B. LA FALSIFICATION DÉLIBÉRÉE DES DONNÉES DE COMPTABILITÉ PUBLIQUE UTILISÉES PAR LE COMPTABLE NATIONAL : UNE SPÉCIFICITÉ GRECQUE

Le cas de la Grèce est à part. Cet Etat semble en effet être le seul à être allé au-delà de la simple optimisation comptable, et à avoir délibérément falsifié ses chiffres.

1. Les révisions de 2004

Tout d'abord, en 2004, Eurostat a considérablement revu à la hausse le déficit et la dette publics de la Grèce pour les années précédentes. En conséquence, la Commission a ouvert en 2004 une procédure d'infraction (close en 2007).

Principales composantes de la révision des données grecques entre mars et septembre 2004

Source : Commission européenne, « Rapport sur les statistiques du déficit et de la dette publics de la Grèce », COM(2010) 1 final, 8 janvier 2010

2. Un renforcement insuffisant des moyens de contrôle d'Eurostat

A la suite de la révision des statistiques grecques en 2004, diverses mesures ont été prises :

- adoption du Code de bonnes pratiques des statistiques européenne précité ;

- création en 2008 (par une décision du Parlement européen et du Conseil) du Conseil consultatif européen pour la gouvernance statistique (CCEGS) ;

- adoption du règlement (CE) n° 223/2009 du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2009 24 ( * ) , renforçant la coopération et la coordination en matière de statistiques et abrogeant les textes antérieurs 25 ( * ) .

En revanche, la proposition de la Commission européenne de modifier le règlement du Conseil concernant la qualité des données devant être transmises dans le cadre de la procédure relative aux déficits excessifs (règlement n° 3605/93), qui aurait quasiment donné à Eurostat des pouvoirs d'audit, n'a été que partiellement mise en oeuvre, le règlement n° 2103/2005 du Conseil accordant à Eurostat des pouvoirs de contrôle plus limités 26 ( * ) . La Commission européenne reconnaît cependant que « bien que le règlement n° 2103/2005 du Conseil ne soit pas allé aussi loin que l'avait proposé la Commission, des pouvoirs élargis auraient uniquement permis de réduire le risque qu'un pays notifie des données incorrectes, sans le supprimer pour autant ».

On peut a posteriori s'étonner qu'il n'ait pas été jugé utile d'aller plus loin à l'époque. Ainsi, lors de son audition par la commission des finances, Jean-Philippe Cotis a déclaré : « Il faut déjà être très vigilant sur la qualité des institutions. C'est quand même malgré tout un paradoxe qu'on ait laissé les Grecs avec une gouvernance très atypique par rapport à la moyenne européenne, avec un Trésor qui peut quasiment contrôler l'appareil statistique et est lui-même sous contrôle politicien. Les choses se sont très mal emboîtées, mais il est un peu surprenant que cette anomalie-là ait pu perdurer aussi longtemps en dépit d'une crise précédente ».

De même, Paul Champsaur a suggéré que la communauté des statisticiens se doutait que les chiffres grecs n'étaient pas fiables, sans pouvoir alors toutefois quantifier l'ampleur du phénomène 27 ( * ) .

3. De nouvelles révisions des statistiques en 2009

La Grèce a considérablement réévalué son déficit public de 2008 tout au long de l'année 2009 : initialement estimé à 4,8 points de PIB dans la première notification, celui-ci a été revu à 5 points de PIB (chiffre validé et publié par Eurostat en avril 2009), puis 7,7 points de PIB (notification du 21 octobre 2009).

Le 21 octobre 2009, les autorités grecques ont également revu leur prévision pour 2009 , passée de 3,7 points de PIB (chiffre prévu par le programme de stabilité transmis par la Grèce en janvier 2009) à 12,5 points de PIB, ce qui s'explique certes en partie par la crise économique, mais aussi par des dérapages budgétaires et diverses décisions comptables. Le 22 avril 2010, Eurostat a réévalué ce chiffre à 13,6 points de PIB , estimant qu'il pourrait être encore accru de 0,3 à 0,5 point de PIB 28 ( * ) .

Le 3 février 2010, la Commission européenne a non seulement adopté divers documents « classiques » dans le cadre d'une procédure de déficit excessif 29 ( * ) , mais aussi entamé une procédure d'infraction en invitant les autorités grecques à respecter leur obligation de communiquer des statistiques

budgétaires fiables 30 ( * ) .

La suspicion relative aux finances publiques de la Grèce s'accompagne de la « révélation » par la presse de diverses opérations de « créativité comptable », dont certaines étaient connues depuis longtemps :

- en 2001, une opération de « swap de devises », réalisée avec l'assistance de la banque Goldman Sachs, aurait selon la presse permis de diminuer comptablement d'un milliard d'euros le montant de la dette publique, le taux de change retenu, artificiel, permettant à Goldman Sachs de prêter de
l'argent à la Grèce sans que cela n'apparaisse dans les statistiques 31 ( * ) . Ce point est actuellement investigué par Eurostat 32 ( * ) ;

- un recours fréquent à la titrisation, c'est-à-dire à la cession de créances à une entité déconsolidée qui émet des titres en contrepartie.

4. Une falsification délibérée des statistiques

Tout le monde reconnaît que les statistiques grecques ont été délibérément falsifiées.

Tel est tout d'abord le cas de la Commission. Le 10 novembre 2009, le Conseil ECOFIN a invité la Commission européenne à élaborer un rapport sur « les problèmes qui se posent à nouveau dans les statistiques budgétaires grecques ». Dans ce rapport 33 ( * ) , remis le 8 janvier 2010, la Commission européenne souligne notamment qu'en 2004 et en 2009, « des révisions substantielles ont eu lieu à la suite d'élections politiques », et utilise le terme d'« ingérence » 34 ( * ) . La récente proposition de règlement 35 ( * ) relative à la qualité des données transmises par les Etats membres dans le cadre de la procédure de déficit excessif (devenue le règlement (UE) n° 679/2010 du Conseil du 26 juillet 2010) suggère quant à elle, dans ses considérants, que c'est « délibérément » que des données erronées ont été notifiées à la Commission 36 ( * ) . De même, bien qu'il refuse d'employer le verbe « tricher », Gallo Gueye, lors de son audition par la commission des finances, souligne le « manque d'indépendance » des comptables et « l'absence de documentation sur certains chiffres » 37 ( * ) .

Auditionnés par la commission des finances, Paul Champsaur et Jean-Philippe Cotis ont été très clairs à ce sujet. Ainsi, Paul Champsaur a déclaré que « la statistique grecque obéissait aux ordres du Trésor ». De même, selon Jean-Philippe Cotis, « la statistique était inféodée au Trésor, presque « organiquement », et cette consanguinité a posé problème. (...) Les statisticiens grecs étaient dans une situation qui ne correspondait pas à la norme de déontologie. Le Trésor était beaucoup trop consanguin vis-à-vis de la statistique ».

La crise grecque traduit donc bien plus qu'un simple problème de statistiques publiques. Elle résulte d'un dysfonctionnement global des institutions publiques grecques. Le Parlement, en particulier, n'a pas joué son rôle de garant de la transparence de la comptabilité publique, ainsi que cela a été souligné par Paul Champsaur.

5. Le fond du problème : l'impossibilité dans laquelle se trouvait alors Eurostat de contrôler la comptabilité publique

Au-delà des problèmes grecs, la crise a mis en évidence une grave lacune du contrôle d'Eurostat : celui-ci n'avait pas alors le pouvoir de contrôler la comptabilité publique, c'est-à-dire les données utilisées pour élaborer les comptes nationaux.

Ce point a été souligné par Gallo Gueye lors de son audition par la commission des finances.

L'impossibilité d'Eurostat, jusqu'à récemment, de contrôler la comptabilité publique

« M. Gallo GUEYE, chef de l'unité C1 à la direction des comptes nationaux et européens d'Eurostat. - (...) Si au cours de ces missions de dialogue ou d'échanges avec les Etats membres, nous identifions des zones de risque ou des domaines qui font difficulté, nous menons alors ce que nous appelons des « visites méthodologiques ». Je précise que ces visites sont strictement confinées au domaine statistique. Cela veut dire que nous regardons les données transmises par les Etats membres à Eurostat mais que nous ne regardons pas les documents de comptabilité publique qui, évidemment, supportent la confection des données de comptabilité nationale.

« M. Jean ARTHUIS, président de la commission des Finances. - Ce que vous venez de nous dire est important : vous n'avez accès qu'aux données statistiques, la comptabilité nationale. - avec toutes les approximations que cela suppose. - et vous n'avez pas accès aux comptes publics proprement dits ?

« M. Gallo GUEYE, chef de l'unité C1 à la direction des comptes nationaux et européens d'Eurostat. - Il y a trois niveaux. Le niveau de la comptabilité nationale : ce sont les chiffres de la dette et du déficit public s'agissant de la procédure de déficit excessif (PDE) et ces données sont basées sur les données de comptabilité publique. Nous regardons donc le passage des données de comptabilité publique vers les données de comptabilité nationale, mais nous n'avons pas le pouvoir de vérifier les données de comptabilité publique qui se situent en amont. (...)

« M. Jean ARTHUIS, président de la commission des Finances. - Jusqu'à maintenant, avec le principe de la subsidiarité, chaque pays certifie, la main sur le coeur, la sincérité de ses comptes ?

« M. Gallo GUEYE, chef de l'unité C1 à la direction des comptes nationaux et européens d'Eurostat . - Tout à fait. »

Source : audition de Gallo Gueye par la commission des finances, 31 mars 2010

6. Les conséquences de ces incertitudes sur le financement de la dette publique des Etats membres

Les doutes sur la fiabilité des statistiques de finances publiques grecques semblent avoir eu des conséquences sur le financement de la dette publique grecque.

Ainsi, selon une étude de Natixis 38 ( * ) , le niveau élevé des credit default swaps (CDS) de la Grèce correspondrait surtout à « une prime d'incertitude sur les fondamentaux économiques du pays, (...) compréhensible après la forte révision des statistiques officielles ».

Une aggravation de la crise de la dette grecque pourrait en outre exercer un effet de contagion vis-à-vis d'autres Etats membres.

On ne peut exclure a priori que les incertitudes sur la situation réelle des finances publiques d'autres Etats membres de la zone euro se traduisent par un renchérissement de leur dette.


* 24 Règlement relatif aux statistiques européennes et abrogeant le règlement (CE, Euratom) n° 1101/2008 relatif à la transmission à l'Office statistique des Communautés européennes d'informations statistiques couvertes par le secret, le règlement (CE) n° 322/97 du Conseil relatif à la statistique communautaire et la décision 89/382/CEE, Euratom du Conseil instituant un comité du programme statistique des Communautés européennes.

* 25 Le règlement (CE, Euratom) n°1101/2008, le règlement (CE) n°322/97 et la décision 89/382/CEE, Euratom.

* 26 Selon la Commission européenne, « le point crucial (...) est que les travaux d'Eurostat se bornent aux questions statistiques, le cadre institutionnel ne relevant pas de son champ d'action : " Les visites méthodologiques ne devraient pas aller au-delà du domaine purement statistique " et les interlocuteurs d'Eurostat devraient être " les services responsables de la notification dans le contexte de la procédure concernant les déficits excessifs ", ce qui fournit aux États membres des arguments possibles pour restreindre l'accès aux informations » (« Rapport sur les statistiques du déficit et de la dette publics de la Grèce », COM(2010) 1 final, 8 janvier 2010).

* 27 Ainsi, Paul Champsaur a déclaré, lors de son audition par la commission des finances : « J'ai quitté l'Insee en 2002 et je ne vous surprendrai pas en vous disant que je n'avais pas de très bonnes relations avec mon collègue grec. Je ne savais pas très bien ce qui se passait et je n'avais pas de très bonnes relations avec lui, alors que je n'avais aucune difficulté pour avoir des conversations assez directes avec des collègues d'autres pays. (...) Tout le monde le savait, mais Eurostat n'avait pas les moyens à l'époque. (...) On n'était pas consulté, à l'époque, et on n'avait pas les moyens. L'ambiance n'était pas bonne et satisfaisante. Il y avait des bruits, vaguement, mais je n'arrivais pas à avoir un contact clair avec mon homologue grec. On était sur des planètes différentes, et j'étais donc absolument incapable de substantifier quoi que ce soit. »

* 28 Dans un communiqué du 22 avril 2010, Eurostat indique qu'il « exprime une réserve sur la qualité des données déclarées par la Grèce, en raison des incertitudes sur l'excédent des caisses de sécurité sociale pour 2009, sur le classement de certains organismes publics et sur l'enregistrement des swaps hors taux de marché. Après l'achèvement de l'enquête qu'Eurostat a entreprise sur ces questions en collaboration avec les autorités statistiques grecques, cela pourrait conduire à une révision pour l'année 2009 de l'ordre de 0,3 à 0,5 point de PIB pour le déficit et de 5 à 7 points de PIB pour la dette ».

* 29 Un avis sur le programme de stabilité de la Grèce pour 2010-2013, une recommandation au titre de l'article 126, paragraphe 9, du traité, sur la correction du déficit excessif, une recommandation au titre de l'article 121, paragraphe 4, du traité, sur les réformes structurelles.

* 30 « Considérant que la Grèce a manqué à son devoir de communiquer des statistiques budgétaires fiables, comme on a encore pu le constater en octobre avec une révision significative des données pour 2008, la Commission engage également une procédure d'infraction, invitant le gouvernement à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte de corriger toutes les lacunes et toutes les faiblesses systémiques identifiées dans le rapport récent de la Commission. La Grèce est invitée à coopérer avec la Commission afin de convenir rapidement d'un plan d'action visant à corriger les faiblesses en matière de statistiques, d'institutions et de gouvernance, notamment par l'adoption, pour le 15 mai au plus tard, d'une législation imposant de publier des rapports mensuels sur l'exécution budgétaire, imposant aux fonds de la sécurité sociale et aux hôpitaux de publier des comptes et renforçant les mécanismes de contrôle et la responsabilité des personnes dans les services responsables des statistiques et de la comptabilité, et afin de recevoir une assistance technique pour l'élaboration de statistiques fiables » (IP/10/116).

* 31 Benoît Coeuré a décrit le mécanisme de la manière suivante : « l'un des éléments très problématiques en Grèce est qu'elle a réalisé des contrats d'échange sur les taux de change, des « swaps » de devises, qui lui ont permis d'engranger une recette de trésorerie immédiate. La Grèce procédait à la couverture de change de ses contrats militaires : c'est la fameuse opération avec Goldman Sachs. (...) La Grèce a couvert en change des contrats militaires achetés en dollars dont elle voulait ramener la charge en euros. En soi, ce n'est pas litigieux et il est même plutôt sain pour un Etat de vouloir neutraliser son exposition aux risques de change, mais la Grèce l'a fait d'une manière assez originale puisque le taux de change auquel l'échange était réalisé n'était pas celui du marché. En échangeant les devises à un taux hors marché, elle a pu engranger une soulte. Mais, c'était économiquement une dette. »

* 32 Gallo Geye a ainsi déclaré, lors de son audition par la commission des finances : « Il y a un certain nombre de sujets comme, par exemple, la question des swaps. Une équipe est actuellement en Grèce pour obtenir les contrats de swap et pouvoir regarder ce qui s'est passé exactement. Nous avons une forme de description de ces opérations mais ce n'est pas clair, pour l'instant. On ne sait pas très précisément ce qui s'est passé et cela fait donc partie d'un contrôle qui a lieu sur place en ce moment ».

* 33 Commission européenne, « Rapport sur les statistiques du déficit et de la dette publics de la Grèce », COM(2010) 1 final, 8 janvier 2010.

* 34 L'important « déploiement d'activité » de la Commission européenne « n'a pas permis de déceler pleinement le degré d'ingérence dans les données PDE grecques ».

* 35 Proposition de règlement (UE) du Conseil portant modification du règlement (CE) n° 479/2009 en ce qui concerne la qualité des données statistiques dans le contexte de la procédure concernant les déficits excessifs, 15 février 2010 (COM(2010)53 final).

* 36 « Des évolutions récentes ont néanmoins clairement fait apparaître que le cadre de gouvernance actuel pour les statistiques budgétaires n'était pas encore parvenu à réduire, dans la mesure nécessaire, le risque que des données incorrectes ou inexactes soient délibérément notifiées à la Commission ».

* 37 « M. Jean ARTHUIS, président de la commission des Finances. - Tout le monde savait que les Grecs trichaient.

M. Gallo GUEYE, chef de l'unité C1 à la direction des comptes nationaux et européens d'Eurostat. - Je n'utilise pas vraiment cette terminologie. Ce que je dis simplement est que nous avons décrit dans le rapport de la Commission un certain nombre d'éléments factuels qui, pour nous, marquent un manque d'indépendance et l'absence de documentation sur certains chiffres. »

* 38 Sylvain Broyer, Islam Mahamoud, Juan Carlos Rodado, « Quelle rationalité macroéconomique aux CDS souverains ? », « Flash économie » n° 80, 23 février 2010.

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