé sur le choix de nombreux citoyens.

Ce rejet fut comme une sanction d'un mode de fonctionnement opaque et d'un type de société redouté par une majorité de Français.

Ce pouvait - ce devait - être une alerte. Elle n'a pas été entendue par la Commission. Peu après le rejet du référendum, la Commission a franchi la ligne rouge lors d'un banal examen d'aide publique pour un service d'intérêt économique général, aux Pays-Bas. Il n'est pas sans intérêt de relever que ce « clash » est intervenu avec un pays qui avait lui aussi rejeté massivement par référendum le projet de Constitution européenne (référendum de juin 2005 - rejet du projet par 62 % des voix).

Les États sont libres de définir les services d'intérêt général sous réserve de l'erreur manifeste , appréciée par la seule Commission. Toutefois, cette dernière s'était engagée « à ce que la définition des principes et des conditions de fonctionnement (des SIG) soit l'objet d'une responsabilité partagée » (2 ( * )) . C'est dans ces limites que la Commission peut contester le bien-fondé de la qualification d'une activité de service d'intérêt général. C'est cette faculté que la Commission a utilisé à l'occasion de l'examen du financement du logement social aux Pays-Bas. Le gouvernement hollandais avait notifié son système d'aide aux logements sociaux à la Commission. Cette dernière a considéré que le service d'intérêt général du logement social devait établir un lien direct avec les ménages défavorisés, et que « la location de logements aux ménages autres que socialement défavorisés ne peut être considérée comme un service d'intérêt général ». La Commission a donc enjoint le gouvernement hollandais à vendre une partie de son parc locatif de logements sociaux. Sur cette affaire, l'utilisation abusive de l'erreur manifeste par la Commission va à l'encontre du principe de responsabilité partagé qu'elle avait elle-même énoncé.

Ce fut, pour le gouvernement hollandais, l'attaque de trop, un casus belli . Il existe plusieurs modèles de politique de logement social. Certains États réservent les logements sociaux exclusivement aux plus démunis, d'autres, aux personnes en difficulté, et d'autres encore, dont les Pays-Bas, mais aussi la France, ont choisi une politique de mixité sociale, mêlant attribution de logements aux plus démunis et aux personnes à faibles revenus, sans créer de « ghettos » de logements de pauvres. En France, cette mixité sociale est même accentuée avec l'accès à la propriété de l'ancien parc locatif. Il y a donc bien deux conceptions distinctes des SIG et deux conceptions de solidarité : les SIG sont-ils réservés aux plus pauvres (en l'espèce le logement social ne doit-il loger que les plus pauvres ?) ou sont-ils un vecteur de solidarité sociale assurant la mixité ?

Il ne s'agit pas de juger de la pertinence des différents modèles qui ont tous leur justification, mais de constater simplement qu'il existe plusieurs voies possibles. Logement social ou logement de pauvres... En réalité, les deux coexistent souvent mais quoiqu'il en soit, ce n'était pas à la Commission de trancher et de définir ce qui est bon et acceptable. Ce n'est pas à la Commission de remettre en cause un système de logement social d'un État membre, a fortiori par la voie d'une prétendue « erreur manifeste ».

La Commission se heurtait ainsi de front aux États membres. Lors du Conseil européen des 21 et 22 juin 2007, le gouvernement hollandais a manifesté son opposition totale à la Commission.

La poursuite de la construction européenne exigeait une remise en ordre. Comme l'analyse un observateur du logement social « lorsque la Commission va trop loin dans la primauté qu'elle accorde aux règles du marché, le Conseil corrige le tir ». Tel est l'objet du traité de Lisbonne qui apporte dans ce domaine beaucoup d'avancées significatives.

2. Les apports du traité

Le traité de Lisbonne apporte deux changements.

a) Le protocole n° 9

Le premier changement, très important, est la consécration des SIG sous la forme d'un protocole spécifique (protocole n° 9) qui leur est dédié. Dès lors que les protocoles ont la même valeur juridique que le traité, les SIG intègrent officiellement le cadre communautaire. Ils ne sont plus seulement le support ou l'expression de « valeurs communes », mais constituent une catégorie juridique à part entière, intégrée dans le droit primaire.

Dans son article premier, le protocole reprend des principes guidant les travaux des institutions de l'Union européenne et en particulier ceux de la Commission :

- rôle essentiel et grande marge de manoeuvre des autorités nationales, régionales, locales dans la gestion des SIEG ;

- respect de la diversité des services afin de répondre à la disparité des situations et des besoins ;

- exigence d'un niveau élevé de qualité, de sécurité et d'accessibilité ;

- garantie de l'égalité de traitement ;

- défense des droits des utilisateurs.

L'article 2 du protocole sur les SIG est également fondamental : « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d'intérêt général ».

Ainsi, le protocole évoque également pour la première fois les services non économiques d'intérêt général (SNEIG) déjà définis par la Commission. La qualification du SNEIG est importante car les règles de la concurrence ou de la commande publique sont inapplicables. Les SNEIG ne sont soumis ni à une législation spécifique, ni aux règles du traité relatives au marché intérieur.

On observera également qu'en matière de SNEIG, la compétence des États est totale, dans le respect du principe de subsidiarité.

Si cette consécration des SIG constitue une avancée politique, une assurance pour les tenants des services publics, le traité apporte d'autres modifications plus techniques.

b) Les autres modifications du traité

En effet, le nouveau traité sur le fonctionnement de l'Union (TFUE) reprend les anciennes dispositions du traité instituant la Communauté européenne (TCE) avec quelques modifications de forme, et, surtout, un nouvel alinéa de fait assez crucial. L'alinéa traite des principes et des conditions qui régissent les SIEG :

« Article 14 du TFUE (ex-article 16 du TCE) - 3 ème alinéa :

« Le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements, conformément à la procédure législative ordinaire, établissent ces principes et fixent ces conditions, sans préjudice de la compétence qu'ont les États membres, dans le respect des traités de fournir, de faire exécuter et de financer ces services ».

Cette disposition précise donc que les principes et conditions qui régissent les SIEG sont établis « dans le respect des traités » et sont adoptés par le Parlement européen et le Conseil « conformément à la procédure législative ordinaire ».

Ces deux rappels seraient redondants s'ils n'étaient pas « signifiants ». D'une part, cette insistance sur « le respect des traités » signifie que la règle reste le cadre concurrentiel. D'autre part, ce rappel à la procédure législative ordinaire signifie que l'intervention dudit règlement est, de fait et de droit, soumise à un certain nombre de règles qui sont autant de freins à sa mise en oeuvre.

Sur le plan formel, l'adoption du règlement suit « la procédure législative ordinaire », elle-même fixée à l'article 289 du TFUE, c'est-à-dire par codécision du Parlement européen et du Conseil et sur proposition de la Commission .

Sur le fond, la mise en oeuvre des SIEG est explicitement soumise aux articles 106 et 107 du TFUE (ex-articles 86 et 87 du TCE). Or, l'article 106 précise d'une part que les SIEG « sont soumis aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, et ne peuvent y déroger que si cela n'entrave pas le développement des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt de l'Union » . D'autre part, « la Commission veille à l'application de ces dispositions » , ce qui signifie qu'elle est seule juge de l'équilibre entre SIEG et concurrence, et des dérogations au droit de la concurrence.

3. La position de la Commission depuis le traité

L'initiative reste donc à la Commission. Comment allait-elle se positionner ? Allait-elle se saisir de ces dispositions de droit primaire (traité/protocole) pour y donner suite sous forme de droit dérivé ? La réponse a été fournie le 20 novembre 2007 lorsque la Commission a présenté une communication intitulée : « les services d'intérêt général, y compris les services sociaux d'intérêt général : un nouvel engagement européen » (COM [2007] 725 final).

La formule retenue de la simple communication en lieu et place d'une proposition d'acte communautaire était en elle-même le signal d'un engagement a minima ; mais toute ambiguïté a été levée lorsque le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, lors de sa conférence à la presse, a indiqué qu'une directive-cadre n'était « pas utile » et constituait même « une mauvaise voie » pour répondre à la diversité des situations.

On retiendra de cette communication deux éléments importants. Le premier, déjà pressenti, et cette fois formellement annoncé est que les services sociaux ne sont pas une catégorie à part. La division entre SIEG et non SIEG est une grille de lecture valable pour tous les secteurs. Les services sociaux ne font pas exception. La ligne de démarcation n'est pas entre service social ou non social mais entre services d'intérêt économique ou non d'intérêt économique. Il y a donc des services sociaux d'intérêt économique et des services sociaux d'intérêt non économique.

Le deuxième élément est que la maîtrise des SIEG reste largement sous la dépendance et le contrôle de la Commission. Elle considère que les trois outils dont elle dispose sont suffisants sans qu'il soit nécessaire d'élaborer une directive-cadre. Ces trois outils sont le protocole sur les SIG, les directives sectorielles et les « guides pratiques d'usagers » :

- Le protocole

La Commission considère que le protocole sur les SIG annexé au traité de Lisbonne qui constitue « une étape décisive » vers l'établissement d'un cadre européen transparent est suffisamment précis pour être à lui seul un cadre général. Un cadre non seulement utile comme peuvent l'estimer les partisans des services publics, mais aussi suffisant aux yeux de la Commission. Elle estime que le protocole et les dispositions révisées du nouveau traité marquent « un nouvel engagement européen » et souligne la démarche pragmatique de l'Union européenne en matière de SIG. La Commission veut rester fidèle à ce « pragmatisme » et, par conséquent, s'abstient de toute initiative normative.

- La réglementation sectorielle

« Les SIEG sont des services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d'un critère d'intérêt général ». Le champ est donc a priori très large et est laissé à l'initiative des États membres, sous réserve d'erreur manifeste d'appréciation. Néanmoins, certains services sont identifiés, au préalable, comme étant des SIEG et sont dotés d'une réglementation spécifique.

C'est le cas du service public des transports, mentionné dans le traité (article 93 du TFUE, ex-article 73 du TCE), doté à ce titre d'une réglementation spécifique depuis 1969. C'est aussi le cas de différents SIEG identifiés par la Commission dans son Livre blanc comme étant des services « de réseaux » utiles à tous, et pour lesquels la Commission s'était engagée à prendre des directives particulières : communications électroniques, services postaux, marché intérieur de l'électricité, marché intérieur du gaz, et télévision. Ces règlementations sectorielles vont toutes dans le sens de la libéralisation.

- La formule de « guide pratique de l'usager »

La Commission reconnaît que l'application du droit communautaire aux SIEG est « susceptible de soulever des questions » et entraîne régulièrement des demandes de « clarification ».

Déjà en 2004 et en 2005, les réactions au « Livre vert » avaient montré une forte demande d'éclaircissement de la part des opérateurs publics et des acteurs de terrain travaillant avec eux. « Bien consciente des difficultés liées aux délimitations des frontières entre catégories juridiques », la Commission a alors privilégié la formule des « communications interprétatives ». On peut citer par exemple la « communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions concernant le partenariat public/privé et le droit communautaire des marchés publics et des concession s » (COM [2005] 569 final) du 15 novembre 2005).

La Commission s'en tient à cette procédure.

La solution retenue par la Commission dans sa dernière communication est de donner des « réponses aux questions pratiques », d'abord sous forme de services en ligne, puis régulièrement publiées dans des communications spécifiques. Ainsi, le jour même de sa communication sur le SIG, la Commission publiait un « document de travail » en apportant des réponses aux « questions fréquemment posées (...) sur les aides d'État sous forme de compensations de services publics » (SEC [2007] 1516 final).

Il s'agit en d'autres termes de sortes de « guides pratiques » destinés aux opérateurs publics. Ces initiatives sont certes très utiles mais ne remplacent pas un cadre réglementaire européen sûr et global.

* (2) Communication de la Commission : « Les services d'intérêt général, y compris les services sociaux d'intérêt général : un nouvel engagement européen » - COM (2007) 725 final.

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