UNE RÉALITÉ MÉDICALE

Dr Emmanuelle Piet, médecin, présidente du « Collectif féministe contre le viol »

Cela fait maintenant trente-cinq ans que je suis en Seine-Saint-Denis, où je m'occupe de planification familiale. Quand on a commencé, les dames nous disaient : « Chez nous, on ne choisit pas. » , et nous disions de notre côté : « Eh bien ! Oui, chez elles, elles ne choisissent pas ». Et puis, c'était tout. C'est pour faire écho à ce qu'a dit Christelle, c'est exactement cela.

Cela n'a commencé à poser problème que quand le cas d'Ersen Sanis s'est manifesté. On s'est alerté très tôt. J'étais responsable du Comité départemental de prévention des agressions sexuelles et de la maltraitance à l'encontre des enfants. En 1996, les assistantes sociales scolaires se sont, les premières, alertées en Seine-Saint-Denis. Un jour, l'une d'entre elles a téléphoné en disant qu'une petite de quinze ans et demi qui jusque là allait très bien, n'allait plus bien du tout. Elle venait de raconter qu'elle avait été mariée de force, que tous les week-ends le mari rentrait, qu'on avait libéré la chambre des garçons, qu'elle y subissait des rapports sexuels forcés pendant tout le week-end, qu'elle hurlait pour appeler au secours et que personne ne venait. Elle a dit que chez elle c'était comme cela et demandait si chez nous, cela se passait également ainsi.

Il y a eu quatre ou cinq cas de ce genre, et nous avons été absolument étonnés. Pour nous, il s'agissait de viols ; pour nous, c'était interdit. On s'est dit qu'il allait falloir faire d'importantes actions de formation pour que les choses changent et que les professionnels aient des réponses logiques à ces questions. Une petite fille qui est violée à la maison, c'est interdit, même si c'est sous le couvert de mariage forcé.

On a mis en place une importante action de formation et de sensibilisation et, très rapidement, la plupart des professionnels de Seine-Saint-Denis ont été formés sur ces questions, au point que l'Observatoire départemental des violences faites aux femmes a fait une enquête pour voir ce qu'étaient ces violences faites aux jeunes filles en général. Nous en avons tiré une étude spécifique faite en collaboration avec l'INED sur les mariages forcés.

L'enquête sur les comportements sexistes interrogeait 1 600 enquêtées dont 1 566 réponses valables de 18 à 21 ans, représentatives de la population de Seine-Saint-Denis. Les deux tiers de ces jeunes filles en Seine-Saint-Denis habitaient chez leurs deux parents, c'est quelque chose qu'il faut savoir, et elles étaient pour les 2/3, de niveau Bac à Bac + 4, preuve que nos jeunes filles ne vont pas si mal que cela. La durée moyenne des entretiens était d'une demi-heure, soit un total de 800 heures de dialogue.

Comment avons-nous repéré les mariages forcés ? C'est ce que Christelle disait.

(Diapositives « Comment l'enquête repère les mariages forcés ? »)

• À la question « Pouvez-vous sortir quand vous voulez ? Oui/non » . Vous voyez qu'il y en a 11,5 % qui disent non.

• À la question « Quels sont les critères de choix du partenaire ? » elles ont répondu :

-  « avoir un emploi ou faire des études : 11 % ;

- « ne pas être violent » : 12 % ;

- « avoir la même religion que vous » : 36 % ;

- « appartenir à votre communauté » : 12 %.

Ou encore - appréciez ces critères - : « être sérieux, ne pas boire, ne pas fumer » : 28,5 %

• À la question « Votre famille vous a-t-elle proposé un fiancé ? » : 42 jeunes filles ont répondu oui. C'est beaucoup, quand on sait que 3 l'ont accepté, et 4 se le sont vu imposer.

• La question « Comment votre famille a-t-elle imposé ce fiancé ? » a été posée aux 4 jeunes filles qui se sont vu imposer un mariage forcé. Aucune ne l'a été par la persuasion, 2 l'ont été à la suite de chantage affectif, 1 par la menace et 1 par la force.

(Diapositive « Situation matrimoniale des personnes enquêtées »)

• Dans l'échantillon 1,7 % des enquêtées sont mariées au moment de l'enquête. Parmi 42 jeunes filles identifiées comme exposées au risque, on sait que 3 sont mariées, les autres ne le sont pas.

• Plus l'âge des enquêtées est élevé, plus la probabilité d'être confrontées au mariage forcé augmente.

(Diapositive « Mariages forcés et origines géographiques »)

• Sur ces 42 jeunes filles, 12 sont nées à l'étranger, 30 sont nées en France de parents nés à l'étranger.

• Sur la base de ces 1 566 jeunes filles, 750 viennent de pays où on risque d'être marié de force. On voit que la migration diminue de façon très importante ce risque : 41 sur 750, vous voyez que c'est assez peu.

• Parmi les jeunes filles originaires d'un pays à risque, 41, soit 5,3 %, y ont été exposées. C'est quand même beaucoup à l'échelle d'une population. En Seine-Saint-Denis, beaucoup de jeunes filles courent ce risque.

(Diapositive « Situation d'activité »)

• Les enquêtes montrent que lorsqu'elles sont sorties du système scolaire, elles sont davantage confrontées à un mariage forcé. Donc moins elles font d'études, plus il est facile de leur imposer un mariage forcé.

(Diapositive « Un contrôle parental strict »)

• En les questionnant sur le contrôle qu'exercent leurs parents sur leur apparence physique, leur sortie nuit et jour, et la possibilité de voir ceux qu'elles veulent, on voulait vous montrer que ces contrôles sont beaucoup plus importants pour les jeunes filles vraiment exposées au risque de mariage forcé. Les « traditionnelles » se rapprochent plus du reste de la population enquêtée ( la diapositive montre que les jeunes filles exposées au risque de mariage forcé subissent un contrôle parental strict dans 56 à 60 % des cas, contre 23 à 33 % pour les jeunes filles issues de pays « à tradition de mariage forcé » et 9 à 21 % pour les autres enquêtées ).

(Diapositive « Vie sentimentale et sexuelle »)

• Concernant les relations sexuelles avant le mariage, on voit que dans les « traditionnelles » et les « exposées », il y a très peu de rapports sexuels hors mariage. 73 % des « exposées » souhaitent rester vierges jusqu'au mariage. Je voudrais faire une remarque sur la virginité. Moi qui fais des certificats de virginité depuis trente-cinq ans, j'ai commencé à les faire aux Italiennes puis cela a pris fin, puis aux Portugaises, puis cela a également pris fin, puis aux Espagnoles - Je crois que pour les Espagnoles, c'était avant les Portugaises - Je les ai ensuite délivrés aux Tunisiennes et aux Marocaines, mais je n'en vois pratiquement plus. En ce moment, j'en délivre aux Gitanes et aux Pakistanaises. Les choses évoluent dans le temps, au fur et à mesure que la migration évolue. Ceci me semble extrêmement important.

(Diapositive « Violences psychologiques dans le cadre familial au cours des 12 derniers mois »)

• Concernant les violences psychologiques dans le cadre de la famille, vous voyez qu'elles constituent un paramètre important. Les jeunes filles exposées au mariage forcé sont, bien plus que les autres, victimes de violences psychologiques en général ( 27 % au lieu de 14 % pour les « non exposées »), et au harcèlement psychologique en particulier ( 30 % contre 5 % pour les « traditionnelles » et 2 % pour les autres jeunes filles ).

(Diapositive « Violences physiques dans le cadre familial au cours des 12 derniers mois »)

• Il en est de même pour les violences physiques. Vous voyez qu'elles sont plus giflées (la diapositive présente les chiffres suivant : 38 % pour les « exposées », contre 18 % pour les « traditionnelles » et 12 % pour les autres ), plus frappées et plus tabassées ( selon la diapositive, les pourcentages respectifs sont de 20 %, 8 % et 5 %), plus enfermées ( 14 % pour les « exposées, 3 % pour les « traditionnelles » et 1 % pour les autres ), plus mises à la porte ( 16 % pour les « exposées, 5 % pour les « traditionnelles » et pour les autres ), plus menacées de tentatives de meurtre ( 11 % pour les « exposées, 3 % pour les « traditionnelles » et 2 % pour les autres ). C'est une vraie réalité, et il faut pouvoir en tenir compte.

(Diapositive « Violences physiques au cours de la vie »)

• Il en est de même pour les violences physiques graves au cours de la vie :

- Tabassées, frappées : 48 % ;

- Menacées avec une arme : 18 %.

Après cela, on peut toujours raconter qu'elles étaient consentantes !

(Diapositive « Violences sexuelles au cours de la vie »)

• Concernant les violences sexuelles, vous voyez que le taux est beaucoup plus important chez les jeunes filles exposées au mariage forcé :

- 27 % victimes de tentatives de viols ( contre 11 % pour les pays de « tradition de mariage forcé » et 7% pour les autres jeunes filles enquêtées ) ;

- 10 % des jeunes filles exposées au mariage forcé sont victimes de viols (4 % pour les autres).

(Diapositive « État de santé »)

• Ceci n'aide pas à avoir un bon état de santé :

- 16 % considèrent leur état de santé médiocre ou franchement mauvais ;

- 24 % ont des problèmes de santé chroniques ;

- 40 % se sentent mal dans leur peau ;

- 54 % répondent être inquiètes ou nerveuses ;

- 34 % sont désespérées face à l'avenir ;

- 10 % disent avoir des pensées suicidaires.

On peut dire que le mariage forcé abîme, et il abîme de façon durable. Quand on a été mariée de force, on va subir des viols par la suite, évidemment. Je me souviens d'une jeune fille qui était venue me voir. Elle préparait un BTS et était bien dans sa peau. Elle parlait trois langues et était vraiment brillante. Elle devait être mariée de force. Elle avait dix-neuf ans et demi. Elle disait qu'elle allait se marier car elle ne voulait pas faire de peine à ses parents, qu'elle allait prendre la pilule pour finir ses études ; et qu'elle partirait lorsqu'elle serait diplômée et aurait un métier. Je lui ai dit qu'on allait lui donner la pilule, mais je lui ai demandé si elle avait pensé qu'elle allait avoir des relations sexuelles avec ce garçon qu'elle ne connaissait pas. Elle m'a répondu qu'elle supporterait. Elle est revenue trois semaines après, assez défaite, pour chercher la pilule ou autre chose. Nous avons discuté un peu ensemble, et elle m'a dit que ce n'était pas ce qu'elle pensait, que c'était plus dur, mais qu'elle tiendrait et qu'elle finirait ses études.

Huit jours après elle m'a appelée, en disant qu'elle voulait s'en aller. Nous l'avons reçue tout de suite. J'ai essayé de comprendre. Il l'avait frappée. Il l'avait violée, mais ce n'était pas le plus grave. Ce qu'elle ne supportait plus, c'est qu'il l'ait forcée et frappée. Nous l'avons aidée à s'en aller. Elle avait dix-neuf ans et demi.

La prise en charge des jeunes majeures dans ce pays est discrétionnaire. C'est si on veut, si « Machin » etc. Ce n'est pas de droit quand elles s'en vont, et il faut que cela change vraiment. En Seine-Saint-Denis, dans notre protocole, on a décidé que les jeunes majeures devaient être de droit protégeables, mais cela devrait vraiment être inscrit dans la loi. Ce n'est pas possible. Un conseil général ne peut pas décider qu'il aide celle-ci et pas celle-là. La plupart disent que s'ils l'ont aidée avant, ils peuvent continuer un peu, mais encore faut-il que le contrat social soit respecté. On n'a aucun moyen d'aider les jeunes majeures, et cela est dramatique.

Nous avons pu aider celle-ci. On l'a mise dans un foyer de jeunes travailleurs. Elle a pu continuer ses études. Je dis cela, mais il ne faut pas croire que c'est facile pour une jeune fille de quitter sa famille, de ne pas respecter les consignes. Elle disait qu'elle ne pouvait pas travailler, car il n'y avait pas de bruit dans la chambre. C'est vrai, elle était habituée à travailler dans la cuisine avec quinze gamins et là, elle n'entendait plus rien, et ses petits frères et soeurs lui manquaient. Elle a redoublé. Elle a eu un moment où elle a « disjoncté » complètement. Elle est partie en Angleterre, elle s'est droguée. C'est seulement quatre ans après qu'elle a pu récupérer et s'en sortir. Ce qui lui a permis de s'en sortir, c'est que ses parents ont bien voulu la revoir, malgré son refus d'être mariée de force.

C'est quelquefois très compliqué pour ces jeunes filles de trouver une issue. Il ne suffit pas de leur dire : « Viens, on va te protéger » . Cette jeune fille a subi un vrai traumatisme. Il va falloir prendre en charge ce traumatisme, l'emmener dans un institut d'aide aux victimes, l'aider à comprendre et la protéger vraiment, car si elle n'est pas réellement protégée, on ne peut pas l'aider. Cela demande que les mesures concernant les majeures soient autres que discrétionnaires. ( Applaudissements )

Mme Michèle André, présidente de la délégation

Merci pour votre façon de présenter cette question et de cet appel aux parlementaires à prendre en compte cette dimension de la protection. C'est en effet l'endroit. Je vais, après vous avoir remerciées l'une et l'autre pour votre respect du temps de parole, donner la parole à Fatou Diouf qui est auteure du livre Le scandale des mariages forcés , puis à sa voisine Karima, auteure d'Insoumise et dévoilée .

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