N° 614

SÉNAT

SECONDE SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2008-2009

Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 septembre 2009

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) à la suite d'une mission effectuée en Roumanie du 3 au 7 mai 2009,

Par M. Jacques LEGENDRE, Mmes Bernadette BOURZAI, Marie-Thérèse BRUGUIÈRE, Mlle Sophie JOISSAINS et M. Bernard FOURNIER,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Legendre , président ; MM. Ambroise Dupont, Michel Thiollière, Serge Lagauche, David Assouline, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Ivan Renar, Mme Colette Mélot, M. Jean-Pierre Plancade , vice-présidents ; M. Pierre Martin, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Christian Demuynck, Yannick Bodin, Mme Béatrice Descamps , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Claude Bérit-Débat, Mme Maryvonne Blondin, M. Pierre Bordier, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, M. Jean-Claude Carle, Mme Françoise Cartron, MM. Jean-Pierre Chauveau, Gérard Collomb, Yves Dauge, Claude Domeizel, Alain Dufaut, Mme Catherine Dumas, MM. Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Jean-Claude Etienne, Mme Françoise Férat, MM. Jean-Luc Fichet, Bernard Fournier, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, MM. Jean-François Humbert, Soibahadine Ibrahim Ramadani, Mlle Sophie Joissains, M. Philippe Labeyrie, Mmes Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, M. Jean-Pierre Leleux, Mme Claudine Lepage, MM. Alain Le Vern, Jean-Jacques Lozach, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mme Monique Papon, MM. Daniel Percheron, Jack Ralite, Philippe Richert, René-Pierre Signé, Jean-François Voguet.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Après avoir consacré ses précédentes missions annuelles à l'étude de pays asiatiques - l'Inde en 2008, le Japon et la Corée du Sud en 2007 - votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication a choisi de se rendre dans un pays européen, la Roumanie.

« Île de latinité entourée d'une mer slave », la Roumanie partage avec la France, en raison de leur histoire et de leurs racines latines communes, une proximité culturelle et linguistique qui nous la rend, par certains aspects, presque familière. Une exposition sur Napoléon III et les Principautés roumaines, organisée à Bucarest sous la présidence française de l'Union européenne, puis présentée au château de Compiègne au début de l'année 2009, a permis de rappeler comment ces liens politiques, historiques mais aussi culturels, se sont noués au cours des siècles passés. Devant l'Assemblée de la Société des Nations,  Nicolae Titulescu, ministre des affaires étrangères, relevait ainsi : « quand on parle des relations entre la France et la Roumanie, on peut difficilement séparer le coeur de la raison » . On rapporte également que lors du défilé de la Victoire en 1919, le Général français Henri-Mathias Berthelot, envoyé en Roumanie en 1916 pour réorganiser l'armée roumaine brisée par les Allemands et participer à la libération du pays, aurait interpellé le Maréchal Foch, commandant en chef allié, en passant devant le drapeau roumain : « Saluez, Foch ! C'est de la famille ! » 1 ( * )

Dans le même temps, cependant, la Roumanie - dernier pays, avec la Bulgarie, à avoir rejoint l'Union européenne le 1 er janvier 2007 - nous apparaît, à bien des égards, comme lointaine, voire méconnue. Elle souffre encore souvent d'un a priori négatif, en étant spontanément perçue comme un pays en retard de développement - le plus pauvre de l'Union européenne -, associé au souvenir des orphelinats d'enfants, stigmatisé pour sa main d'oeuvre bon marché ou pour la « mauvaise réputation » de sa population tsigane - les Roms - qui représente, selon les estimations, de 2 à près de 10 % de la population roumaine.

Vingt ans après la révolution de 1989 et la chute du régime communiste de Nicolae Ceaucescu, la Roumanie a conscience que son image est en grande partie à rebâtir. Elle a déjà traversé des mutations politiques, sociales, économiques et culturelles majeures ces deux dernières décennies.

Toutefois, il lui reste d'importants défis à relever , notamment pour répondre aux critiques sévères adressées par la Commission européenne 2 ( * ) - en vue d'améliorer la transparence du système judiciaire et de renforcer la lutte contre la corruption -, poursuivre le train des réformes structurelles et réduire les inégalités sociales. En effet, comme le rappelait M. Henri Paul, ambassadeur de France en Roumanie, devant la commission des affaires européennes du Sénat le 18 mars 2009, de très fortes disparités de développement persistent : si les villes disposent d'une qualité de vie et de services publics conformes aux standards européens, les campagnes subissent un grand retard ; ainsi, en 2009, près de 12 % de la population vit sous le seuil de pauvreté 3 ( * ) ; la population Rom compte parmi les plus déshéritée, avec une espérance de vie de près de 10 ans inférieure à la moyenne nationale. De surcroît, la crise a fortement affecté ces derniers mois l'économie roumaine et interrompu dix années de croissance très dynamique : en mars, la Roumanie a obtenu un prêt de 20 milliards d'euros du Fonds monétaire international, de l'Union européenne et de la Banque mondiale, pour limiter les effets de la crise. La Lettonie et la Hongrie avaient fait appel, avant elle, au FMI.

Pour autant, la Roumanie est indéniablement un pays « en mouvement » , à l'instar de sa capitale en pleine effervescence. En 1935, Paul Morand écrivait déjà, dans son ouvrage consacré à Bucarest : « C'est avec des citées rasées, des églises détruites, des archives dispersées, des traditions étouffées, que la Roumanie se présente devant l'histoire. La leçon que nous offre Bucarest n'est pas une leçon d'art, mais une leçon de vie ; elle enseigne à s'adapter à tout, même à l'impossible. »

La Roumanie est redevenue, après des années d'isolement, l'un des partenaires économiques et politiques majeurs de la France sur la scène européenne et internationale, de même qu'un allié de poids dans la défense des valeurs de diversité culturelle et linguistique que nous avons en partage.

Dans ce contexte, la délégation qui s'est rendue en Roumanie du 3 au 7 mai 2009 a ciblé sa mission sur deux champs d'investigation :

- d'une part, elle a cherché à dresser un état des lieux de la francophonie dans ce pays résolument « francophile », où la France a longtemps joui d'une forte influence culturelle et linguistique ; notre langue et notre culture conservent, certes, une place privilégiée, notamment au sein de l' intelligentsia roumaine qui exprime un attachement quasi-sentimental envers la France ; toutefois, elles « résistent » de plus en plus difficilement et leur influence s'est incontestablement érodée ces dernières années, au profit du « tout anglais » ;

- d'autre part, elle s'est penchée sur les enjeux de la protection et de la mise en valeur du patrimoine architectural roumain, alors que les décennies d'un pouvoir totalitaire ont affaibli l'identité nationale et que des atteintes souvent irréversibles ont été portées à cet héritage commun.

Dans ces deux domaines de la politique culturelle, la délégation a pris la mesure des attentes fortes de nos partenaires roumains en faveur d'une coopération renforcée avec la France . Il est essentiel pour notre pays de répondre efficacement à ces attentes. Les travaux conduits ces derniers mois par votre commission, conjointement avec la commission des affaires étrangères, sur la réforme de l'action culturelle extérieure de la France ont permis de rappeler l'importance de celle-ci pour affirmer notre diplomatie, faire entendre notre voix et porter nos valeurs sur la scène internationale. Rappelons que vos commissions ont appelé, notamment, à la création d'un secrétariat d'Etat à la francophonie, à l'audiovisuel extérieur et aux relations culturelles extérieures, condition du « sursaut » nécessaire et pour que la coopération culturelle et linguistique ne soit plus le « parent pauvre » d'une politique de coopération et de développement plus globale.

A la lumière de ces réflexions, le présent rapport vise à rendre compte des principaux enseignements tirés des entretiens très divers, des rencontres et des visites de la délégation lors de sa mission en Roumanie ; au cours de ce séjour, elle s'est rendue à Bucarest, à Iasi - la deuxième ville du pays et sa « capitale historique et culturelle » - et enfin en Moldavie et en Bucovine, où elle a pu avoir une approche concrète des enjeux de la valorisation du patrimoine historique, avec l'exemple des monastères peints inscrits par l'UNESCO au patrimoine mondial.

La délégation tient à remercier l'ensemble des interlocuteurs qu'elle a rencontrés au cours de son déplacement, pour la qualité de leur accueil et la richesse des échanges qu'elle a pu avoir avec eux. Elle tient également à adresser ses remerciements aux services de l'Ambassade de France qui ont apporté une précieuse contribution au bon déroulement de cette mission, et tout particulièrement à M. Henri Paul, ambassadeur de France en Roumanie.

I. LA ROUMANIE, UNE TERRE DE FRANCOPHONIE À CULTIVER

Devenue membre de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) en 1991, la Roumanie est un grand pays de tradition francophone depuis plus de deux siècles.

Comme la délégation a pu le constater au cours de sa mission, l'influence culturelle et linguistique de la France en Roumanie, héritée de l'histoire, est encore prégnante au sein de la société roumaine, en particulier dans les milieux intellectuels. Toutefois, la délégation a également pris la mesure des menaces qui pèsent sur ces acquis , auprès des jeunes générations, dans un contexte de montée en puissance rapide de l'anglais et d' « américanisation » des contenus culturels diffusés dans les médias.

Défendre et « réinventer » la présence de notre langue et de notre culture dans un pays comme la Roumanie constitue un défi pour la préservation de la francophonie en Europe et pour le rayonnement culturel de la France. Cette perspective s'inscrit notamment dans le cadre des réflexions sur la réforme de l'action culturelle extérieure conduites par votre commission et la commission des affaires étrangères, qui ont donné lieu à la présentation, en juin 2009, d'un rapport d'information 4 ( * ) formulant dix recommandations en vue de répondre à cette ambition.

A. UNE FRANCOPHONIE TOUJOURS BIEN VIVANTE, MAIS EN RECUL

1. Des atouts considérables : des liens culturels anciens et une francophilie encore solidement ancrée

La France dispose d'atouts majeurs en Roumanie en raison de la proximité historique, culturelle et linguistique entre les deux pays. Notre pays jouit d'une image plutôt positive , ainsi que d'un certain capital de sympathie et de confiance auprès de la population roumaine. Par ailleurs, le français est parlé par un Roumain sur cinq .


• Ces liens privilégiés tirent leurs racines de l'histoire.

Le rôle joué par Napoléon III dans la conquête de l'autonomie par les Principautés roumaines en 1859, puis dans la création de l'État roumain, a contribué à nouer des rapports politiques étroits entre les deux pays.

Par ailleurs, dès le 18 e siècle , on assiste à une pénétration de la langue et de la culture françaises dans l'éducation des jeunes hommes et femmes de la haute société roumaine . En 1776, le français est introduit comme discipline obligatoire à l'école supérieure de Bucarest. Dans le même temps, la pratique des voyages d'études à Paris se développe pour les fils des grandes familles roumaines, ce qui constitue une source importante de diffusion des idées françaises du temps des « Lumières ».

Comme le souligne, dans un récent ouvrage 5 ( * ) , M. Mircea Goga, auteur roumain et enseignant à la Sorbonne, la culture et la civilisation françaises ont fait l'objet d'une réelle admiration et ont laissé leur empreinte dans l'héritage culturel roumain : au 19 e siècle, le français, considéré comme l'idiome de la liberté et un moyen d'accéder à la modernité de l'Occident, est devenu un « gène culturel » permettant à l'élite roumaine d'afficher son statut social ; notre langue s'est ensuite diffusée, par l'exemple de l'élite culturelle, dans les cercles d'artistes, mais aussi dans la « masse urbaine ».

L'auteur rappelle ainsi qu'en 1898, Pompiliu Eliade allait jusqu'à considérer l'adoption, par les Roumains, du modèle français comme une « autocolonisation culturelle » 6 ( * ) . Il ne s'agit pas toutefois de mimétisme culturel mais d'affinité. En outre, une « fertilisation croisée » se développe : de nombreux intellectuels, écrivains et artistes roumains - parmi les plus éminents - se sont établis en France ou ont choisi le français comme langue d'expression ; tel est notamment le cas de la poétesse Anna de Noailles, des écrivains et philosophes Mircea Eliade et Émile Cioran, de Tristan Tzara, le père du dadaïsme, du compositeur Vladimir Cosma, du sculpteur Constantin Brancusi ou encore d'Eugène Ionesco, le fondateur du théâtre de l'absurde, qui a vécu et créé à Paris, où ses pièces sont jouées sans interruption depuis 1957. Selon M. Mircea Goga, « la double appartenance culturelle » de ces écrivains et artistes a constitué « un authentique pont entre les cultures et les civilisations de la Roumanie et de la France » .


• Ces affinités culturelles et intellectuelles sont encore perceptibles.

Comme le rappelle Mme Magda Carneci dans un article sur la « complicité » franco-roumaine, elles ont résisté pendant le régime communiste , « lorsque parler français ou lire des livres en français représentait une forme de résistance intellectuelle , de courage et de non-conformisme, contre le primitivisme totalitaire environnant et envahissant. (...) Cela explique qu'après 45 ans d'isolation totalitaire, les Roumains sont aussi nombreux à parler le français. » 7 ( * )

Ainsi, une grande partie de l' intelligentsia roumaine témoigne encore aujourd'hui d'une réelle affection envers la France et conserve des repères francophones : un certain nombre de publications - de moins en moins cependant - se font en français. Enfin, une génération d'universitaires ou de responsables publics, formés en partie ou totalement en France, avec l'appui de programmes de bourses, est reconnaissante envers notre pays et a le sentiment qu'elle lui doit beaucoup .


• C'est cette même élite culturelle roumaine qui déplore aujourd'hui le recul de la langue et de la culture françaises dans son pays
. M. Alexandru Paleologu, écrivain roumain et ambassadeur à Paris dans l'ère post-communiste, soulignait ainsi : « si la Roumanie perd son français, mon pays restera sans mémoire » .

La délégation a constaté combien les attentes à l'égard de la France étaient grandes pour que se perpétue cette tradition francophone : pour nos partenaires roumains, notre pays ne saurait renoncer à défendre activement la place privilégiée qu'occupe le français dans la société roumaine.

2. Une présence culturelle et linguistique menacée par la montée en puissance rapide de l'anglais


• Or, comme l'ont souligné les interlocuteurs rencontrés par la délégation, la francophonie a indéniablement perdu du terrain en Roumanie ces dernières années, face à la montée en puissance rapide de l'anglais à l'école et dans les medias . Toutefois, elle y « résiste » mieux que dans nombre d'autres pays , signe, comme on l'a vu, d'une tradition francophone encore bien vivante chez une grande partie de la population.

Le français n'est plus la première langue enseignée dans le système scolaire roumain : elle a été « détrônée » par l'anglais au début des années 2000. Cependant, l'apprentissage du français conserve une place encore importante, comme cela sera souligné plus loin.

En outre, la place de la langue et de la culture françaises sont en recul dans la vie quotidienne des Roumains : ainsi que l'a relevé M. Cristian Preda, alors représentant spécial du Président roumain pour la francophonie, et élu député européen en juin dernier, la « pénétration » de l'anglais a été sensible à compter de la fin de la période communiste puis s'est accélérée ; désormais, les séries et films américains, moins coûteux que les programmes français, sont devenus omniprésents à la télévision roumaine . Il a regretté, en outre, l'absence de presse francophone.

Selon lui cependant, la persistance d'une culture francophile encore solidement ancrée chez les élites roumaines constitue une chance pour la France : c'est une opportunité de passer le relais aux jeunes générations, à condition de leur proposer une offre culturelle et éducative d'un niveau suffisant pour transmettre l'intérêt pour notre langue et notre culture.


• L' enjeu est également économique . L'usage actuellement répandu du français constitue, pour les entreprises françaises implantées en Roumanie, un critère décisif dans le choix du pays d'installation.

En effet, le critère linguistique est propice au développement des échanges commerciaux. Or, si la Roumanie est durement frappée par la crise économique et financière depuis la fin de l'année 2008, la demande du marché roumain connaît une évolution dynamique ces dernières années, avec une croissance annuelle de l'ordre de 6 % en 2007 et 2008.

Rappelons que la France est le 3 e pays investisseur en Roumanie, où un grand nombre de nos grandes entreprises (Total, Michelin, Eurocopter, Carrefour, France Telecom, Lafarge, Renault, Société générale, etc) se sont implantées ; elle est en 5 e position parmi les fournisseurs de la Roumanie, avec une part de marché de 5,7 % fin 2008, loin derrière l'Allemagne (16,3 %) et l'Italie (11,2 %).

La consolidation de la francophonie ne peut que contribuer à renforcer la présence des entreprises françaises sur le marché roumain et à dynamiser nos échanges économiques et commerciaux.

* 1 Cité dans l'ouvrage « La Roumanie. Culture et civilisation », Mircea Goga, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2007.

* 2 Dans un rapport de février 2009, la Commission européenne a jugé que des progrès significatifs doivent être réalisés sur ces deux points.

* 3 Soit avec moins de 4 dollars par jour et par personne selon les critères de la Banque mondiale.

* 4 « Le rayonnement culturel international : une ambition pour la diplomatie française », rapport d'information sur la réforme de l'action culturelle extérieure fait au nom de la commission des affaires culturelles et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, MM. Jacques Legendre et Josselin de Rohan, présidents, n° 458, 2008-2009.

* 5 « La Roumanie. Culture et civilisation », Mircea Goga, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2007.

* 6 « De l'influence française sur l'esprit public en Roumanie. Les origines », Pompiliu Eliade, Paris, 1898.

* 7 « Une complicité de plus en plus partagée : les relations franco-roumaines » , Magda Carneci, article paru dans la revue Revista 22, septembre 2006.

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