B. LES « FAIBLESSES » FRANÇAISES ET LES MOYENS D'Y REMÉDIER

L'approche des refus d'apurement par secteur ou par mécanisme d'intervention peut enfin être complétée par une analyse reposant sur le type d'erreur sanctionné, le service responsable ou le comportement ayant conduit au prononcé d'une pénalité. Une typologie élaborée par l'ACOFA est, à cet égard, riche d'enseignements.

1. « Négligence » et « choix délibéré » selon la typologie de l'ACOFA

a) Une grille d'analyse originale

L'analyse des refus d'apurement selon la typologie française établie par l'ACOFA distingue les corrections selon trois critères :

1) le type d'erreur sanctionnée : un motif de refus est dit systémique s'il résulte d'un défaut ou manquement affectant les modalités de gestion et de contrôle d'une mesure et circonscrit s'il résulte d'un défaut ou manquement localisé dans l'espace ou le temps. Ces motifs peuvent par ailleurs être qualifiés de récurrents s'ils ont déjà été constatés et perdurent ;

2) le service responsable , qui peut être l'autorité chargée de définir les modalités d'application, ou le service déconcentré ou l'organisme payeur chargés de l'instruction et du contrôle des dossiers ;

3) le type de comportement ayant conduit à la correction : choix délibéré de ne pas respecter la réglementation communautaire, négligence , comprise comme le fait de ne pas s'être donné les moyens de mettre en place des mesures correctrices nécessaires, ou mésinterprétation de la réglementation.

Selon ces trois critères, les corrections financières prononcées entre 2004 et 2006 se répartissent comme indiqué dans le tableau qui suit.

L'indisponibilité des données relatives aux services responsables et aux comportements, pour les années 2007 et 2008, résulte de l'abandon par l'AUP du travail de catégorisation mené par l'ACOFA . Par ailleurs, et bien que l'AUP ait repris ce travail d'analyse pour les besoins de l'enquête de la Cour des comptes, l'exploitation globale des données est rendue malaisée par l'absence de continuité entre la typologie appliquée de 2004 à 2006 et les catégories retenues pour les années 2007 et 2008. Il est en particulier très regrettable que l'AUP ait substitué aux catégories explicites de « négligence » ou de « choix délibéré » des qualifications plus vagues - pour ne pas dire euphémistiques - telles que « problème identifié » ou « application imparfaite ».

b) Le poids prépondérant des violations délibérées de la réglementation

Plusieurs enseignements peuvent être tirés des données disponibles :

1) l'immense majorité (86,53 %) des refus d'apurement résultent de motifs systémiques (24,3 %) et plus encore de motifs systémiques récurrents (62,23 %), ce qui signifie que les défauts ou manquements affectent prioritairement les modalités générales de gestion et de contrôle des mesures agricoles communautaires et qu'ils ont fortement tendance à perdurer ;

2) c'est avant tout au niveau des autorités chargées de définir les modalités d'application des mesures communautaires que sont imputables les erreurs menant à des corrections financières (86,19 %). Ce constat est cohérent avec le précédent et ne laisse pas d'interroger si l'on considère que les administrations centrales bénéficient traditionnellement d'un niveau d'expertise élevé qui devrait les prémunir contre ce risque ;

3) la quasi-totalité (98,67 %) des défauts et manquements constatés ayant occasionné des corrections résultent d'une violation en connaissance de cause de la règlementation communautaire (54,65 %) ou de négligences (44,02 %).

Selon le président de la 7 ème chambre de la Cour des comptes, « le constat qui en découle est préoccupant et je dirais même très préoccupant. En effet, une part importante des refus d'apurement résulte de choix délibérés du ministère de l'agriculture et de la pêche et d'interprétations de la réglementation communautaire critiquables (...). En s'appuyant sur la typologie de l'ACOFA, il ressort que la part de la négligence et du manquement délibéré (...) est très largement prépondérante par rapport à la mauvaise interprétation des règles, qui est d'une nature différente. D'autre part, il ressort de ces mêmes statistiques que la part des motifs de refus d'apurement qualifiés de systémiques (...) et de systémiques récurrents... (ce qui est plus grave encore, puisque systémique récurrent veut dire que l'erreur est décelée mais n'est pas corrigée, alors qu'elle pourrait l'être puisqu'elle a été détectée), cette part l'emporte très largement sur le circonscrit ».

2. Les pistes d'amélioration

Il est évident que les irrégularités dans la mise en oeuvre de la règlementation agricole communautaires ne sauraient être totalement éliminées, ne serait-ce qu'en raison de la complexité de cette réglementation, qui conduit inévitablement à la commission d'erreurs d'application 22 ( * ) . Toutefois, et compte tenu de l'ensemble des observations qui viennent d'être faites, deux pistes semblent devoir être privilégiées pour circonscrire davantage les défaillances à l'origine des pénalités que nous enregistrons.

La première consiste à parachever l'adaptation de notre organisation administrative de gestion et de contrôle des aides communautaires. La seconde doit conduire les autorités nationales à bannir certaines interprétations contestables ou violations délibérées de la réglementation communautaire qui ont pu avoir cours dans le passé.

a) De réels efforts d'amélioration des contrôles

Selon la Cour des comptes, l'insuffisance des contrôles mis en oeuvre 23 ( * ) a longtemps résulté d'une organisation administrative française inadéquate : « le dispositif français de paiement des aides européennes a longtemps organisé en quelque sorte l'absence ou l'inefficacité des contrôles dans la mesure où les organismes payeurs ne disposaient pas des dossiers d'aides, instruits jusqu'à la liquidation par les services extérieurs du ministère chargé de l'agriculture ».

Il a toutefois été partiellement remédié à cette situation , par la réorganisation du contrôle public, le développement du contrôle interne du ministère et la définition, par des documents contractuels, des relations entre services instructeurs et organismes payeurs.

Par ailleurs, et ainsi que l'a confirmé le directeur de cabinet du ministre de l'agriculture, des efforts substantiels ont été récemment accomplis pour améliorer les systèmes d'information à l'appui du contrôle : « nous avons mis en place la modernisation des systèmes d'information depuis 2006 avec une application qui a été testée en 2007 et 2008 et qui est désormais opérationnelle. Il s'agit de deux systèmes d'information du premier pilier et du second pilier qui s'appellent ISIS et OSIRIS. Ils permettent désormais d'avoir un système efficace de suivi et de traitement des aides communautaires. La France est le seul pays à avoir développé de manière aussi massive et aussi significative un système de ce type . Ce système permet de mettre en relation les organismes payeurs et les services en charge de l'instruction des dossiers, de manière automatisée et en limitant très fortement les risques de retards de paiements ou de différences de calcul. Ces décalages avaient, en effet, été constatés lors des précédents contrôles, notamment, bien entendu, pour la partie des apurements comptables. J'insiste vraiment sur ce sujet parce qu'il a nécessité des investissements financiers et humains lourds de la part du ministère de l'agriculture et de la pêche. Ce système informatique est désormais entré dans une phase opérationnelle, après avoir été mis en oeuvre et ajusté en 2007 et 2008 ».

Votre rapporteur spécial observe enfin que la mise en oeuvre des arbitrages pris dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) conduira, dans un avenir très proche 24 ( * ) , à la fusion de l'Agence unique de paiement et du CNASEA . Les bénéfices attendus de cette fusion résident dans l'unification des systèmes de paiement et de contrôle, le rapprochement des équipes de contrôle « sur le terrain » 25 ( * ) , et la simplification des échanges avec les autorités communautaires.

b) Le non-respect de la règle communautaire : entre volonté délibérée et divergence d'interprétation ?

Votre rapporteur spécial ne méconnaît pas la difficulté qu'il peut y avoir à distinguer, parmi les interprétations données au niveau national de la réglementation communautaire, celles qui sont dues à la complexité de cette règlementation de celles qui relèvent d'une forme de « contournement » de la norme.

Ainsi, selon l'enquête de la Cour des comptes, certaines divergences d'interprétation de la règlementation communautaire entre autorités françaises et Commission peuvent résulter de la complexité de cette règlementation, complexité que la Commission semble peu disposée à dissiper en refusant de fournir des éléments d'interprétation écrits ou en ne saisissant pas les comités de gestion des ambiguïtés réglementaires décelées. L' organisation interne de la Commission explique en partie cette posture, dans la mesure où les services de contrôle sont distincts des unités chargées des politiques et des organisations de marché et sont peu au fait des compromis au Conseil ayant présidé à la définition de la règlementation.

Par ailleurs, et ainsi que l'a fait valoir le directeur de cabinet du ministre de l'agriculture au cours de l'audition à laquelle a procédé votre commission, le risque de refus d'apurement peut résulter de la volonté délibérée de la France de maintenir et de faire valider son interprétation de la réglementation communautaire contre la lecture qu'en donnent les services de la Commission. Ainsi, selon M. Cadot, « Dans la quasi-totalité des cas, la décision correspond à la volonté du ministre et du Gouvernement, de défendre une certaine interprétation de la réglementation communautaire. C'est en ce sens que ce risque est systémique. Il y a, du côté des autorités gouvernementales, le souhait de faire interpréter une réglementation communautaire qui n'est pas toujours détaillée dans ses modalités d'interprétation, dans des conditions qui nous paraissent conformes aux principes généraux des traités communautaires. A plusieurs reprises, nous avons d'ailleurs obtenu gain de cause dans des conciliations ou dans les décisions de justice qui ont permis de confirmer ou de préciser ces interprétations. »

Au-delà de ces cas, l'enquête de la Cour des comptes compile toutefois une série de faits dont elle infère que les interprétations nationales de la réglementation communautaire ne sont « pas au-dessus de toute critique », voire confinent à la création, par les autorités françaises, de « quasi-aides nationales financées sur fonds communautaires par une interprétation particulière des réglementations européennes ». A l'appui de cette analyse, et dans le domaine des aides au développement rural, l'enquête résume par exemple une lettre 26 ( * ) de la présidente de la Commission interministérielle de coordination des contrôles au directeur général de la forêt et des affaires rurales du ministère de l'agriculture et de la pêche, qui procède à un relevé édifiant des anomalies constatées : « décalage entre les taux d'aide prévus par les conventions ou arrêtés attributifs de subvention et ceux prévu par le RDR 27 ( * ) ; non-respect de l'obligation de publicité figurant dans les conventions ou arrêtés attributifs de subventions ; modification du plan de financement après contrôle pour respecter le taux maximum d'aides publiques ; financement de projets ou structures inéligibles ; absence de cahier des charges ; prise en compte de l'autofinancement apporté par les collectivités territoriales et les chambres d'agriculture ; non-respect des procédures de passation des marchés publics ; problèmes soulevés par le respect des normes sanitaires, environnementales et de bien-être des animaux ; non-respect de l'effet incitatif de l'aide exigé par les lignes directrices sur les aides d'Etat ; absence de cohérence dans la rédaction des circulaires ; prise en compte des notes régionales dans l'établissement des coûts de personnel ; études économiques non réalisées ; risques de financements multiples ; statut des CUMA 28 ( * ) et plafonnement des aides aux entreprises ; statut des CUMA et critères d'éligibilité... ».

Enfin, le caractère délibéré de certaines violations de la réglementation communautaire est attesté par l'existence des lettres interministérielles ou « LIM » , moyen juridique pour les ministres de « couvrir », à l'égard de la Cour de discipline budgétaire et financière 29 ( * ) , les fonctionnaires qui sont invités à prendre des décisions irrégulières.

A sa demande, votre rapporteur spécial a obtenu communication de plusieurs de ces LIM, signées des ministres chargés de l'agriculture et du budget. Elles avaient notamment pour objet :

1) d'autoriser le paiement de 93 % 30 ( * ) de la prime au maintien du troupeau de vache allaitante (PMTVA) et de 60 % de son complément national, et ce avant la parution au Journal officiel de l'Union européenne du règlement qui régit ces aides, au motif de « respecter le calendrier de paiement annoncé aux éleveurs » ;

2) d'allonger de 2 à 4, voire 9 mois, le délai maximal de réalisation des investissements financés par des prêts bonifiés (délai pourtant fixé par convention entre l'Etat et les établissements de crédit et dont le CNASEA est censé tenir compte dans le cadre de sa mission d'audit de certification des factures de bonification) ;

3) d'autoriser le directeur de l'Office de l'élevage à dépasser les plafonds budgétaires communautaires pour le versement de la part nationale supplémentaire à la PMTVA en Corse et dans le Hainaut, ainsi que pour le versement de la prime à l'abattage « veaux » 31 ( * ) ;

4) de permettre au directeur de VINIFLHOR de ne pas recouvrer auprès d'une organisation de producteurs de fruits et légumes la somme de 5,3 millions d'euros ayant fait l'objet d'un refus d'apurement, afin de ne pas « mettre en péril la production légumière bretonne ».

La Cour des comptes avait, dans son Rapport public de février 2007, consacré des développements aux « dérives condamnables » des lettres interministérielles, dont certaines invitaient les directeurs de certains offices agricoles 32 ( * ) à « prendre des mesures contraires à la réglementation relative aux aides communautaires ou à mettre en oeuvre des aides nationales non notifiées à la Commission européenne ou notifiées mais pas encore autorisées » .

Si le ministère de l'agriculture et de la pêche fait valoir que le recours aux LIM est justifié par l'urgence et par la gravité de certaines crises traversées par le monde agricole, tel ne semble pas être l'avis de la Cour des comptes. Selon le président de la 7 ème chambre, « les motifs invoqués sont en général l'urgence ou les crises alimentaires ou sanitaires. Il n'est pas sûr que, dans le domaine des refus d'apurement, on puisse toujours le faire à bon droit » . Le Rapport public de février 2007 confirme qu'il a pu être recouru aux lettres interministérielles sans que l'urgence soit toujours clairement établie ou pour la mise en oeuvre de « mesures individuelles » .

S'il convient de rappeler le caractère ponctuel de ces entorses à la réglementation, votre rapporteur spécial estime toutefois que les risques de refus d'apurement qui peuvent en résulter constituent à eux seuls un motif suffisant pour y mettre définitivement fin.

* 22 Ces erreurs, lorsqu'elles sont manifestes, commises de bonne foi et reconnues par les autorités françaises, peuvent toutefois aboutir à une clôture de l'enquête sans corrections. Ce fut par exemple le cas s'agissant de la communication de statistiques erronées en matière de fourrages séchés.

* 23 Il peut s'agir de contrôles physiques sur les exportations, les mouvements d'animaux, sur le mesurage des surfaces agricoles éligibles à certaines aides...

* 24 Cette fusion est programmée par la proposition de loi n° 34 (2008-2009) de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, de notre collègue Jean-Luc Warsmann, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, en instance d'examen devant le Sénat.

* 25 Selon les termes de M. Michel Jau, directeur par intérim de l'AUP. Ce rapprochement a fait l'objet d'une préfiguration dès 2007.

* 26 En date du 20 décembre 2006.

* 27 Règlement de développement rural.

* 28 Coopératives d'utilisation du matériel agricole.

* 29 Quand un fonctionnaire est couvert par une lettre signée d'un ministre, il ne peut être déféré devant cette juridiction répressive.

* 30 Le ministère du budget souhaitait porter à 90 % ce versement afin de provisionner 3 % en vue d'éventuelles pénalités.

* 31 Le motif invoqué est que l'application d'un « stabilisateur renforcé » conduirait à émettre un grand nombre d'ordres de reversement dont la quasi-totalité ne serait pas recouvrable car relative à des trop-perçus inférieurs à 30 euros.

* 32 Le directeur de l'Office de l'élevage a reçu 55 LIM de 1999 à 2004 et celui de l'Office national interprofessionnel du lait et des produit laitiers 26 de 1997 à 2003.

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