b) Brouiller les pistes

A une époque où les risques d'usurpation d'identité sont souvent pointés du doigt et où les Etats renforcent les moyens d'identification des personnes (avec la biométrie par exemple), les réflexions ci-dessous peuvent surprendre.

Mais, face aux nouveaux défis posés au droit à la vie privée ou à une « vie publique discrète », les solutions traditionnelles ne semblent pas à la hauteur pour rendre aux individus des marges de manoeuvre.

Sans se prononcer pour ou contre à ce stade, vos rapporteurs jugent intéressantes les réflexions autour d'un droit à l'« hétéronymat ».

Chaque individu pourrait se forger de véritables personnalités alternatives, distinctes de la personnalité civile qui les exploite. Afin d'éviter que ce droit ne serve à commettre des infractions, ces identités alternatives pourraient être déposées auprès d'un organisme chargé de les gérer. En cas d'infractions par exemple, la justice pourrait demander l'identité civile de la personne.

Mis en avant notamment par M. Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation pour l'Internet Nouvelle génération (FING) 108 ( * ) , ce droit s'inspire de stratégies déjà utilisées par de nombreux internautes. Mais ayant une forme de reconnaissance légale, ce droit permettrait de faire beaucoup plus de choses anonymement, comme des achats en ligne, sans que cela puisse être reproché à la personne.

Peuvent être rattachés à cette stratégie de brouillage des pistes tous les dispositifs tendant à permettre l'anonymat sur Internet ou à réduire la liste des données communiquées. C'est le cas notamment des « payweb card » proposés par les banques. Ce service consiste à délivrer un numéro de carte virtuel différent pour chaque paiement en ligne. De cette façon, le numéro de carte bancaire n'est pas communiqué.

c) Vers un droit à l'oubli...

Vos rapporteurs sont conscients que ces solutions sont imparfaites et partielles. Se pose donc la question de la reconnaissance d'un droit à l'oubli qui permettrait à une personne de retirer de « la toile » des informations publiques la concernant et dont elle souhaite ne plus permettre la consultation.

Comme il a été dit, la difficulté est de trouver un équilibre entre le droit à l'oubli et la liberté d'expression et d'information.

(1) ... des atteintes diffamatoires et injurieuses

Les diffamations publiques, les injures et les provocations envers des particuliers se prescrivent par trois mois. Ce délai expiré, aucune action n'est possible.

Or, une diffamation publique proférée envers un particulier peut avoir été publiée sur un support écrit (un journal ou un livre) tout en passant inaperçue de l'intéressé. Le temps, à l'égard du papier, fait son office. Mais par le biais d'Internet, le vieux journal ou le livre oublié demeurent mondialement accessibles pendant des années.

En l'état actuel du droit, il paraît impossible d'obtenir la suppression d'une très ancienne diffamation qui bénéficie de la prescription de trois mois depuis bien longtemps.

Il en va de même pour les diffamations diffusées directement sur Internet. On notera toutefois que le Sénat a adopté en novembre 2008 une proposition de loi de notre collègue Marcel-Pierre Cléach tendant à porter le délai de prescription à un an lorsque la diffamation, l'injure ou la provocation a été commise par l'intermédiaire d'Internet, sauf s'il s'agit de la reproduction du contenu d'une publication de presse ou d'une émission audiovisuelle 109 ( * ) . Cette proposition de loi n'a pas encore été examinée par l'Assemblée nationale.

Afin de permettre la suppression de faits diffamatoires sur Internet, sans remettre en cause les délais de prescription traditionnellement courts de cette infraction, Maître Christian Charrière-Bournazel, bâtonnier de Paris, a exposé à vos rapporteurs une solution intéressante.

Il serait créé une action en suppression d'une imputation diffamatoire , ouverte à toute personne concernée, sans limitation dans le temps. Cette action n'aurait pour effet ni de faire revivre le droit, désormais prescrit, à solliciter une réparation, ni de permettre une condamnation pour diffamation, ni de mettre en échec la liberté d'expression.

Une diffamation poursuivie dans le délai de prescription peut être justifiée ou excusée si le diffamateur, dans les conditions prévues par la loi du 29 juillet 1881, rapporte la preuve de la vérité des propos diffamatoires ou réussit à prouver qu'il était de bonne foi.

L'action en suppression répondrait aux mêmes exigences que l'action intentée dans le délai de la prescription et bénéficierait des mêmes moyens de défense. La suppression ne serait pas acquise si la diffamation n'est pas constituée. En revanche, si elle l'est, la suppression serait de droit tout en constituant la seule mesure que le juge aurait le droit d'ordonner.

(2) ... général, y compris des faits portés à la connaissance du public par l'intéressé ?

Ne devrait-il pas exister un « droit à l'oubli » pour les internautes, quand bien même ceux-ci auraient souhaité, à un moment donné de leur vie, se « mettre à nu » sur le web ?

La prise en compte des différences d'accessibilité d'un message dans le temps, selon qu'il est publié sur support papier ou disponible sur un support numérique, pour reprendre les mots du Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2004 relative à la loi pour la confiance dans l'économie numérique, plaiderait en faveur d'une telle solution. Ce droit à l'oubli pourrait s'exercer devant le juge à tout moment. Le demandeur démontrerait par exemple que les faits ou les propos rapportés ne correspondent plus à son mode de vie ou à ses opinions et qu'ils lui causent un préjudice dans sa vie familiale ou professionnelle.

Il appartiendrait au juge d'apprécier si la demande de retrait porte atteinte à la liberté d'expression. L'intérêt de l'information pour le public, son ancienneté et la notoriété de la personne seraient des critères.

A propos de la mise en oeuvre d'une telle décision, deux voies concurrentes doivent être envisagées.

La première consisterait à demander le retrait de l'information du site proprement dit. Toutefois, plusieurs obstacles se dressent. La page peut être hébergée à l'étranger et l'information étant duplicable, elle est susceptible de resurgir.

La seconde pourrait consister à empêcher les moteurs de recherche d'indexer les pages contenant l'information non désirée.

Cette solution a pour avantage d'être plus respectueuse de la liberté d'expression. L'information n'est pas retirée, mais les conditions pour y accéder sont rendues plus difficiles. Elles se rapprochent de celles du monde physique.

Elle est aussi plus aisée à mettre en oeuvre. Certes, il existe plusieurs moteurs ou méta-moteurs de recherche, mais les principaux ne sont pas si nombreux. En outre, par le biais des moteurs de recherche, en cas de résurgence de l'information, quelle que soit la page, celle-ci ne sera pas indexée.

Enfin, on pourrait même imaginer que l'intervention du juge ne soit pas nécessaire, puisqu'il n'y aurait pas d'atteinte à la publication elle-même.

Les moteurs de recherche pourraient mettre à disposition des utilisateurs identifiés des outils qui leur permettraient, même d'une manière imparfaite, de « nettoyer leur passé » en coupant certains liens issus du référencement.

Recommandation n° 14 : Réfléchir à la création d'un droit à « l'hétéronymat » et d'un droit à l'oubli.

* 108 Créée en 2000 par une équipe d'entrepreneurs et d'experts, la Fing a pour objet de repérer, stimuler et valoriser l'innovation dans les services et les usages du numérique. La Fing compte aujourd'hui plus de 160 membres, parmi lesquels on compte des grandes entreprises, des start-ups, des laboratoires de recherche, des universités, des collectivités territoriales, des administrations, des associations....

Dans un article récent, Daniel Kaplan propose d'autres droits comme le droit à l'anonymat, le droit au mensonge légitime ou le droit à récupérer ses données. Ces propositions relèvent plutôt du débat sur la protection des données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Cet article intitulé « Le nouveau paysage des données personnelles : quelles conséquences sur les droits des individus » est consultable à l'adresse suivante : http://www.internetactu.net.

* 109 Voir le rapport n° 60 (2008-2009) de notre collègue Marie-Hélène Des Egaulx au nom de la commission des lois.

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