2. Une crise profonde : la chronologie sacrifiée, la recherche scientifique négligée et le foisonnement des lois mémorielles

À l'heure actuelle, la plupart des responsables pédagogiques, et au premier chef les professeurs d'histoire et de géographie de l'enseignement public, s'accordent sur le constat suivant : l'enseignement de l'histoire traverse une crise durable dont les symptômes sont multiples. Parmi ces manifestations d'une crise profonde de l'enseignement de l'histoire, on recense la remise en cause du nombre d'heures d'enseignement de l'histoire, le caractère optionnel de cet enseignement en classe de terminale scientifique, le sacrifice de la chronologie, l'incapacité de nombre d'élèves à appréhender et analyser les documents historiques dans un cadre méthodologique approprié, l'insuffisance des supports pédagogiques, la diminution du nombre d'enseignants et la dégradation de la qualité de leur formation, etc.

Votre rapporteur rappelle que, dans le cadre de la réforme du lycée d'enseignement général et technologique mise en oeuvre depuis 2010, la constitution d'un tronc commun incluant l'enseignement de l'histoire applicable aux classes de seconde et de première de l'ensemble des filières participe d'un renforcement de l'acquisition des fondamentaux de la connaissance en histoire par les lycéens. Le caractère optionnel de l'enseignement de l'histoire en terminale scientifique était censé s'inscrire dans la mise en valeur d'un avantage comparatif des filières littéraire et économique et sociale dans cette discipline par rapport à une filière scientifique dont la vocation généraliste a pendant longtemps porté préjudice à l'attractivité des deux autres filières de l'enseignement général secondaire.

L'enseignement de l'histoire a toujours joué un rôle fondamental dans l'apprentissage par les jeunes élèves de leur citoyenneté, dans leur formation à la compréhension des autres et du monde qui les entoure, dans l'acquisition de la conscience d'expériences et de valeurs partagées et donc, au final, dans la formation du lien social. Nombreux sont les historiens qui estiment que l'importance et la qualité de l'enseignement de l'histoire dans la scolarité des élèves français ont été considérablement négligées au cours de la période récente. La déconstruction de l'enseignement de l'histoire et, en particulier, la connaissance de plus en plus parcellaire, au sein des publics scolaires, des repères chronologiques fondamentaux de notre histoire nationale expliqueraient, en partie, le délitement du lien social.

Dans le cadre de la mondialisation, la société française, à l'image d'autres pays industrialisés (et, pour certains, en phase de désindustrialisation), se trouve indéniablement en proie à des angoisses liées à l'accélération des évolutions socio-économiques qui génèrent de très fortes incertitudes sur l'avenir. Les risques de repli identitaire de certaines catégories de la population, en particulier les plus vulnérables lorsqu'elles sont durablement exposées à la précarité et à l'exclusion, doivent conduire aussi bien les pouvoirs publics que les organisations de la société civile à promouvoir tous les moyens susceptibles de favoriser la compréhension du monde qui nous entoure, l'historique de ses changements, afin de garantir un esprit d'ouverture.

Or, l'analyse des phénomènes historiques, en cela qu'elle permet d'éclairer les enjeux présents, doit constituer un moyen prioritaire permettant d'encourager notre pays à assumer pleinement la diversité de ses héritages, à mieux comprendre le monde extérieur et à s'ouvrir sur celui-ci. Dans un article publié dans la revue Historia en février 2011, M. Éric Roussel, écrivain spécialiste de l'histoire politique, rappelle que, dans des classes où plus de la moitié des élèves sont issus de l'immigration, certains ayant de surcroît des difficultés à maîtriser la langue française, prétendre imposer l'enseignement d'un « roman national » en revenant à des racines historiques purement artificielles déconnectées de la réalité de la société française (telles que la référence caricaturale à « nos ancêtres gaulois ») est un non-sens dangereux.

Dans le cadre d'un appel intitulé « Sauvons l'histoire » traité dans les numéros de décembre 2010 et janvier et février 2011 de la revue Historia , plusieurs historiens sont revenus sur les bouleversements de l'enseignement de l'histoire depuis les années 1970 et sur la crise qui l'affecte à l'heure actuelle. Nombreux sont les historiens qui dénoncent la négation de la chronologie dans les programmes d'histoire.

Ainsi, M. Gonzague Saint Bris estime que « nous vivons désormais dans un temps fracassé qui nous égare à tout instant. Nous nous sentons perdus, même en marchant dans nos empreintes. Tout a commencé quand on a supprimé la chronologie. Nous parlons désormais une langue où il n'y a plus de grammaire » 17 ( * ) . Dans le même esprit, le chroniqueur Frank Ferrand identifie l'origine de la crise de l'enseignement et de la connaissance de l'histoire dans notre société dans « l'abandon délétère de la chronologie, véritable colonne vertébrale des anciens programmes », étant entendu que, selon lui, « la réflexion personnelle d'un adolescent ne peut vraiment s'épanouir [...] que sur un socle ferme de repères - notamment temporels » 18 ( * ) .

La crise de l'enseignement de l'histoire, qui se traduit en particulier par la réduction des heures d'enseignement de l'histoire dans le second cycle de l'enseignement secondaire 19 ( * ) et la dégradation des conditions de formation des enseignants 20 ( * ) , s'inscrit également dans la crise, plus globale, des sciences humaines et sociales . L'historien Jean-Yves Le Naour s'insurge, ainsi, contre le fait qu' « à l'heure où l'on épure le CAPES de lettres classiques pour lui retirer la plupart des épreuves de grec et de latin, où l'on réduit l'Histoire à la portion congrue en classes de terminale scientifique parce que cela n'est visiblement pas nécessaire pour comprendre le monde, où l'on conspue la princesse de Clèves et les filières littéraires dites sans débouchés, les humanités n'ont plus la côte. C'est la revanche de l'ENA sur Normale sup » 21 ( * ) .

Enfin, la multiplication des lois mémorielles et la très forte instabilité des dispositions législatives et réglementaires intervenant dans le domaine de l'enseignement de l'histoire ont constitué des signaux négatifs à l'endroit de la communauté scientifique . Celle-ci s'est légitimement insurgée contre l'immixtion croissante du pouvoir politique dans l'appréciation du passé. L'historien Jean-Paul Cointet souligne, ainsi, qu'« on dira et ne répètera jamais assez que la mémoire n'est pas l'Histoire . Elle en est un élément, une source, elle apporte une contribution essentielle mais elle ne pourrait se substituer à une histoire qui est reconstitution, restitution et élaboration par croisement de sources différentes ». À la suite d'interventions répétées du pouvoir politique dans l'élaboration de vérités historiques, 19 historiens, dont le premier d'entre eux, M. Pierre Nora, ont signé en 2005 un manifeste intitulé « Liberté pour l'histoire », afin de « faire reconnaître la dimension spécifique de la recherche et de l'enseignement historiques, et défendre la liberté d'expression des historiens contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toute nature et de toute origine ».


* 17 Historia , décembre 2010.

* 18 Historia , janvier 2011.

* 19 L'histoire a été convertie en enseignement optionnel pour les classes scientifiques de Terminale.

* 20 L'historienne Annette Wievorka estime que « la réforme des concours de recrutement, CAPES et agrégation (la « mastérisation ») [...] pourrait bien signer la mort de la recherche et l'abaissement du niveau de formation des enseignants du secondaire » (in À quoi sert l'histoire aujourd'hui ? , sous la direction d'Emmanuel Laurentin, Paris, Bayard Éditions, 2010).

* 21 Idem.

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