III. DES RELATIONS FRANCO-TURQUES TOUJOURS CHAOTIQUES

Lors de notre mission, nos interlocuteurs à Ankara ont largement souhaité évoquer avec nous les questions d'ordre bilatéral. En dépit des liens anciens et solides qui unissent nos deux pays depuis près de cinq siècles, les relations entre la France et la Turquie ont continué de se dégrader au cours des dernières années, nos interlocuteurs nous confiant leur incompréhension et leur sentiment de vexation face à l'attitude de la France à leur égard, en particulier dans le cadre des négociations d'adhésion à l'Union européenne.

A. LA PERSISTANCE D'UN RESSENTIMENT TURC À L'ÉGARD DE LA FRANCE, EN DÉPIT DES LIENS ENTRE LES DEUX PAYS

1. Des liens anciens qui continuent de se renforcer
a) Des relations économiques et commerciales de plus en plus fortes

Les échanges commerciaux entre la France et la Turquie se sont considérablement accrus au cours des dernières années . Les exportations françaises vers la Turquie ont quasiment été multipliées par trois entre 2001 et 2010, alors que les importations de produits turcs en France ont été multipliées par deux sur la même période. En 2010, les exportations françaises se sont établies à 6,3 milliards d'euros et les importations de produits turcs à 5,4 milliards d'euros, soit un commerce assez équilibré entre les deux pays. Les échanges commerciaux se sont donc élevés à 11,7 milliards d'euros en 2010, soit une augmentation de 17,5 % par rapport à 2009, où les échanges avaient atteint 9,9 milliards de dollars.

Ces chiffres font de la France et de la Turquie des partenaires commerciaux solides. La Turquie constituait en 2010 le onzième débouché commercial français et même le troisième, si l'on excepte les pays de l'Union européenne et la Suisse, juste derrière les États-Unis et la Chine, et à égalité avec la Russie. Les ventes françaises en Turquie dépassent largement celles réalisées en Inde, au Brésil, aux pays du Maghreb ou même au Japon. Par ailleurs, la France est, avec le Royaume-Uni et l'Italie, mais après l'Allemagne, l'un des principaux clients de la Turquie. Elle occupait la quatrième place en 2010.

La crise mondiale a un peu entamé la progression des échanges entre les deux pays, mais le recul observé en 2009, de l'ordre de - 15 % pour les exportations et de - 5 % pour les importations, a été moins important qu'avec d'autres pays. Par ailleurs, la reprise observée en 2010 a été significative, avec une croissance de 26 % des exportations et de 7 % des importations, ce qui a permis à la France de redevenir légèrement excédentaire dans ses échanges avec la Turquie. Pour autant, les parts de marché de la France en Turquie ne cessent de se dégrader, passant de 5,1 % en 2005 à 4,6 % en 2007 puis à 4,3 % en 2010.

La France pourrait sans doute encore développer ses relations commerciales avec la Turquie , de manière à atteindre l'objectif fixé de 15 milliards d'euros d'échanges en 2012. Une telle volonté nécessiterait cependant de développer les relations entre les secteurs privés des deux pays et d'accroître les investissements français en Turquie. Il convient de souligner, à cet égard, que la France s'est positionnée, en 2010, comme le deuxième investisseur étranger en Turquie, derrière l'Allemagne, avec une part de marché proche de 10 %. Près de 400 entreprises françaises sont installées en Turquie et emploient environ 100 000 personnes. Il s'agit d'entreprises oeuvrant dans des domaines aussi divers que le secteur automobile (Renault, Peugeot), l'industrie (Alstom, Schneider, Saint-Gobain, Lafarge), le secteur énergétique (Air Liquide, Areva, EDF, GDF Suez, Total), l'alimentaire et la grande distribution (Carrefour, Danone), l'industrie pharmaceutique (Sanofi-Aventis) ou les services (AXA, BNP, Accor).

Ces entreprises font preuve d'une grande vitalité et assurent une visibilité tangible à l'image commerciale de la France. Renault Oyak, par exemple, est aujourd'hui la première entreprise exportatrice de Turquie, tous secteurs confondus, avec une production de plus de 1 000 000 de véhicules en 2010 et un volume d'exportations supérieur à 3 milliards de dollars. Nous avons d'ailleurs eu l'occasion de constater le dynamisme de cette entreprise en visitant son usine à Bursa lors de notre déplacement. Les équipementiers automobiles français sont, de manière générale, très bien implantés sur le territoire turc, puisqu'on ne compte pas moins d'une trentaine d'entreprises françaises ayant une activité industrielle, commerciale et de service dans ce domaine, en plus des deux grands constructeurs que sont Renault et PSA Peugeot Citroën. Leur installation en Turquie, en particulier dans la région de Marmara, s'est considér ablement accélérée depuis les années 1990.

b) Des liens culturels soutenus

Les relations culturelles entre les deux pays restent fortes et l'intérêt que chacun des peuples porte à la culture de l'autre ne se dément pas, comme en témoignent le récent succès du Printemps français en Turquie en 2006, et surtout celui de la Saison de la Turquie en France , qui s'est déroulée du 1 er juillet 2009 au 30 avril 2010. Il s'agissait de la plus importante manifestation jamais organisée par la Turquie à l'étranger, avec plus de six cent cinquante manifestations organisées dans cent trente villes françaises, dans les domaines culturels, universitaires, économiques et sociaux. Elle visait à dévoiler au public français la culture turque, la vitalité de la Turquie contemporaine et la vigueur des liens entre les deux pays. Cette Saison a remporté un vif succès auprès du public français, ce qui laisse à penser qu'il n'existe pas, contrairement à l'idée qui est parfois avancée, de rejet, par l'un des peuples, de la culture de l'autre. Au contraire, il semblerait même y avoir un intérêt, voire une certaine fascination réciproque. Ce constat n'est d'ailleurs guère étonnant quand on repense à l'attraction qu'exerce la Turquie depuis plusieurs siècles sur les auteurs français, qu'il s'agisse de Lamartine, Gérard de Nerval, Gustave Flaubert, Théophile Gautier ou Pierre Loti, pour n'en citer que quelques-uns.

Côté turc, la culture française présente toujours une grande attractivité . On estime à 200 000 le nombre de francophones ayant reçu une éducation « à la française » ou appris le français. Plusieurs établissements francophones sont en effet implantés en Turquie : neuf lycées bilingues francophones turcs, qu'il s'agisse des fameux « Saints », des deux lycées de la fondation Tevfik Fikret ou du lycée Galatasaray à Istanbul ; deux établissements français, le lycée Charles de Gaulle à Ankara et le lycée Pierre Loti à Istanbul ; ou l'université Galatasaray. De nombreux établissements turcs privés ou publics dispensent également des cours de français et plusieurs universités turques ont des départements francophones de sciences politiques, de relations internationales ou de sciences économiques. L'enseignement du français concernerait 50 000 élèves en Turquie.

La mobilité étudiante est également en pleine croissance. La France est le cinquième pays d'accueil des étudiants turcs à l'étranger. Des masters en double diplôme pour les étudiants français et turcs sont développés, en particulier en coopération avec l'université Galatasaray. 350 étudiants français suivraient, de leur côté, une formation supérieure en Turquie, la majeure partie d'entre eux dans le cadre d'un échange universitaire.

2. Des relations politiques régulièrement tendues

Malgré la vigueur des liens économiques et culturels entre la France et la Turquie, la relation entre les deux pays est régulièrement émaillée d'incidents au niveau politique , qui contribuent à dégrader l'image que chacun a de l'autre.

En avril dernier, certains médias français ont relayé les critiques véhémentes de la France formulées par le Premier ministre turc devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Recep Tayyip Erdoðan avait alors déclaré que la France n'était pas respectueuse des droits de l'Homme, après avoir évoqué la politique à l'égard des Roms. Il avait ajouté qu'elle bafouait la liberté de culte, faisant référence à l'entrée en vigueur de la loi sur l'interdiction du port du voile intégral dans l'espace public. Il avait enfin reproché à notre pays un usage négatif du concept de laïcité. Si ces propos servaient sans doute des objectifs de politique intérieure, en pleine campagne pour les élections législatives de juin, ils n'en ont pas moins eu un impact très négatif sur l'image du Premier ministre turc en France et, par extension, de la Turquie dans son ensemble.

Il en est malheureusement de même côté turc. Nous avions déjà constaté, lors de la mission que la délégation pour l'Union européenne avait effectuée en 2008, que les déclarations faites en France étaient largement relayées par les médias turcs et qu'elles avaient un retentissement considérable. Nous nous étions alors inquiétés de l'escalade verbale à laquelle s'adonnait notre pays, en particulier dans le cadre des négociations d'adhésion et avions constaté qu'elle mettait en danger les liens privilégiés tissés entre les deux pays depuis des siècles. Nous avions donc suggéré une plus grande retenue, estimant que la pression que la France exerçait sur la Turquie poussait peu à peu ce dernier pays à se détourner de ses aspirations européennes.

Malheureusement, trois ans après avoir dressé ce constat, la situation n'a guère évolué . Même si la France s'est gardée, depuis trois ans, de toute nouvelle déclaration fracassante, la population turque conserve globalement le sentiment d'avoir été trahie par la France , qu'elle considérait jusqu'ici comme un allié traditionnel. Nos interlocuteurs nous ont indiqué leur incompréhension face à l'évolution brutale de notre amitié, qu'ils ont jugée entrée dans une « ère de glaciation », alors même que la France a toujours été une source d'inspiration pour la Turquie et que nos deux pays n'ont aucun différend territorial ni aucun intérêt contradictoire. Nos interlocuteurs nous ont fait part de plusieurs évènements qui avaient provoqué, au cours des derniers mois, leur irritation.

Ils ont évoqué, en premier lieu, la déception suscitée par la visite du Président de la République Nicolas Sarkozy en Turquie, le 25 février dernier, pourtant attendue de longue date. Le temps limité que Nicolas Sarkozy avait consacré à cette visite, à peine quelques heures, comme son souhait de se concentrer sur les questions liées au G20 et de ne pas évoquer la candidature de la Turquie à l'Union européenne, auraient profondément blessé les Turcs. Ils ont cité, à titre de comparaison, la visite de deux jours effectuée par la chancelière allemande, Angela Merkel, en mars 2010 ou celle de David Cameron en juillet 2010, à peine plus de deux mois après avoir été nommé Premier ministre au Royaume-Uni.

Souhaitant s'entretenir sur les questions de politique étrangère, et en particulier celle des révolutions dans le monde arabe, nos interlocuteurs nous ont également confié leur ressentiment de ne pas avoir été invités au sommet de Paris, le 19 mars dernier, au cours duquel ont été débattues les suites à donner à la résolution 1973 sur la Libye et pris la décision d'une intervention militaire. Cet incident témoignait, à leurs yeux, du peu de cas que Paris faisait de la Turquie, pourtant membre de l'OTAN. Il lui donnait surtout le sentiment que la France n'avait pas pleinement pris la mesure de la puissance et de l'influence grandissante de la Turquie sur la scène internationale. Nos interlocuteurs refusaient de croire qu'ils n'avaient pas été invités en raison de leur hostilité à une intervention armée, rappelant que l'Allemagne était conviée à ce sommet, alors même qu'elle s'était abstenue lors du vote sur la résolution 1973 au Conseil de sécurité des Nations unies. Ils ont une nouvelle fois mis en avant l'attitude du Royaume-Uni, en soulignant qu'ils avaient été invités à la réunion du groupe de contact à Londres le 29 mars, pour discuter de l'après-Kadhafi.

Ils ont enfin fait part de leurs inquiétudes persistantes quant à la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien, expliquant que son adoption risquait d'avoir des conséquences négatives sur les relations franco-turques et se traduirait par une perte de marché pour les entreprises françaises. Très au fait du débat en France sur les lois mémorielles, ils ont salué les conclusions de la mission d'information de l'Assemblée nationale, présidée par Bernard Accoyer, qui avait travaillé sur cette question en 2008. Tout en reconnaissant que les évènements de 1915 avaient été particulièrement douloureux pour la communauté arménienne, mais refusant la qualification de « génocide », ils ont indiqué qu'il n'appartenait pas aux parlementaires d'écrire l'Histoire. Ils ont rappelé qu'ils étaient favorables à la mise en place d'une commission d'historiens, originaires à la fois d'Arménie et de Turquie, pour examiner les faits. Sur ce sujet, il convient d'observer que le Sénat a finalement examiné, le 4 mai dernier, cette proposition de loi et l'a rejetée à une large majorité, levant, par la même occasion, « l'épée de Damoclès » qui pesait sur l'amitié franco-turque. Ce sujet ne devrait donc plus, à l'avenir, être une source de conflits entre les deux pays.

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