3. Compléter les grands principes de la reconnaissance d'un droit à l'oubli

L'expansion de la sphère de la vie publique, l'immédiateté avec laquelle elle peut être portée à la connaissance de tous à tout moment et en tout point du globe grâce à Internet ne sont-ils pas autant d'éléments nouveaux qui finissent par en changer la nature et justifierait de lui appliquer des règles habituellement réservées à la protection de la vie privée ?

Le droit à l'oubli ou au remord a été évoqué de nombreuses fois lors des auditions. Pour Maître Alain Bensoussan, cette perte de mémoire a vocation à protéger l'individu par rapport à son passé : « il devient le seul archiviste de son histoire personnelle ».

Battu en brèche par la révolution numérique, le droit à l'oubli n'est pas absent de la loi « informatique et libertés ». L'obligation pour les responsables de traitements de ne pas conserver les données au-delà de la durée nécessaire aux finalités est la principale protection. Le droit à l'oubli est alors mis en oeuvre par la destruction des données ou une anonymisation irréversible .

Toutefois, la législation relative à la protection des données personnelles devient largement inopérante pour répondre aux défis posés par Internet et les moteurs de recherche (cf. supra ). Les questions en jeu sont moins celles de la protection des données personnelles que de l'équilibre entre le respect de la vie privée, du droit à l'oubli et la protection de la liberté d'expression et d'information. En outre, la défense d'un droit à l'oubli ne doit pas non plus aboutir à une déresponsabilisation des individus. Le droit à l'oubli ne signifie pas que chacun pourrait réécrire à sa guise son histoire personnelle.

Vos rapporteurs souhaitent donc réaffirmer ici que la première réponse consiste toujours à bien peser les avantages et les risques consécutifs à la mise en ligne d'une information, privée ou publique. Cela passe par l'éducation et la sensibilisation aux risques comme cela a été développé précédemment.

Il ne faut d'ailleurs pas exclure une évolution naturelle des comportements dans un sens qui permette de préserver les nouvelles opportunités d'expression et d'information sur Internet, notamment celles offertes par les réseaux sociaux, et une utilisation responsable et respectueuse d'autrui.

L'apparition des réseaux sociaux est encore très récente. Comme pour tout nouvel outil, il existe un temps d'apprentissage . Depuis plusieurs mois, les exemples de mésaventures se multiplient. Les travaux de Dominique Cardon montrent que « les usagers des plateformes relationnelles, même s'ils ont une vue imparfaite de l'ensemble des conséquences possibles de leurs actes, mesurent en revanche constamment, par un processus d'essais/erreurs, les gênes, troubles, audaces, amusements ou frottements que peut faire naître la visibilité particulière que leur donne les réseaux sociaux ». On peut donc parier que les comportements et stratégies vont encore beaucoup évoluer .

En février dernier, les réactions consécutives à l'annonce par Facebook de sa décision de modifier ses conditions générales d'utilisation afin de se rendre propriétaire à vie des données figurant sur ses pages montrent que les utilisateurs sont très sensibles au respect de la vie privée, même si leur comportement pourrait laisser penser le contraire.

Il n'est pas impossible aussi que la jurisprudence de la Cour de cassation précise certaines ambiguïtés des réseaux sociaux. Est-ce un espace public ou privé ? Rigoureusement, les réseaux sociaux ne sont pas publics, puisqu'il faut, dans la plupart des cas, être membre pour y accéder 106 ( * ) . C'est un espace en clair-obscur comme cela a été dit, plastique et paramétrable. Toutefois, lorsqu'un réseau social possède plusieurs dizaines de millions de membres et que par un jeu de contagion, le cercle de ses « Amis » et « Amis d'Amis » s'accroît considérablement, est-on encore dans un cercle privé ? Certaines personnalités détournent ainsi les réseaux sociaux de leur usage premier à des fins de communication publique affichée. Lors de la campagne présidentielle américaine en 2008, le président Barack Obama avait développé une stratégie de communication et de dialogue autour de son profil sur Facebook.

La Cour de cassation n'a pas encore eu à se prononcer. Mais elle sera probablement conduite à préciser dans quelle mesure les échanges sur les réseaux sociaux sont assimilables à une correspondance privée ou à une communication.

Une communication peut se définir comme la mise à disposition au public d'un message. Elle s'oppose à la correspondance privée, dont la violation du secret est sanctionnée pénalement. La distinction se fonde sur l'intention de la personne qui émet le message : le met-elle à la disposition du public ou le destine-t-elle à une ou plusieurs personnes nommément désignées ? Pour déterminer le caractère public ou non, le juge vérifie si la diffusion est circonscrite à un groupement de personnes « liées par une communauté d'intérêts » 107 ( * ) .

Appliquée aux réseaux sociaux, cette notion peut être interprétée de diverses façons. Un message pourrait être considéré comme une correspondance privée à plusieurs conditions : ne pas avoir trop d'« amis », activer les options limitant l'accès des « amis d'amis » à ce message. En tout état de cause, si le régime protecteur du secret de la correspondance s'appliquait à une partie des réseaux sociaux, cela constituerait une garantie importante et permettrait à chacun d'arbitrer entre son désir d'exposition et son besoin de confidentialité.

Toutefois, il convient de ne pas se leurrer. Les réseaux sociaux ne sont qu'une infime partie de la question et on voit mal comment le secret de la correspondance pourrait être applicable à d'autres domaines de « la toile ».

D'autres stratégies et concepts doivent être mis en place pour reconstituer une maîtrise de chacun sur son histoire numérique.

a) La notion de droit de propriété sur ses données personnelles : une fausse bonne idée

A plusieurs reprises, la reconnaissance d'un droit de propriété sur ses données personnelles a été avancée. L'idée, séduisante, serait de faire de chaque individu le véritable maître de son identité numérique. Chacun pourrait gérer ses données en les louant, prêtant, récupérant, etc.

Toutefois, le concept de propriété n'apporte pas de réponses adéquates et pourrait poser plus de problèmes encore.

Notre conception de la vie privée place sa protection sur le terrain de la dignité humaine. En se référant au concept de propriété, le risque de marchandisation de ses données personnelles est évident. La propriété comprend aussi le droit de céder la chose. Or, comment pourrait-on céder une donnée qui peut aussi être un attribut de sa personnalité ? Faut-il imaginer des droits d'exclusivité ?

Il pourrait être objecté que le droit à l'image est d'ores et déjà un droit patrimonial et peut donner lieu à l'établissement de contrats.

Mais ce régime juridique est inadapté aux enjeux d'Internet. Comment y faire valoir ses droits de propriété quand on a soi-même diffusé une donnée personnelle ? Quant aux informations relatives à sa vie publique, il ne peut être question d'un droit de propriété à moins de remettre en cause fondamentalement la liberté d'expression.

Enfin, lorsque le rapport de force entre des contractants est inégal, quelle valeur donner au consentement à contracter ?

* 106 Sur Facebook, il est possible d'autoriser l'accès libre à son profil.

* 107 Voir par exemple Cass. crim. 27 mai 1999. n° 98-82461.

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