b) La dépénalisation de l'usage serait-elle cependant souhaitable en raison des effets pervers allégués de la répression ?

Est-il possible de contourner la légitimité de l'interdit et la nécessité de la sanction qui le garantit en invoquant des effets pervers de la répression ?

Le rapport Henrion présente ainsi la position des partisans d'une dépénalisation de l'usage des drogues illicites : « Il leur apparaît au contraire que la logique de la position répressive est de sacrifier une part du travail de prévention et de réduction des risques à la poursuite d'un objectif de réduction de la consommation de drogues que la répression n'a pas permis d'atteindre jusqu'à présent. Il semble que la montée des risques sanitaires et l'état de très grande détresse sociale de certains toxicomanes qui en est inséparable, rendait cette position irréaliste et la condamnait. Ils ont, en outre, fait valoir que l'idée selon laquelle la pénalisation traduisait un sentiment responsabilité collective à l'égard de la drogue était critiquable, et qu'il pouvait également être affirmé qu'elle entretenait une diabolisation du phénomène qui pouvait conduire la population à décharger sur la police sa prise en charge, comme c'est le cas aujourd'hui. La dépénalisation peut, selon eux, mettre l'accent sur la nécessité de maintenir auprès des jeunes, et dans les quartiers les plus exposés aux violences de tous ordres, des médiateurs capables de leur donner des repères, la toxicomanie n'étant qu'un des risques parmi d'autres auxquels ces jeunes exposés. Beaucoup de personnes entendues par la commission ont insisté sur ce point. Enfin, ceux des membres de la commission qui avaient une expérience professionnelle associative du travail de prévention auprès des personnes en grande difficulté sociale ont mis en doute l'idée selon laquelle la pénalisation peut constituer une possibilité concrète d'aider ceux chez lesquels une lourde toxicomanie est associée à des difficultés de vie anciennes et multiples. Deux positions tranchées se sont donc affrontées. Les uns estiment que la répression de l'usage est dissuasive pour le citoyen, utile pour les services de police, qu'elle permet de prendre en charge des toxicomanes et concourt à la résorption du phénomène. Les autres estiment que l'objectif de résorption est fictif s'il est poursuivi de cette manière, et qu'il devient danger dès lors que l'interpellation des usagers contribue à faire obstacle à ce qu'ils soient prévenus des risques très graves pour la santé publique. »

Un autre argument de la dépénalisation conçue comme antidote aux effets pervers de la prohibition tient aux conséquences du caractère clandestin de l'usage, du commerce et de la production des substances illicites. D'une part, le contrôle de la qualité des produits est impossible en régime de prohibition, d'autre part, la prohibition favoriserait la consommation des drogues les plus dangereuses .

Un argument supplémentaire des tenants de la dépénalisation invoque l'étouffement des trafics par la suppression de la prohibition qui les a suscités . Le rapport Henrion note à cet égard que « le prix des produits sur le marché clandestin impose au toxicomane dépendant de mobiliser d'importantes ressources pour se procurer le produit. Les usagers dépendants se trouvent ainsi contraints, dans une large mesure, de recourir à des moyens illégaux pour financer une consommation qui excède assez vite leurs moyens financiers. Comme le confirment des enquêtes menées dans certains milieux de toxicomanes défavorisés, le vol, la prostitution et la revente de drogues sont les trois possibilités qui s'offrent à ces usagers pour financer leur consommation. Cette situation suffit, par elle-même, à renforcer le lien entre drogue et criminalité. Le caractère addictif des substances fait du toxicomane dépendant un client captif. La prohibition et les conditions particulières du marché clandestin en font un vendeur modèle. » Par ailleurs, « l'importance des profits potentiels dont cette explosion des prix de vente est porteuse est exploitée par des organisations criminelles structurées, qui tirent parti, partout dans le monde, des failles du système prohibitionniste pour exploiter la rente qu'il engendre. En assurant à la fois le maintien d'un prix élevé et d'un haut niveau de risque, la prohibition facilite la prise de contrôle du marché de la drogue par les criminels les plus dangereux et les mieux organisés. »

Vos rapporteurs estiment de leur côté, tout d'abord, que l' on ne peut raisonnablement affirmer que la pénalisation de la consommation fait obstacle à l'efficacité de la réduction des risques . Ce pouvait être le cas en 1995, date d'adoption du rapport Henrion, alors que cette politique était balbutiante. On n'en est plus là : le présent rapport rappelle l'avancée progressive, les succès et l'ancrage définitif de cette politique devenue l'un des volets les plus dynamiques de la politique de lutte contre les toxicomanies.

Par ailleurs, les auditions de la mission d'information ne permettent nullement d'accréditer l'idée d'une morbidité significative due à l'absence de contrôle de la qualité des produits illicites : ce sont les produits eux-mêmes qui sont nocifs, les substances servant au coupage étant, à ce qu'il semble, généralement plutôt inoffensives, comme il est indiqué dans la première partie du présent rapport. C'est bien pour cela que les salles d'injection supervisées peuvent s'abstenir d'effectuer un contrôle de la qualité des produits injectés ou inhalés dans leur enceinte, comme une délégation de la mission d'information l'a constaté lors de sa visite de Quai 9 à Genève.

Du reste, les auditions ont mis en lumière l'extrême capacité d'adaptation des trafiquants. Ceux-ci agissent généralement simultanément sur les marchés de plusieurs drogues qu'ils gèrent avec une remarquable habileté commerciale en manipulant la demande, en faisant par exemple varier les prix pour relancer tel ou tel marché, en renouvelant et en diversifiant l'offre. Il serait naïf d'imaginer que ces trafiquants ne sauraient pas créer une demande de produits non dépénalisés, non contrôlés, d'autant plus dangereux que leur raison d'être serait leur puissance, afin de faire perdurer leur commerce . Dès lors, l'argument de la qualité des produits n'est en aucun cas recevable . On le vérifie avec l'exemple connexe du trafic des pièces détachées : des produits légaux, des trafiquants sans scrupules, un marché parallèle, des contrefaçons bon marché, un risque accru pour les consommateurs...

Enfin, le lien de cause à effet entre la prohibition, d'une part, la petite et la grande criminalité, de l'autre, est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Il ne suffirait pas de supprimer la cause, la prohibition, pour supprimer la conséquence, la criminalité liée aux trafics . Les organisations criminelles s'adaptent en effet aux évolutions de leur environnement : que l'on sache, la fin de la prohibition de l'alcool aux États-Unis n'a pas fait disparaître les mafias dont cette même prohibition avait favorisé l'essor : au trafic de l'alcool s'est substitué celui de la drogue... Il en irait de même, mutatis mutandis , si la prohibition de la consommation du cannabis était décidée. Comme le remarquait devant la mission d'information M. François Thierry, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression du trafic des stupéfiants, « le cannabis n'est pas un produit stable, on l'a vu : si vous autorisez la production d'un cannabis le moins dangereux pour la santé, à 10 % de THC, les organisations criminelles vendront du 30, du 35 ou du 38 %. Ils en vendront aux mineurs si vous en avez interdit la vente aux mineurs ; ils en vendront la nuit si vous avez interdit la vente de nuit ! C'est ce qui se passe aux Pays-Bas, où toutes sortes de commerces sont apparues à côté du commerce légal, ce qui ne résout rien. [...] Autoriser un produit de plus ne diminuera pas l'activisme très violent de ces organisations criminelles, ni leur activité. Les Pays-Bas, qui s'étaient engagés dans cette voie, sont en train d'en revenir. Ils subissent des conflits entre bandes rivales qui se battent pour fournir les coffee shops . Les coffee shops sont autorisés à vendre 100 kg d'une provenance fléchée mais en vendent en fait 2 tonnes : 100 kg de la provenance fléchée et, sous le manteau, 1,9 tonne de provenances diverses ! » (225 ( * )) Comme le relevait aussi M. Jérôme Fournel, directeur général des douanes et des droits indirects : « On avance souvent, en faveur de la dépénalisation, l'idée que l'on supprimerait de la sorte une bonne partie de l'économie souterraine. Mais on voit bien qu'il n'en est rien pour un produit pourtant légal comme le tabac. Les caches, la structure, la complexité et l'organisation des filières de la contrebande de tabac ne sont pas très différentes de ce qui se fait en matière de stupéfiants. [...] La polyvalence des organisations criminelles est en outre très forte : les réseaux criminels n'hésitent pas à acheter de la cocaïne à un endroit et à vendre du cannabis à un autre, en fonction des demandes des différents marchés. On n'a pas encore observé une telle porosité entre les stupéfiants et le tabac, mais on sait que les organisations mafieuses comme la Camorra font du trafic de cigarettes, y compris pour se procurer des ressources qu'elles investissent ensuite sur le marché des stupéfiants. Il apparaît par ailleurs extrêmement difficile d'établir une frontière entre les échanges autorisés et non autorisés, ce que confirment d'ailleurs nos collègues des pays où certains stupéfiants sont dépénalisés. » (226 ( * ))

Comment croire, en effet, que les trafiquants impliqués dans de multiples trafics de drogues, de cigarettes, de pièces détachées, de tous produits susceptibles de rapporter des gains immenses pour peu que l'on franchisse, où qu'elle se trouve, la frontière - qui existe nécessairement - entre ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, comment croire que ces trafiquants « fermeront boutique » quand on leur aura signifié que l'État prend désormais l'affaire en charge et qu'il n'y a plus lieu de méfaire !


* (225) Audition du 26 janvier 2011.

* (226) Audition du 30 mars 2011.

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