3. BAGDAD : l'urbanisme en situation de conflit

Au début du XXe siècle, Bagdad n'est qu'une bourgade de 100 000 habitants, capitale de trois provinces de l'empire Ottoman, avec les apparences d'une médina traditionnelle. L'éclatement de l'empire Ottoman (1299-1929) redessine la nouvelle capitale que sera la Bagdad moderne. Divisée par les deux rives de Tigre et Euphrate, la ville de Bagdad a connu depuis ses premières années des catastrophes naturelles et des années de conflits confessionnels et armés qui ont marqué son paysage. Surnommée « la ville menacée », située sur une zone inondable, elle s'est néanmoins considérablement développée depuis plus de 50 ans malgré les défis qu'elle a dû relever pour ce faire.

Bagdad en 1919 composée de plusieurs communautés Source : Caecilia Pieri

Ainsi avec le premier mandat britannique en 1920, la ville de Bagdad sort de ses murs pour répondre aux besoins coloniaux anglais. Néanmoins, l'hostilité de la population irakienne envers le mandat britannique oblige les autorités britanniques à penser à une nouvelle stratégie et à faire de la ville le symbole d'un Irak réunifié, et qui allait en apparence s'orienter vers l'indépendance. C'est suivant cet objectif que les anglais ont choisi un site pour la construction d'une ville ex-nihilo qui allait être la Bagdad moderne. Ainsi la ville et l'architecture deviennent « vecteurs et miroirs du pouvoir, levier de l'économie et instrument de contrôle social voire sociétal » 97 ( * ) .

Dès les premiers mois, l'administration britannique a fait construire une digue qui a ouvert la voie à l'extension de la ville. Un nouveau site est choisi pour la construction d'une « ville nouvelle » et différente de l'ancienne Bagdad dans sa fonction et dans sa morphologie où se concentrent les clubs, les aérodromes, les espaces de socialisation britannique et les ateliers de chemin de fer. La ville ancienne reste intacte mais subit un processus de rationalisation des quartiers notamment par le biais de la création d'adresses individualisées et de la numérotation des maisons.

La découverte du pétrole en 1927 et l'indépendance en 1932 accélèrent le rythme de l'étalement urbain notamment en raison de la conquête de nouveaux sites d'urbanisation et du recul de la menace des inondations, de même que de la forte pression migratoire (exode rural). Ainsi, le centre-ville se paupérise car les anciennes maisons sont peu à peu occupées par les migrants venus de tout le pays. L'image actuelle du centre-ville trouve ses origines dans la transformation des fonctions d'un type de maison traditionnelle, appelé Shanashil, dans lequel les familles étaient situées au premier étage et les commerces au rez-de-chaussée. Suivant le même principe, l'urbanisme sur pilotis de béton importé d'Europe se développe vers la fin des années 1930. Le renouvellement des formes d'habitat par une réinterprétation des formes anciennes et l'importation de modèles occidentaux nouveaux participent à la transformation de la ville ancienne.

De nouvelles percées marquent aussi le paysage urbain et divisent la ville à travers ses différences socio spatiales : au centre, les démunis habitant les maisons anciennes d'un côté et de l'autre les maisons individuelles cossues à proximité desquelles se développe aussi une sorte de bidonville appelée Sarifait, qui entretiennent des relations d'interdépendance du fait du développement d'une population dédiée aux activités de service pour les quartiers aisés. Alors qu'auparavant les quartiers étaient divisés en fonction des appartenances confessionnelles, dorénavant ce sont des facteurs socioéconomiques qui permettent aux familles, souvent aisées, de différentes religions de se rassembler dans un même quartier alors que les pauvres s'entassent dans des quartiers complètement marginalisés par l'urbanisation intensive.

L'extension de Bagdad 1919-1956

Plusieurs plans directeurs ont été mis en place dans les années 1950 mais aucun n'a vraiment abouti en raison de l'instabilité politique et notamment de la révolution de 1958 et la mise en place de la république. Une nouvelle classe d'officiers et de professions libérales se sont logés dans des lotissements. De même, les urbanistes ont créé le quartier de Thawra, plus tard nommé Saddam-city et aujourd'hui rebaptisée en Sadr-city, sur le modèle de quadrillage pour les déshérités. Dès les années 1950, le rythme de l'urbanisation s'est accéléré et la population est passée de 500 000 habitants en 1950 à près de 8 millions aujourd'hui. Le parti Bass (1968-2003) élabore une politique urbaine assez complexe et procède à l'industrialisation de la ville par la création de grands axes, d'un nouveau centre moderne au sud et de cinq municipalités de part et d'autre de Tigre.

Bagdad dans les années 1960, les parties centrales et les banlieues proches Source : Marthelot Pierre, . Bagdad Notes de géographie urbaine In: Annales de Géographie. 1965, t. 74, n°401. pp. 24-37 .

La politique de marginalisation des chiites par Saddam Hussein a consisté à déplacer des communautés entières et à réserver l'acquisition de biens immobiliers aux natifs de Bagdad. La séparation confessionnelle par le biais du zonage a été l'objectif principal de la programmation urbaine de Saddam Hussein et malgré la chute de ce dernier et l'arrivée des américains en 2003 ce caractère n'a cessé de se renforcer. Le Tigre, comme frontière physique, a été instrumentalisé pour marquer davantage la séparation des communautés. Bagdad concentrerait aujourd'hui 17 % de la population irakienne.

Séparation par confession à Bagdad (c)Le Monde 11.04.2007

La caractéristique qui a marqué la ville depuis 2003 est certainement la présence militaire américaine. La limitation de l'accès à certaines zones pour des mesures sécuritaires et la construction de murs entre les quartiers abritant les membres de confessions différentes sont des résultats de la stratégie américaine à Baghdad.

Les murs de Bagdad, autour d'Adhamiya (zone chiite), d'une partie de Mansour (zone sunnite), et de la "Zone verte" américaine. (c)Arte - Le dessous des cartes 8.03.2007

En effet, les conflits entre les communautés ont amené l'armée américaine à construire des murs entre notamment les quartiers chiites et sunnites au nom de la protection des populations. Cela a bien sûr aggravé la séparation entre les habitants de Bagdad. Bien qu'en 2009 le gouvernement et la municipalité aient prévu le démantèlement de tous les murs, en 2010, le premier ministre Nouri al-maliki a néanmoins annoncé la construction d'un mur tout autour de la capitale sous l'autorité du Commandement des Opérations de Bagdad (COB) pour empêcher les terroristes de pénétrer dans la ville et prévenir l'afflux d'armes, d'explosifs et de voitures piégées. Programmé pour 2011, ce mur encerclant la ville aura ainsi huit points de passage équipés de caméras de surveillance et de systèmes de contrôle très sophistiqués. Ce projet est fortement contesté par les minorités sunnites qui y voient le déploiement d'une politique de marginalisation des quartiers sunnites limitrophes de la capitale.

Les quartiers de Bagdad (c)Globalsecurity.org

La présence des milices, des groupes terroristes, de l'armée américaine, des conflits interconfessionnels donne à Bagdad l'aspect d'une ville en guerre.

Les miliciens, les mouvements insurrectionnels et la force militaire en parallèle aux stratégies individuelles et collectives des citadins participent aujourd'hui à la transformation de la ville.

La mise en place de check-points par les miliciens et le contrôle des points d'accès à la ville sont des expressions de l'appropriation d'un quartier ou d'un territoire par ces derniers. Sous prétexte de protection, le territoire milicien devient un territoire militaire en milieu urbain où se regroupent les décideurs et les armements depuis lequel se déploient les actions menées dans l'ensemble de la ville. L'espace est fortement contraint par la présence armée en milieu urbain. Par ailleurs, la ville devient aussi espace de propagande lorsque les quartiers dominés par des miliciens se couvrent d'affiches, d'inscriptions et de graffitis. L'assise territoriale des milices à Bagdad témoigne de l'incapacité des autorités de contrôler l'ensemble de la ville et d'assurer sa sécurité. Les miliciens ont pris le contrôle de quartiers entiers de la ville.

Les mouvements insurrectionnels, sous forme de guérilla urbaine, participent aussi aujourd'hui à la déstabilisation de la ville par le biais des attentats avec l'objectif de renverser le pouvoir en place. Depuis 2003, les attentats se sont multipliés et témoignent de la force de la présence insurrectionnelle en milieu urbain.

La réponse militaire face à l'insécurité entretenue par les groupes mentionnés consiste en une stratégie de sécurisation extrême dont la construction des murs est une expression. La territorialisation des dispositifs de contrôle et de sécurisation, comme les patrouilles militaires ou les fouilles, a marqué fortement les quartiers dont chacun possédant désormais une base militaire.

Des zones « hyper sécurisées » participent à la fragmentation de la ville et mettent en danger sa cohésion socio-spatiale. La « Green Zone » est l'un de ces espaces protégés qui héberge les forces de la coalition, les instances internationales et les ambassades situées dans le centre de Bagdad, où habitent et travaillent les autorités américaines. Ironie de l'histoire, les anciens palais comme le palais présidentiel de Saddam Hussein se trouvent également dans cette partie de la ville. Les principes d'un Gated community s'appliquent à cette zone qui peut être complètement indépendante du reste de la ville et vivre en autarcie (présence d'hôpitaux, par exemple).

Appelée également « The Bubble » (la bulle en française), entrées et sorties se font souvent accompagnées de voitures blindées ou sous escortes armées. La zone est complètement protégée par des barbelés, des points de contrôle armés et des tanks Abraham M1. Cette hyper sécurisation par l'armée américaine a souvent été critiquée par les irakiens et les diplomates des autres pays. Dans le centre ville de Bagdad existe ainsi une cité complètement coupée de la réalité de la vie urbaine du reste de la ville ; ce que des responsables américains de la sécurité appellent dans le jargon « la zone rouge » ! Ce cloisonnement a été critiqué même par les analystes américains qui considèrent que non seulement ces murs participent à la fragmentation de la ville et à la fracture profonde qui existe entre américains et population irakienne, mais en plus ils témoignent de la menace que représentent les attaquants qui cloisonne les américains dans une enclave coupée de la réalité et limite leur contrôle sur la ville 98 ( * ) .

Le dispositif militaire dans la ville de Bagdad en août 2007
(c)Global Security

Dans d'autres quartiers de la ville, la sécurisation est moins forte et se limite à des bases militaires à partir desquelles des patrouilles sont mises en place, en réseau les unes avec les autres. L'ensemble de ce déploiement militaire a peu à peu transformé la ville de Bagdad en une ville militarisée qui a néanmoins ses habitants et ses pratiques quotidiennes. Ces derniers à leur tour se voient obligés d'adapter leur rythme de vie, leurs pratiques spatiales.

Les déplacements et mobilités des habitants pour des fins de survie (rester en vie, manger, approvisionnement quotidien...) s'accentuent souvent dans des situations de conflit. C'est la manière dont ils participent à la recomposition territoriale de la ville. Une « reconstruction » liée à l'instant de vie se développe parallèlement à la destruction entretenue par les forces armées, les mouvements insurrectionnels et les milices. Ces dernières, sous prétexte de protection, sont aussi à l'origine de déplacement de familles. Ainsi, même si le besoin de protection ne légitime pas forcément l'action de ces groupes armés aux yeux de la population civile, les familles sunnites se déplacent dans des quartiers protégés par des milices sunnites et des chiites dans ceux protégés par les milices chiites. La disparition des quartiers mixtes et la fragmentation urbaine physique et sociale résultent de l'ensemble de l'action des acteurs armés et civiles en situation de tension urbaine.

Conclusion

La ville de Bagdad est aujourd'hui sujette à un processus de fragmentation socio-spatiale qui remet en question le cadre urbain traditionnel en tant que base d'une mémoire et d'un projet collectifs. Depuis la chute de la dictature baasiste après l'invasion américaine de l'Irak en 2003, la minorité sunnite a été exclue des principaux leviers du pouvoir à Bagdad. Elle menace de relancer la spirale de la violence, si l'ancien Premier ministre, Iyad Allaoui, arrivé en tête des élections législatives du 7 mars dernier, n'est pas associé au prochain gouvernement, dont la mise en place traîne dangereusement. La « reconstruction » imminente, de l'après-guerre pourrait accentuer la ségrégation actuelle et constitue l'enjeu principal pour Bagdad : certaines familles de Bagdad n'ont pas été touchées par les conflits, d'autres ont bénéficié des mesures de reconstruction. Ainsi, des zones souvent défavorisées et en périphérie de la ville souffrent toujours de l'insécurité urbaine. Il serait difficile d'établir une justice socio-spatiale dans les années à venir entre ces différents quartiers. Ces derniers pourraient aussi devenir des lieux de radicalisation en raison de la frustration quotidienne qu'ils vivent par rapport au reste de la ville. Les déplacés qui pour diverses raisons ne peuvent plus retourner dans leur habitat d'origine constituent aussi un enjeu majeur pour la ville. A l'image des SDF, livrés à eux-mêmes par le pouvoir en place, les déplacés deviennent des acteurs semi-visibles de la ville qui, pour leur survie, pourraient aussi trouver à s'exprimer dans des réseaux de violence urbaine ou même dans des groupes d'opposition armés 99 ( * ) . Un urbanisme unificateur, en opposition à l'urbanisme de distanciation actuelle, semble une donnée fondamentale pour le maintien de la paix dans le Bagdad de demain.

Amin Moghadam

Bibliographie

- MARTHELOT PIERRE. « Bagdad Notes de géographie urbaine ». In: Annales de Géographie. 1965, t. 74, n°401. pp. 24-37.

- CAECILIA PIERI, « Bagdad 1921-1932, entre tutelle colonial et souveraineté nationale », Architecture coloniale et patrimoine, Expériences européennes, INP/somogy, Paris 2005.

- www.globalsecurity.org


* 97 Caecilia Pieri, « Bagdad 1921-1932, entre tutelle colonial et souveraineté nationale », Architecture coloniale et patrimoine, Expériences européennes, INP/somogy, Paris 2005.

* 98 After Najaf: The Emerging Patterns of Combat in the Iraq War"] Anthony H.

* 99 La situation des certains étrangers dans des villes européennes n'est pas très éloignée de la situation décrite pour les déplacés à Baghdad. A cet égard, les Afghans de Paris sont devenus des citadins non-reconnus de la ville qui pourtant ont une grande mobilité urbaine et de fait de la non pris en charge par les autorités françaises se voient obligés de s'impliquer dans des groupes terroriste tel que le groupe d'opposition au régime iranien et de nature terroristes, des Mujahedin de Khalgh.

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