D. DES DÉVIANCES LIÉES À LA MAUVAISE ASSIMILATION DU VIRTUEL

L'impact des images sur l'épanouissement des enfants et la construction de leur personnalité est réel. Il est d'ordre psychologique : confronté à des représentations de violence qu'il ne comprend pas, l'enfant élabore des stratégies de défense. Il est également sociétal en ce que les images façonnent la représentation que l'enfant se fait du monde : surévaluation de la violence dans la réalité, vision négative de l'avenir, tolérance plus grande à l'égard de comportements agressifs et sexistes.

De très nombreux rapports et ouvrages sur l'impact des images violentes à la télévision ont été publiés depuis une dizaine d'années. Si la télé-violence 66 ( * ) , avait été un ouvrage précurseur de notre ancien collègue M. Jean Cluzel, les écrans de la violence 67 ( * ) , de Mmes Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel, et les enfants sous influence 68 ( * ) , de M. Serge Tisseron, lui ont succédé en tentant de mesurer l'impact réel des images diffusées à la télévision, notamment celles représentant la violence, physique ou psychologique.

Le présent rapport n'a pas pour ambition de décrire le phénomène de montée de la violence, qui est assez incontestable chez les adolescents depuis une trentaine d'années, mais de faire un tour d'horizon des études sur l'impact des images et d'en tirer des conséquences pratiques.

1. Violence des images et violence des jeunes

a) Violence à la télévision et violence des jeunes

Le 5 juin 2002 près de Nantes, un jeune homme de 17 ans frappe de plusieurs coups de couteau une de ses camarades âgée de 15 ans. Immédiatement arrêté, il explique qu'une envie de tuer quelqu'un lui était venue après avoir vu plusieurs fois le film Scream (Wes Craven, 1996), et notamment l'après-midi précédant les faits.

Cette agression n'est que la dernière d'une longue série de faits divers où interviennent, à des degrés différents, des images, des scènes ou des scénarios tirés des différents médias. Beaucoup en tirent argument pour en conclure à l'influence des médias qui, par l'étalage permanent et complaisant de la violence, pousseraient à commettre des actes violents. Dans les cas extrêmes de passage à l'acte, c'est souvent le cinéma qui est en cause, et plus spécialement des films comme « Scream » ou encore « Tueurs nés » (Oliver Stone, 1996). Mais au-delà, ce sont tous les supports de l'image qui ont pu être accusés de susciter, notamment chez les jeunes, des formes diverses d'agressivité : Internet, les jeux vidéo, la téléphonie mobile.

L'état d'esprit des pourfendeurs de la violence télévisuelle est assez bien résumé par les chercheurs américains MM. Baran Stanley et David Dennis qui se demandent si les médias peuvent prétendre avoir un impact sur le comportement commercial des spectateurs, à travers la publicité, mais, en revanche, n'en avoir aucun sur leur attitude générale, et notamment leur agressivité ? 69 ( * )

Le rapport de Mme Blandine Kriegel sur la violence à la télévision de 2002 70 ( * ) avait déjà rappelé les principales études réalisées sur la question de la violence des images.

RAPPORT DE BLANDINE KRIEGEL SUR LA VIOLENCE À LA TÉLÉVISION

Un travail de mise en perspective systématique d'études comparables, soit en examinant séparément leurs résultats et en déterminant si les effets attendus se produisent le plus souvent, soit en procédant à une méta-analyse, qui consiste dans le calcul de la significativité statistique de leurs résultats agrégés a été réalisé par Hearold (1986), qui a sélectionné 230 études (impliquant plus de 100 000 sujets). Paik et Comstock (1994) ont sélectionné quant à eux, sur la base de leur qualité méthodologique, 217 études publiées entre 1950 et 1990. D'autres études similaires ont également été réalisées par d'autres chercheurs (Bushman et Huesman, 2001 ; Geen et Thomas, 1986 ; Hogben, 1998 ; Wood, Wong et Chachere, 1991). Dans tous les cas, les émissions violentes étaient effectivement liées, quoique modestement, à l'apparition de comportements plus agressifs à court et à long terme , les liens les plus forts s'exprimant dans le cas des études expérimentales [...]

Les films violents ont également des effets néfastes, en ce qu'ils induisent des croyances erronées concernant le viol. Une scène de violence sexuelle typique montre un homme pénétrant une femme de force, qui, après avoir résisté, finit par en redemander. Des recherches expérimentales (par exemple, Linz en 1989) indiquent que l'exposition même courte à un film présentant une scène similaire suffit effectivement à augmenter l'adhésion à ce que les anglo-saxons appellent les «rape myths» , qui n'ont rien d'anodin : Diane Scully et Joseph Marolla (1984) ont montré que la rhétorique selon laquelle «les femmes veulent dire oui quand elles disent non» est très prégnante dans le discours des auteurs d'agressions sexuelles.

Par ailleurs, l'étude commandée le 1 er juin 1999 par le président Clinton à la commission fédérale du commerce et rendue publique en 2000, sous le titre « Federal trade commission testifies on marketing violent entertainment to children » , portant à la fois sur le cinéma, la télévision, la musique et les jeux électroniques indiquait clairement qu'il y a une corrélation entre la violence des jeunes et l'exposition à la violence .

Toutefois, il semble beaucoup plus difficile de faire le lien entre la nature des images vues et la violence que d'établir la relation entre le nombre d'heures passées devant la télévision et les conséquences qui en découlent.

Ainsi l'énervement, la baisse de l'inhibition et de la culpabilité, la désensibilisation, l'acquisition de solutions violentes, le déclenchement de comportements appris ailleurs, l'acquisition de stéréotypes, l'excitation ou activation physiologique sont-elles des conséquences connues alors que l'imitation pure et simple serait beaucoup plus rare.

Une étude publiée dans la revue Science du 29 mars 2002 montre que les enfants qui regardent la télévision plus de trois heures par jour quand ils ont entre quatre et six ans deviendraient ensuite des adultes plus violents que les autres. Cette tendance se révélerait plutôt chez les garçons à l'adolescence et chez les filles à l'âge adulte.

La maltraitance audiovisuelle est donc une réalité et a fait à ce titre l'objet d'un contrôle rigoureux de la part des pouvoirs publics (voir infra , quatrième partie). La question qui se pose aujourd'hui, au moment où les jeunes regardent de moins en moins la télévision (les 15-25 ans sont les seuls concernés par cette baisse de la consommation audiovisuelle), est de savoir si les pouvoirs publics doivent continuer à s'inquiéter de la violence audiovisuelle alors que les nouveaux médias sont bien souvent le relais, voire l'amplificateur des contenus choquants.

b) La violence et les nouveaux médias

Les études sur cette question sont bien moins nombreuses que celles relatives à la télévision et pourtant la question de l'impact d'Internet sur les comportements violents se pose avec beaucoup d'acuité 71 ( * ) . Cette interrogation sur la spécificité d'Internet a deux visages : tout d'abord celle du risque de visionner des contenus choquants et ensuite celle du comportement que peuvent adopter les jeunes vis-à-vis de ce contenu vu sur l'ordinateur, souvent de manière solitaire.

Un premier élément évident est que tous les contenus visibles à la télévision, le sont, d'une manière ou d'une autre sur Internet : sur les sites de vidéos partagées, à travers le téléchargement, légal ou illégal (qui est l'une des premières sources de contenus choquants), et la télévision de rattrapage.

Mais surtout, de très nombreuses images très violentes qui ne sont pas montrées à la télévision sont visibles sur Internet (exécutions, automutilations en direct, films interdits à la télévision). M. Michaël Stora, s'il reconnaît que les nouveaux médias permettent aux adolescents d'assouvir leur besoin de créer, eux-mêmes, des scoops, comme ils en voient au journal télévisé, admet également que ces pratiques peuvent devenir radicales avec le « happy slapping » par exemple, qui signale une banalisation certaine du voyeurisme d'autant plus porteuse de dérives qu'à l'ère numérique, les images sont manipulables très facilement (table ronde sur le thème « Adolescents et téléphone mobile » AFOM, 11 avril 2008, Paris).

Troisième élément, et non des moindres, le risque de voir des images choquantes sans le souhaiter est réel sur Internet : un enfant sur trois serait ainsi involontairement confronté à des contenus choquants sur la toile (IFOP, mars 2005).

La présence de contenus dérangeants est donc incontestable sur Internet et remet en question le contrôle effectué sur la télévision. Mais la question suivante est de savoir si l'effet des contenus vus sur Internet est spécifique. Peu de réponses sont pour l'instant apportées à cette interrogation.

Votre rapporteur souhaiterait à cet égard que le Gouvernement lance une grande étude sur ce sujet qui risque de devenir l'une des grandes problématiques de la jeunesse dans les prochaines années . Il serait bon au demeurant d'étendre cette étude à l'impact des jeux vidéo.

c) La violence et les jeux vidéo

Suite à la tuerie perpétrée vendredi 26 avril 2002 dans un collège d'Erfurt en Allemagne, par un jeune de 19 ans qui a assassiné 16 professeurs et élèves, les jeux vidéo ont été mis une nouvelle fois en accusation en Europe. Le meurtrier était en effet un fervent adorateur de cette activité.

Suite à cette tragédie, il a été décidé en Allemagne que deux jeux ne seraient diffusés que de façon restreinte et ne pourraient plus faire l'objet de publicités officielles. De même, la vente, la cession ou la mise à disposition de ces jeux à des enfants ou adolescents a été interdite.

Parallèlement, une réflexion théorique sur le caractère dangereux des jeux vidéo a été menée. Le Lieutenant Colonel Grossman a, par exemple, dénoncé dans son ouvrage On killing , les jeux vidéo utilisés par l'armée américaine pour former de jeunes recrues et leur ôter toute inhibition à tuer, par désensibilisation et conditionnement systématique. Il a expliqué que cet effet était très efficace s'agissant des jeux vidéo qui amplifient la confusion entre le virtuel et le réel.

Néanmoins, la plupart des personnes auditionnées par votre rapporteur ont davantage eu tendance à relativiser leur effet, dès lors que la classification par âge est respectée.

Votre rapporteur estime que l'action de l'État devrait se concentrer sur la publicité faite à ces jeux vidéo, à la télévision ou sur Internet. L'interdiction de promouvoir les jeux déconseillés au moins de 16 ans lui semblerait être une mesure a minima.

d) Les nuances à apporter à ces analyses

Partant des études du physiologiste canadien Hans Selye sur le stress, M. Serge Tisseron montre que « si l'enfant bénéficie d'un environnement à son écoute, [les images violentes] sont un stimulant de sa réflexion sur le monde. A défaut, elles nourrissent un sentiment d'insécurité qui pousse au grégarisme, et, de ce point de vue, on peut dire que les images violentes accroissent la vulnérabilité des enfants à la violence des groupes dans la mesure où le choc émotionnel qu'elles provoquent pousse ceux d'entre eux qui pourraient avoir une influence pacificatrice à y renoncer ». L'impact des images est donc ambivalent et peut donc pousser certains enfants à agir de façon moins agressive qu'il ne le ferait en leur absence.

Il note en outre qu'« il y a dans les rues beaucoup moins d'enfants qui se prennent pour des héros de jeux vidéo que d'adultes qui se prennent pour des pilotes de Formule 1 » et que ce sont les adultes qui devraient davantage remettre en question leur rapport à l'image.

Il a également bien montré que plus l'enfant voit un spectacle qu'il sait ne pas lui être particulièrement destiné, plus il lui est difficile d'imaginer un adulte rassurant, et plus il a donc besoin de cet adulte dans la réalité. C'est ainsi que les images du 11 septembre ont pu être particulièrement traumatisantes.

Deux conséquences découlent de ce constat :

- les images d'actualité doivent être diffusées avec précaution sur la télévision et sur Internet et accompagnées d'explications claires sur leur origine, ainsi que les causes et conséquences des évènements filmés ;

- l'accompagnement à l'image, notamment par la famille, est absolument essentiel et entraîne des comportements complètement différents de la part des enfants selon qu'il est effectif ou non.

Ce dernier aspect est particulièrement vrai s'agissant d'une forme de violence particulière qu'est la pornographie dont l'impact sur les jeunes peut être extrêmement néfaste.

* 66 Jean Cluzel « Télé violence » , Plon, Paris, 1978.

* 67 Mme Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel « Les Écrans de la violence, enjeux économiques et responsabilités sociales », Economica, Paris, 1997.

* 68 Serge Tisseron « Enfants sous influence, les écrans rendent-ils les jeunes violents ? », Armand Colin, Paris, 2000.

* 69 Mass Communication Theory, Stanley J. Baran, Dennis K. Davis, mars 2005 : « If, as the media claim, no objective correlation exists between media portrayals of violence and violent behavior - if, in other words, the one has no impact upon the other - then how can the media claim an impact in product selection and consumption, as the obviously affect the viewer's commercial attitudes and behavior ? Can they do one and not the other ? »

* 70 Les grandes lignes du rapport sont rappelées dans le compte-rendu de son audition du 27 mars 2008.

* 71 Le 23 septembre dernier, un étudiant finlandais, vu sur une vidéo diffusée sur Internet en train de braquer son pistolet vers l'objectif et de tirer plusieurs coups vers la caméra, est passé à l'acte, faisant dix victimes avant de se suicider.

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