2. L'impossible dépénalisation de l'usage

Aucune argumentation solide ne justifierait une dépénalisation de l'usage des drogues illicites que les obligations internationales contractées par la France interdisent, au demeurant, de prévoir.

a) Le bien-fondé de l'interdit législatif

Dès lors que le législateur entend affirmer l'objectif d'une société sans drogues, il lui appartient d'instituer les interdits correspondants et de prévoir les sanctions nécessaires. Ces deux étapes ne vont pas nécessairement de soi aux yeux de tous ou, tout au moins, ne sont admissibles pour certains que selon des conditions de mise en oeuvre plus ou moins restrictives.

C'est ainsi que le rapport de 1994 sur les toxicomanies (219 ( * )) adopté par le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé affirmait : « Le simple usage d'un produit dangereux ne devrait être réprimé que lorsqu'il est public, ou lorsque la preuve est apportée (en toute régularité de procédure) qu'il a une influence néfaste sur l'entourage, notamment familial. »

Il faut donc affirmer le bien-fondé de l'interdit et de la sanction qui accompagne sa violation.

Qu'en est-il, tout d'abord, du droit du législateur de poser des interdits en cette matière comme en d'autres ? D'un point de vue juridique, la position du Comité consultatif national d'éthique se réfère implicitement à la notion de liberté individuelle, en l'occurrence celle de disposer de son corps, comprise comme permettant à chacun de faire chez soi ce qui ne nuit pas à autrui. Cependant, on a montré ci-dessus les graves nuisances qui résultent pour l'être humain, en tant que personne et en tant que citoyen, ainsi que pour la société dans son ensemble, des toxicomanies. L'article 5 de la Déclaration de 1789 permet à la loi d'interdire les « actions nuisibles à la société » : la consommation de drogues est assurément l'une de ces actions.

C'est pourquoi de nombreux interlocuteurs de la mission d'information ont tenu à évoquer la légitimité et la nécessité de l'interdit. Le docteur Xavier Emmanuelli, Président-fondateur du SAMU social, a justement noté : « Toutes les sociétés ont le droit de fixer des interdits. On se rappelle la prohibition, qui a connu plus ou moins de bonheur. Vous pouvez légaliser le cannabis mais je ne vous souhaite pas de vous trouver sur le chemin de quelqu'un qui conduit à vive allure sous l'emprise de celui-ci ! » (220 ( * )) . Mme Marie-Françoise Camus, présidente de l'association Le Phare-Familles face à la drogue, a lancé de son côté cet appel au législateur : « La famille doit désormais être au coeur du dispositif de prévention. Pour ce faire, il s'agira de réaffirmer l'interdit et de renforcer ainsi les parents dans leur légitimité à l'imposer à leurs enfants » (221 ( * )) . M. Patrick Romestaing, président de la section Santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins, a indiqué à propos des salles d'injection supervisée : « L'ordre croit en la force des interdits [...] , il est contre l'ouverture de tels centres pour que perdure un interdit fort sur ces substances illicites ». Dans une optique différente, tout en estimant que « l'approche politique des usages de drogues ne peut plus être centrée sur la définition d'un acte de délinquance, ce qui est le cas actuellement », M. Alain Morel, directeur général de l'association Oppelia, n'en a pas moins déclaré : « La prévention, en France, a toujours consisté à expliquer les dangers et à fixer des interdits [...] Par exemple, les interdits d'usage envers les mineurs ou sur la voie publique sont évidemment nécessaires mais ne sont utiles que s'ils servent à la fois de protection et de prévention des nuisances, et surtout s'ils créent des opportunités systématiques de rencontres, de consultations, voire de suivis thérapeutiques, à l'image de ce que fait depuis dix ans le Portugal. » (1) De même, à l'occasion d'une évocation critique de la politique en vigueur, M. Hubert Pfister, ancien président de la Fédération de l'entraide protestante, a affirmé : « Le fait que je ne sois pas adepte de la prohibition ne signifie pas que je sois favorable à la banalisation, ni même à la dépénalisation, qui est une très mauvaise idée. La dépénalisation des drogues est selon moi le type même de la fausse bonne idée, car il est indispensable que les interdits sociaux restent formulés . Pour cela, il faut qu'ils soient intelligibles pour les personnes auxquelles ils s'adressent. » (222 ( * ))

Vos rapporteurs estiment de leur côté que la consommation de drogues est une des « actions nuisibles à la société » que l'article 5 de la Déclaration de 1789 permet à la loi d'interdire .

L'efficacité de la sanction associée est l'objet des contestations les plus vives. Ce biais est traditionnel : prenant acte de la croissance rapide de la consommation de cannabis, le rapport Henrion relevait en son temps : « Aucun rempart douanier ou policier ne semble pouvoir réellement faire échec à cette banalisation du cannabis. Dans ces conditions, conserver une sanction pénale qui n'est pratiquement plus appliquée devient dérisoire et déconsidère la justice aux yeux des adolescents . Certains n'ont d'ailleurs plus conscience de violer un interdit tant le phénomène leur parait banal. »

C'est pourquoi, selon le rapport Henrion, « une réglementation, effectivement appliquée, serait préférable à la situation actuelle où l'usage du cannabis est, au moins dans de nombreux endroits, banalisé et où l'interdit se révèle le plus souvent formel ».

Lors de son audition, le docteur William Lowenstein a déclaré à la mission d'information : « Après quarante ans de pénalisation, il est temps d'en débattre. Quelle est la méthode de décriminalisation la plus adaptée à notre pays ? La dépendance est une maladie et non un crime, paradoxe toujours délicat à faire partager. La plupart des experts reconnaissent, statistiques et expériences internationales à l'appui, que le phénomène des addictions est bien plus socioculturel, médical et individuel que pénal. En d'autres termes, le phénomène des addictions est pratiquement aveugle face à la loi ! Les comportements addictifs sont très peu sensibles aux lois ; cependant, les conséquences sanitaires et sociales des addictions sont d'autant plus violentes et graves que la loi est répressive. »

Ainsi, de l'adolescent expérimentateur au toxicomane confirmé, l'efficacité de la sanction est-elle contestée à chaque extrémité de l'échelle des mésusages.

Vos rapporteurs relèvent derrière ces critiques le risque d'une démission de l'État et du corps social devant les dangers avérés de la drogue .

Du reste, les arguments invoquant le prétendu enracinement culturel de la consommation des drogues illicites apparaissent bien fragiles. Le cannabis n'est pas nécessairement un élément constitutif de notre mode de vie : les non-consommateurs restent très largement majoritaires en France, puisque le nombre des personnes ayant fait un usage du cannabis au moins une fois au cours de la vie s'élève selon l'Observatoire français des drogues et toxicomanies à 12,4 millions contre 34,8 millions pour le tabac et 42,5 millions pour l'alcool).

C'est pourquoi vos rapporteurs estiment que le cannabis n'est pas, en France, un phénomène culturel d'ampleur telle, qu'il soit devenu impossible de s'y opposer. Il reste une transgression, il faut qu'il le demeure afin que les jeunes à qui il arrive de s'y adonner continuent d'y renoncer dans leur grande majorité quand, à la sortie de l'adolescence, le moment vient pour chacun de poser les fondements d'une vie stable. Dépénaliser inciterait ces jeunes à poursuivre. Les chiffres de la consommation de cannabis auraient alors vraisemblablement tendance à s'aligner sur ceux de l'alcool et du tabac. Il faut aussi penser à ce que les conducteurs irresponsables retiendraient de la dépénalisation de la consommation du cannabis en dépit des sanctions attachées aux conduites dangereuses. Là encore, l'assimilation à l'alcool tendrait à banaliser une consommation d'ores et déjà très préoccupante. Rappelons à ce sujet que M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris, a indiqué lors de son audition : « Nous avons effectué une étude, qui porte sur trois années et quatre cent quatre-vingt deux cas, sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Nous avons trouvé 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis. La totalité des drogues était présente chez 34,3 % des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants au moment de l'accident. » M. Gilbert Pépin a aussi cité, rappelons-le, une étude sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Cette étude, qui porte sur trois années et 482 cas, fait état de 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis, le taux montant à 42 % chez les conducteurs de moins de vingt-sept ans. M. Pépin a aussi indiqué que la dangerosité du cannabis au volant s'établit au moyen d'un coefficient multiplicateur de risques, qui est en France de 2,5, et peut dépasser 14 en cas de combinaison avec l'alcool (223 ( * )) .

Par ailleurs, s'il n'est pas de bonne méthode de légiférer au regard des sondages, il convient pourtant de noter que l'opinion publique n'est pas favorable au renversement de la politique en vigueur. M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie a indiqué à cet égard devant la mission d'information que « si l'on se réfère à une enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes, dite «EROPP», régulièrement renouvelée, cette politique recueille l'accord de la majorité des Français. » (224 ( * ))


* (219) Rapport n° 43, du 23 novembre 1994 sur les toxicomanies.

* (220) Audition du 9 février 2011.

* (221) Audition du 23 mars 2011.

* (222) Audition du 4 mai 2011.

* (223) Audition du 11 mai 2011.

* (224) Audition du 19 janvier 2011.

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