I. LES MARIAGES FORCÉS

PREMIÈRE TABLE RONDE - « MARIAGES FORCÉS : QUELLE RÉALITÉ EN F RANCE ? »

UNE RÉALITÉ SOCIALE

Mme Christelle Hamel, sociologue à l'Institut national d'études démographiques (INED)

Quelle est l'ampleur du phénomène des mariages forcés ? Cette question a suscité beaucoup de débats ces derniers temps et beaucoup de difficultés pour y répondre. Combien y a-t-il de victimes en France de mariages forcés et qui sont ces personnes ? Quelles sont leurs caractéristiques sociologiques ?

Répondre à ces questions est important pour la mise en oeuvre d'une politique publique d'aide aux victimes et de prévention de ces mariages forcés qui soit adaptée d'une part, et efficace d'autre part, en termes de moyens humains et financiers qu'il faut utiliser pour répondre aux demandes des personnes victimes.

Répondre à cette question de la mesure du phénomène du mariage forcé fait partie du travail des chercheurs, des statisticiens, des démographes, des sociologues qui, pour cela, doivent utiliser des méthodes spécifiques. Pour appréhender des questions comme celle du mariage forcé, il faut donc mettre en oeuvre des enquêtes qui doivent répondre à certaines caractéristiques pour pouvoir efficacement enregistrer un phénomène comme le mariage forcé.

Fort heureusement, le mariage forcé n'est pas une réalité qui concerne la majorité de la population qui réside sur le territoire français. En conséquence, pour l'enregistrer dans une enquête quantitative, il faut interroger un nombre très important de personnes pour pouvoir identifier les individus qui sont confrontés à ce type de situation.

Cela nécessite de mettre en place des enquêtes dont l'échantillon sera forcément supérieur à 10 000 personnes interrogées, sans quoi on est à peu près sûr de ne pas pouvoir enregistrer le phénomène. Cela veut dire des enquêtes très coûteuses en termes humains et financiers.

Pour pouvoir enregistrer ce phénomène de mariage forcé, il faut que le questionnaire de ces enquêtes s'intéresse au phénomène lui-même et dispose de questions adressées aux enquêtés qui permettent de cerner ces situations, ce qui, en soi, n'est pas quelque chose d'évident. Il ne s'agit pas simplement de demander aux personnes « Avez-vous été mariée sans votre consentement ? » , réponse « oui, non » , pour pouvoir enregistrer une situation comme le mariage forcé. Si l'on pose ce genre de question, on est à peu près sûr que les gens ne répondent pas, car c'est une question trop directe, trop brutale.

Il faut procéder autrement dans le cadre d'un entretien rapide d'une heure, dans lequel on pose quasiment 200 à 300 questions aux individus sur toute leur histoire. On sait bien que, lorsqu'il s'agit de révéler des situations de violence, il faut réussir à entrer en confiance avec les personnes. Autrement dit, il va falloir mettre en place un dispositif de questionnements un peu particulier pour réussir à saisir le phénomène, et ne pas le sous-estimer.

En France, une seule enquête répond à ces deux critères (tenter de cerner cette réalité sociale et être réalisée auprès d'un échantillon de personnes très important) qui permettent d'avoir une mesure du phénomène au niveau national. Cette enquête s'appelle Trajectoires et Origines, Enquête sur la diversité des populations en France . C'est une enquête qui a été réalisée par l'INED et l'INSEE, qui en sont les coproducteurs et les maîtres d'ouvrage. Elle est réalisée sur les immigrés et leurs enfants et cible en particulier la population migrante et les différents courants migratoires présents sur le territoire français. Elle vise à explorer les conditions de vie et l'expérience des discriminations raciales dans l'ensemble des sphères sociales de la vie quotidienne.

L'enquête examine les trajectoires scolaires et professionnelles des individus et elle enregistre aussi les trajectoires matrimoniales des personnes. Il s'agit, autrement dit, d'une enquête plus centrée sur les questions d'intégration et de discrimination que sur les violences. Autant dire que la question des violences est complètement absente de la thématique des enquêtes. C'est uniquement parce qu'il y avait un contexte politique où il y avait une demande sociale et politique d'information sur le sujet, que j'ai pu imposer les questions sur le mariage non consenti. L'enquête elle-même est assez insatisfaisante de ce point de vue parce qu'elle ne permet pas d'enregistrer les autres formes de violence qui pourraient être associées à celles du mariage forcé. On n'a donc rien sur les violences sexuelles, sur les violences conjugales d'une manière plus générale, etc.

Autrement dit, on est là sur une enquête qui, d'un côté est intéressante parce qu'elle donne des éléments au niveau national, mais qui est insatisfaisante, car on ne peut pas vraiment comprendre les circonstances et le contexte dans lequel ces mariages forcés se produisent. Cette enquête a nécessité quatre années de préparation, la mobilisation du réseau d'enquêteurs de l'INSEE, soit plus de 300 personnes. Elle a eu un coût important, comme je le disais tout à l'heure : 2,4 millions d'euros. La collecte a été achevée en 2008. Nous sommes présentement dans une phase d'analyse et d'exploration des premiers résultats de l'enquête.

Je ne peux malheureusement pas vous présenter aujourd'hui le nombre de mariages forcés pour la simple raison, qu'en période électorale, l'INSEE est soumis à un devoir de réserve sur les sujets sensibles. En conséquence, je ne suis pas autorisée à vous donner de chiffres. En revanche, je peux vous donner des éléments d'information sur les victimes qui sont enregistrées dans l'enquête. Pour les chiffres, ce sera dans quelques mois, et après la campagne électorale de toute façon.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, l'enquête est représentative de la population migrante et issue de l'immigration en France : 10 000 immigrés, 10 000 descendants d'immigrés, des personnes nées en France, dont l'un ou les deux parents sont immigrés ont été interrogés, ainsi que 3 000 personnes nées en France, sans ascendance migratoire, donc nées en France de deux parents nés en France. Les questions sur le non-consentement ont été posées à l'ensemble des personnes.

Comment le mariage forcé est-il appréhendé dans l'enquête ? Quelle définition a été retenue ? Pour toutes les unions des personnes interrogées, donc pour tous les mariages, il a été posé aux individus deux questions successives permettant d'enregistrer le mariage forcé.

La première était : « Qui a pris l'initiative de votre mariage ? » L'enquêté devait répondre : « Vous-même, votre conjoint, vous et votre conjoint ensemble, vos parents, vos beaux-parents, une autre personne de la famille ou de la belle-famille » . Cette première question permettait d'identifier dans quelle mesure les individus étaient acteurs de leur vie matrimoniale, de leur vie affective, ou dans quelle mesure ils étaient, au contraire, soumis aux pressions familiales dans la réalisation de leur mariage.

Venait ensuite une deuxième question, uniquement pour les personnes qui déclaraient que c'était leur conjoint, leurs parents ou leurs beaux-parents qui étaient les initiateurs de leur mariage. Cette deuxième question était : « Au moment de votre mariage, vous diriez que : vous vouliez vraiment vous marier, vous vouliez vous marier, mais vous auriez préféré plus tard, vous ne vouliez pas vous marier et vous y avez été obligée par votre famille » . Donc trois propositions de réponse qui, quand elles sont combinées avec les réponses à la première question, permettent de cerner le degré de consentement des personnes à leur mariage.

Ce sont des questions qui n'enregistrent pas vraiment, en revanche, qui a choisi le conjoint. On ne sait pas si le conjoint a vraiment été choisi par les parents, mais on sait que la décision de se marier a été initiée par les parents. Ce n'est pas tout à fait la même chose que de choisir un conjoint. Par contre, elle enregistre très bien la question du consentement. La dernière proposition « Vous ne vouliez pas vous marier, vous y avez été obligée par votre famille » enregistre bien les situations où les enquêtées identifient par elles-mêmes vraiment qu'elles n'étaient pas consentantes. C'est clair dans la tête des enquêtées.

La deuxième proposition « Vous vouliez vous marier, mais vous auriez préféré plus tard » enregistre des situations qui correspondent un petit peu au halo des situations un peu floues qui entoure les mariages forcés qui sont, eux, plus identifiés ; c'est-à-dire les situations, par exemple, où il y a une grossesse imprévue, et les parents exercent des pressions pour que les enfants régularisent la situation. Ce peut être des situations où les individus ne voulaient pas se marier, auraient préféré peut-être avorter.

Ce sont des situations qui correspondent un petit peu moins à l'imaginaire qu'on peut avoir sur le mariage forcé. Cette deuxième situation correspond à des mariages arrangés, consentis au moment du mariage. Il s'avère que le mari exerce des violences, et les victimes relisent l'histoire de leur mariage en se disant : ce conjoint, l'ai-je vraiment choisi ? Aurais-je pu dire non ? Parce que la relation de couple s'est avérée violente et insatisfaisante, ces personnes relisent le moment même de leur mariage avec un autre regard, et là se distancient par rapport aux valeurs familiales et déclarent que leur mariage n'était pas consenti.

Qu'apprend-on à partir de ces questions ? On apprend que le phénomène ne touche pas les différents courants migratoires de la même façon. Les courants migratoires les plus importants sont le Maghreb, la Turquie, l'Afrique subsaharienne, l'Asie du Sud-Est et le Portugal qui sont les courants dans lesquels ce phénomène est le plus fréquemment déclaré. On enregistre également une diminution du phénomène en fonction des années. On voit que les personnes qui ont été mariées dans les années 1960 ou 1970 sont plus nombreuses à déclarer un mariage non consenti que les personnes qui ont été mariées dans les années 1990.

Enfin, on voit aussi que le phénomène est en diminution, si on regarde la population migrante d'une part, et la population des descendantes d'immigrés d'autre part, c'est-à-dire qu'il touche moins les descendantes d'immigrés que les immigrées elles-mêmes. Pourquoi en parle-t-on plus ? Parce que le profil des victimes est différent, à savoir que les descendantes d'immigrés et les immigrées qui, aujourd'hui, sont confrontées à ces situations, sont des personnes qui ont un profil sociologique différent. Elles sont plus qualifiées, elles connaissent mieux la société française, soit parce qu'elles y ont grandi, soit parce qu'elles sont plus qualifiées également. Leur possibilité de chercher à faire obstacle à ces mariages non consentis, en tout cas de les dénoncer, est plus grande. Dans le même temps, la possibilité d'en parler également est plus grande, c'est-à-dire que la tolérance à l'égard de ces situations est moindre qu'autrefois. C'est la raison pour laquelle on est dans cette situation paradoxale : il y a moins de mariages forcés, mais en revanche les associations sont confrontées à des demandes plus nombreuses. Je vous remercie.

Mme Michèle André, présidente

Nous remercions Christelle Hamel des informations qu'elle a pu nous apporter. Cette période de réserve peut paraître mystérieuse pour certains. Il s'agit de ne pas influencer les élections. Je doute que nous arrivions avec notre colloque à avoir une quelconque influence sur l'issue des élections régionales. Mais comme ce débat sera retransmis sur Public Sénat, nous avions le devoir de procéder ainsi. Je vous reprécise quelques règles du jeu, pour notre bonne compréhension.

Emmanuelle Piet va maintenant nous parler de la réalité médicale qu'elle connaît bien. Elle-même n'a pas de devoir de réserve, elle pourra donc nous indiquer tout ce qui lui est loisible. Les interventions sont à peu près de dix minutes par personne, pour nous laisser à chaque fois un peu de débat avec vous. Nous avons pensé que c'était important.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page