B. UNE APPRÉCIATION CONTRASTÉE SUR LES MOYENS D'ACCOMPAGNEMENT DE LA RÉFORME MIS EN oeUVRE PAR LA CHANCELLERIE

Lors de leur audition par vos co-rapporteurs, les services de la chancellerie ont indiqué que, selon l'évaluation faite dans le cadre du projet de loi de finances pour 2012, le montant total de l'accompagnement immobilier, social et financier mis en place dans le cadre de la réforme, devrait s'élever à 367 millions d'euros, se décomposant en 340 millions d'euros pour les opérations immobilières, 18 millions d'euros pour les mesures sociales en faveur des personnels et près de 20 millions d'euros à destination des avocats.

1. L'accompagnement immobilier de la réforme : une opportunité pour les juridictions, au coût encore indéterminé
a) L'occasion d'une amélioration sensible des conditions d'installation des juridictions

Compte tenu de l'ampleur des regroupements, la plupart des locaux occupés par les juridictions étaient devenu trop exigus pour accueillir les personnels des juridictions supprimées. Il fallait donc, soit agrandir le bâtiment existant et l'aménager, soit si cela était impossible, trouver un nouveau bâtiment (le construire, l'acheter ou le louer).

La tâche n'était pas aisée car de nombreuses juridictions occupaient des bâtiments anciens, parfois classés monuments historiques, dont les possibilités d'aménagement pour accueillir les personnels des juridictions de rattachement étaient limitées et soumises à l'avis de l'architecte des bâtiments de France.

Les représentants de l'Union syndicale des magistrats (USM) ont en outre souligné que, sans même parler des nécessités de relogement liées à la carte, il y avait un réel besoin de rationaliser les implantations, certains tribunaux d'instance n'occupant par exemple, que quelques pièces d'un vaste bâtiment, généralement un ancien tribunal civil datant d'avant 1958, difficile à entretenir et à chauffer.

Selon les chiffres fournis par les services de la chancellerie, le volet immobilier de la réforme s'est traduit par la réalisation de 433 opérations dont 119 opérations provisoires. Celles-ci ont consisté, dans la plupart des cas, à densifier les locaux de la juridiction d'accueil, ou à recourir à des locations, temporaires, avant la livraison des locaux définitifs, ou pérennes.

De l'avis général, ces opérations immobilières semblent avoir été gérées dans des conditions et des délais satisfaisants . Les magistrats et les personnels entendus par vos co-rapporteurs se sont accordés pour reconnaître cet effet positif de la carte judiciaire, qui a permis de réaliser des travaux et des aménagements qui, en temps normal, auraient pris 10 ans .

Quelques exemples de réalisations immobilières
permises par la réforme de la carte judiciaire

- Le nouveau tribunal de grande instance de Brest, qui a accueilli Morlaix, a été construit et ouvert en 2 ans ;

- À Dinan, rattaché à Saint-Malo, l'ancien tribunal de grande instance a été réutilisé pour loger le conseil de prud'hommes notamment, ce qui a permis un regroupement des juridictions ;

- Les locaux du tribunal de grande instance de Rodez ont été adaptés grâce à des travaux accomplis dans une aile inoccupée jusque là ;

- Les locaux de l'ancien tribunal de grande instance de Millau ont permis d'accueillir le conseil de prud'hommes, le tribunal d'instance, mais aussi, les permanences des services judiciaires (protection judiciaire de la jeunesse, associations de victimes, l'union départementale des associations familiales...) ainsi que les audiences foraines du juge des enfants ;

- À Évreux, d'importants travaux ont été engagés, après le rattachement du tribunal de grande instance de Bernay. Le tribunal de commerce et le conseil de prud'hommes qui se trouvaient dans les locaux du tribunal de grande instance ont été « relogés », grâce à l'achat et l'aménagement de nouveaux locaux, pour un coût total de 2,5 millions d'euros.

- Après sa suppression, le tribunal de grande instance de Saint-Gaudens, que vos co-rapporteurs ont pu visiter, a été réaménagé pour accueillir, en plus du tribunal d'instance et du conseil des prud'hommes, un point d'accès au droit, un espace dédié à l'ordre des avocats, ainsi que des bureaux pouvant accueillir les différents intervenants judiciaires (conciliateurs, délégués du procureur, juges de proximité, juges aux affaires familiales dans le cadre d'audiences foraines...)

Les crédits nécessaires à la réalisation des travaux ont été débloqués rapidement pour permettre la réalisation des travaux.

Enfin, le volet immobilier de la carte judiciaire a aussi permis un réel effort en matière de sécurisation des nouveaux locaux judiciaires des tribunaux de grande instance, dans le prolongement de celui engagé depuis 2005 par la chancellerie.

Cependant, selon les représentants de l'USM, ce mouvement n'aurait pas toujours profité aux tribunaux d'instance qui, lorsqu'ils sont hébergés dans le palais de justice du TGI supprimé ne disposent pas forcément du personnel nécessaire pour faire fonctionner les dispositifs de sécurité.

Le constat globalement positif du volet immobilier de la réforme n'est d'ailleurs pas valable partout.

Ainsi certaines juridictions n'ont pas pu être regroupées sur un seul site, lorsque le tribunal était installé en centre-ville, dans des zones sans immeubles mitoyens disponibles à la vente ou à la location par exemple. C'est le cas des tribunaux d'instance de Lens, ou de Limoges, installés sur deux sites.

Vos co-rapporteurs ont pu constater cette difficulté lors de leur déplacement au tribunal de grande instance de Saint-Brieuc. Alors qu'avant la réforme de la carte judiciaire, sa restructuration sur un seul site était envisagée, le projet est devenu irréalisable avec l'absorption du TGI de Guingamp. Les personnels ont dû mettre en place une nouvelle organisation pour pallier les inconvénients de cette situation.

b) Un coût maîtrisé ?
(1) Un coût en apparence bien inférieur aux prévisions initiales

À l'automne 2007, des documents publiés par la chancellerie chiffraient le volet immobilier de la réforme (investissement et location) à 900 millions d'euros : 247,6 millions d'euros pour les TGI et 657,8 millions d'euros pour les tribunaux d'instance, les conseils de prud'hommes et les tribunaux de commerce.

Lors de son audition par la commission des finances du Sénat le 14 novembre 2007, dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2008, le garde des sceaux ramenait ce montant à « 800 millions d'euros sur six ans ».

Un mois après, le 13 décembre 2007, devant la délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire de l'Assemblée nationale, ce coût tombait à « 500 millions d'euros sur six ans ».

La chancellerie a fait valoir que les premières évaluations, établies sur la base d'une organisation non définitivement arrêtée, reposaient sur des ratios uniformes qui ne correspondaient pas à une programmation fine des opérations.

Finalement, le montant budgété pour le volet immobilier de la réforme s'établissait autour de 375 millions d'euros, répartis sur 3 ans (2009-2011), auquel s'ajoutent les dépenses engagées dès 2008, soit 40 millions d'euros.

Quant au coût réel de la réforme, les chiffres fournis par les services de la chancellerie dans le cadre de la préparation du budget pour 2012 présentaient un coût actualisé de 339 millions d'euros : 133 millions d'euros pour les opérations menées par les antennes régionales de l'équipement (ARE) et 206 millions d'euros au titre des investissements confiés à l'agence publique pour l'immobilier de la justice, c'est-à-dire, 11 opérations en cours pour un montant de 206 millions d'euros.

Cependant, la chancellerie a signalé à vos co-rapporteurs que 5 opérations immobilières étaient encore en cours et que leur achèvement était prévu à l'horizon 2016-2017, ce qui pourrait alourdir le coût du volet immobilier.

(2) En réalité, un coût sous-évalué qui conduit à s'interroger sur les économies futures à attendre des regroupements

• Le gâchis des bâtiments abandonnés

Selon l'USM, « dans certaines juridictions, des travaux venaient de s'achever juste avant l'annonce de la réforme, en pure perte, puisque les locaux sont devenus inadaptés. ».

À Guingamp par exemple, le tribunal de grande instance a été supprimé, alors qu'en 2005 des travaux avaient été réalisés pour 500 000 d'euros et en 2007 pour un million d'euros. De nouveaux travaux sont prévus pour un montant de 300 000 euros, afin de réaménager les anciens locaux pour recevoir le tribunal d'instance, le conseil de prud'hommes et le service pénitentiaire d'insertion et de probation.

De même, comme l'ont souligné les représentants du syndicat FO magistrats, le tribunal d'instance d'Hyères, rattaché à Toulon, avait été refait à neuf quelques temps avant sa suppression. Il sert désormais de point d'accès au droit.

Le cas particulier de Moulins a attiré l'attention de vos co-rapporteurs. L'annonce de la suppression du TGI est intervenue au moment où des travaux importants, prévus de longue date, venaient d'être engagés. Ils furent abandonnés, ce qui a contraint la chancellerie à verser aux entreprises plus de 80 000 euros de pénalités. Les travaux n'ont repris que dernièrement, après l'annulation par le Conseil d'Etat de la suppression de ce tribunal.

La justice étant bien souvent hébergée à titre gracieux par la commune ou le conseil général, les « bâtiments  abandonnés » par l'effet de la réforme de la carte judiciaire ont été restitués à leurs propriétaires.

Si leur réaffectation n'a parfois posé aucun problème comme à Chinon, où le bâtiment municipal accueille désormais la communauté de communes ou à Nogent-sur-Seine où la mairie a mis le bâtiment à disposition des associations culturelles, il n'en est pas toujours ainsi.

En effet, ces locaux sont difficiles à vendre car localisés dans des zones rurales, souvent dans un état de délabrement important et nécessitant, au vu de leur précédente affectation, de nombreux travaux d'aménagement et de mise aux normes (désamiantage), dont le coût peut apparaître prohibitif aux acquéreurs éventuels.

C'est le cas par exemple des bâtiments de l'ancien tribunal de grande instance de Riom, qui ont été restitués au département. Leur réutilisation est impossible.

Le tribunal d'instance de Loches, bâtiment Napoléon III avec son péristyle à colonnes monumentales, n'est plus occupé et a été rendu au conseil général qui ne sait qu'en faire, depuis l'échec d'un projet de déménagement de la sous-préfecture dans ces locaux, en raison de l'inadaptation du bâtiment à cette reconversion.

Faute d'un repreneur public, ces bâtiments sont alors vendus à un coût bien inférieur à leur valeur réelle, à des particuliers 68 ( * ) .

Mme Annie Le Houerou, maire de Guingamp, a fait valoir qu'au-delà des difficultés pratiques et financières l'abandon de ces bâtiments marque symboliquement l'abandon de la justice.

• L'hypothèque des locations

Plus de la moitié des bâtiments occupés par des juridictions appartiennent à des collectivités territoriales et sont mis gracieusement à la disposition de la justice, qui en assume l'entretien et les frais courants de fonctionnement.

Les bâtiments au sein desquels étaient hébergées les juridictions supprimées ont été restitués aux collectivités ou remis à France domaine en vue de leur cession. Seuls certains bâtiments ont été conservés en vue de regrouper des juridictions au sein d'une même ville, notamment après le départ du tribunal de grande instance.

Comme le reconnaissait le garde des sceaux lors de son audition par la commission des finances du Sénat le 14 novembre 2007, « peu de recettes étaient attendues de la vente d'immeubles abritant des juridictions supprimées, dans la mesure où l'État n'était que rarement propriétaire de ces bâtiments. »

L'association nationale des juges d'instance a fait valoir dans sa contribution écrite que « le critère de l'économie en matière immobilière, par la mutualisation des moyens, n'est pas pertinent, en ce que de nombreux TI supprimés étaient hébergés à titre gratuit par la commune ou le conseil général, alors que le rattachement a impliqué des travaux d'aménagement des TI d'accueil, mais aussi parfois un déménagement avec location à moyen ou long terme ».

À titre d'exemple, le tribunal d'instance de Vierzon était la propriété de l'État et celui de Sancerre était mis à disposition gratuitement par la mairie. Leur rattachement à Bourges a nécessité la location d'un nouveau bâtiment pour le tribunal de rattachement, soit un loyer de 41 657 euros par trimestre et 111 000 euros de travaux d'aménagement.

Le tribunal d'instance d'Épinal a absorbé, quant à lui, trois tribunaux d'instance. Il a donc fallu déménager le tribunal d'instance et le tribunal de commerce dans un bâtiment loué 200 000 euros par an, mais qui n'était pas adapté à une activité juridictionnelle, puisqu'il s'agissait d'une ancienne agence bancaire. Une chambre du conseil et une salle d'audience fonctionnelle ont ainsi dû être aménagées.

De même, le tribunal d'instance de Loches, dont le bâtiment était mis à disposition à titre gratuit par le conseil général d'Indre-et-Loire, et celui de Chinon, mis à disposition par la mairie de Chinon, ont été rattachés au tribunal d'instance de Tours, qui a dû déménager du palais de justice devenu trop exigu, pour des locaux en location dont le loyer est de 24 000 euros par mois - soit près de 293 000 euros par an - et qui ont nécessité 300 000 euros de travaux d'aménagement.

Les crédits « carte judiciaire » permettent d'en assumer le coût jusqu'au 31 décembre 2012, mais, à compter de 2013, plus rien n'est prévu. Or, ce loyer risque de mettre à mal le budget de fonctionnement de la cour d'appel d'Orléans.

La location de bâtiments a pu apparaître comme une solution moins coûteuse pour l'État à court terme. Elle a permis à la chancellerie de réduire le budget consacré au volet immobilier de la réforme. Toutefois vos co-rapporteurs s'interrogent sur la pérennité du financement de ces locations, qui risquent de peser sur les dépenses de fonctionnement des juridictions après l'épuisement des crédits consacrés à la réforme de la carte, au 31 décembre 2012.

Quant aux économies espérées sur les frais de fonctionnement des juridictions, générées par les regroupements de juridictions, la chancellerie les évaluait à l'automne 2011 à 800 000 euros pour les dépenses de locations immobilières. Elle reconnaissait que « ce montant relativement faible, s'expliqu (ait) par le fait que les juridictions regroupées étaient souvent hébergées dans des locaux mis à disposition gracieusement par les collectivités territoriales ». Cette économie apparaît négligeable au regard des sommes consacrés à la location des nouveaux bâtiments.

Des éléments de réponse à l'ensemble des interrogations soulevées par le volet immobilier de la réforme seront apportés par les travaux en préparation des sénateurs Philippe Dallier et Albéric de Montgolfier sur « Le bilan immobilier de la réforme de la carte judiciaire », dans le cadre du programme des contrôles budgétaires de la commission des finances du Sénat pour 2012.


* 68 Comme s'en fait l'écho le journal Le Monde dans son écrit daté du 2 août 2011, pour le tribunal d'Avallon, acheté par un couple de brocanteurs.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page