2. En matière de fiscalité des sociétés : les obstacles à une concurrence fiscale loyale

En matière d'impôt sur les sociétés, l'optimisation fiscale que pratiquent les sociétés au sein de l'UE et hors de l'UE constitue une menace sur les recettes fiscales des États membres, particulièrement pour la France. Puisque l'exercice de la souveraineté nationale en matière fiscale conjuguée aux quatre libertés internes à l'UE l'empêche d'envisager la fin de toute concurrence fiscale au sein de l'UE, votre rapporteur tient à souligner l'intérêt de plusieurs démarches initiées en réponse à la crise mais non encore abouties .

a) Le projet d'assiette commune pour les sociétés en panne : un enjeu pour la France, un dispositif répondant dans son esprit à la problématique de l'évasion fiscale internationale

C'est notamment pour favoriser la transparence fiscale et décourager l'évasion ou le « tourisme » fiscal 393 ( * ) que la Commission européenne a initié une démarche visant à harmoniser dans un premier temps l'assiette de l'impôt sur les sociétés, préalable à tout effort de rapprochement des taux de cet impôt qui restent de compétence nationale : se fondant sur le travail préparatoire du groupe mis en place dès 2004, elle a proposé en mars 2011 une directive du conseil sur une assiette commune et consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), qui vise à établir un système commun de calcul de l'assiette de l'impôt sur les sociétés , qui existerait en parallèle des systèmes nationaux des États membres et serait optionnel 394 ( * ) , et à autoriser la consolidation des profits et pertes des groupes ayant opté pour ce système . La mesure proposée établit donc un ensemble harmonisé de règles pour calculer le résultat individuel imposable de chaque entreprise ou filiale dans l'ensemble de l'UE. Elle permet à celles-ci de consolider ces résultats et de les présenter dans une déclaration fiscale unique à introduire auprès d'une seule autorité fiscale (guichet unique), supprimant ainsi les prix de transfert et les cas de double imposition. Elle introduit enfin une clef de répartition des résultats nets entre États membres fondée, à parts égales, sur la main d'oeuvre, les immobilisations corporelles de la société et le chiffre d'affaires.

Comme l'a souligné Maître Daniel Gutmann 395 ( * ) lors de son audition devant votre commission, les actifs financiers et les immobilisations incorporelles, qui sont les plus mobiles, sont donc négligés par la clef de répartition proposée, ce qui constituerait un progrès dans la prévention de l'évasion fiscale, mais aussi une solution nécessairement transitoire puisque ces actifs sont bien constitutifs d'une valeur sur laquelle les États d'origine peuvent légitimement afficher des prétentions fiscales.

De surcroît, le facteur « chiffre d'affaires » désignerait le produit de toutes les ventes de biens et prestations de services dans l'État membre où se réalise la vente ou la prestation de services. Ce principe de la vente par destination aurait des conséquences importantes en matière de commerce électronique : dès lors que l'entreprise vendant le bien ou service possèderait ne serait-ce qu'un établissement stable en France, la vente serait comptabilisée dans le facteur « chiffre d'affaires » dudit établissement. La proposition de directive ACCIS permettrait donc de re-territorialiser une partie de l'assiette de l'impôt sur les sociétés qui, pour le moment, échappe aux États membres dont la fiscalité est la moins favorable.

Concentrées sur l'élaboration d'une assiette commune, les discussions techniques ont notamment porté sur les règles anti-abus, plusieurs articles de la proposition de directive visant à lutter contre la concurrence fiscale déloyale . Mais, sans même évoquer l'aspect consolidation du projet, certains États membres maintiennent de substantielles objections à la proposition de compromis élaborée par la présidence danoise.

Les règles anti-évasion fiscale prévues dans la proposition de directive ACCIS

L'article 80 de la proposition de directive pose un principe général d'anti-abus aux termes duquel « les transactions artificielles réalisées dans le seul but d'échapper à l'impôt ne sont pas prises en considération aux fins du calcul de l'assiette imposable ». Le même article énonce toutefois que, dans le cadre d'une activité économique réelle, un contribuable a toujours la possibilité de choisir la méthode fiscalement la plus favorable. Cette disposition se rapproche de la notion d'abus de droit définie à l'article 64 du Livre des procédures fiscales.

Plusieurs articles visent à lutter contre la concurrence fiscale déloyale des pays tiers. Par exemple, l'article 73 prévoit que les produits exonérés d'impôt sur les sociétés en raison de l'élimination de la double imposition - à savoir les dividendes, les plus-values de cession de parts et les revenus d'établissements stables étrangers - se voient refuser cette exonération si l'impôt afférent à ces produits a été prélevé dans un pays tiers à un taux légal d'impôt sur les sociétés inférieur à 40 % du taux légal moyen d'imposition applicable dans les États membres (ou si le pays tiers applique un « régime spécial [...] permettant un niveau d'imposition nettement plus bas que le régime général »).

Une disposition identique est reprise pour les intérêts versés à des entreprises associées résidant dans un pays tiers (article 81).

De même, certains revenus non distribués d'une société étrangère non cotée contrôlée 396 ( * )

par une société européenne ayant opté pour l'ACCIS sont intégrés à l'assiette imposable de cette dernière lorsque le taux d'impôt sur les sociétés est inférieur de 40 % au taux légal moyen d'imposition applicable dans les États membres (ou si la société étrangère bénéficie d'un « régime spécial [...] permettant un niveau d'imposition nettement plus bas que le régime général ») 397 ( * ) .

La Commission européenne a également été très soucieuse d'éliminer les possibilités d'optimisation fiscale entre entreprises associées ou résultant de transactions intragroupe. En effet, l'établissement d'une assiette consolidée implique de neutraliser les transactions intragroupe ( cf. infra C. 1.). Dès lors, il peut être tentant de céder des immobilisations, telles que des biens immobiliers, en exonération d'impôt puis de vendre la société qui a les acquises. L'article 75 vient prévenir ce type de schéma.

De même, les articles 78 et 79 régissent les relations avec les « entreprises associées », c'est-à-dire lorsqu'une contribuable soumise à l'ACCIS « participe directement ou indirectement à la gestion, au contrôle ou au capital » d'une autre société n'appartenant pas au même groupe. Dans ce cas, la directive considère que « les revenus qui auraient été perçus » par la société soumise à l'ACCIS mais qui ne l'ont pas été, du fait de l'association des deux entreprises, sont « inclus dans les revenus de cette contribuable et imposés en conséquence » 398 ( * ) .

Les règles anti-abus édictées par la directive sont naturellement les bienvenues. Néanmoins, au vu de la pratique fiscale récente et des schémas d'optimisation de plus en plus complexes et alors que le législateur national ne cesse de renforcer l'arsenal anti-abus, les dispositions de la proposition de directive apparaissent encore insuffisantes. A titre d'exemple, elle ne comporte aucune disposition visant à lutter contre la sous-capitalisation entre entreprises associées.

Source : rapport du Sénat (2010-2011) n° 711 de M. Philippe Marini au nom de la Commission des finances sur la directive du Conseil concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés

Pour sa part, le Parlement européen soutient expressément le projet : en adoptant à une large majorité le rapport de Marianne Thyssen (PPE, belge) le 19 avril 2012, il a même envisagé d'aller plus loin que la Commission européenne et demandé que l'ACCIS devienne obligatoire au bout de deux ans pour les sociétés transnationales 399 ( * ) puis s'applique au bout de cinq ans à l'ensemble des entreprises, sauf les PME. En cela, il répond à la critique essentielle formulée par votre commission des finances 400 ( * ) à l'égard de l'ACCIS : ce 28 ème régime ne serait choisi par les entreprises que si elles y trouvent intérêt au détriment des recettes fiscales des États ... Le Parlement européen propose en outre qu'à l'issue de ces cinq ans, soit examinée la question d'un taux minimum de taxation des entreprises afin d'éliminer le dumping fiscal. Mais, s'agissant de matière fiscale, le Parlement européen n'est consulté que pour avis sur ce texte et sa détermination ne suffira pas à surmonter les divisions au sein du Conseil.

La France affiche son soutien au projet d'ACCIS, qui constitue à ses yeux une première étape sur le difficile chemin du rapprochement des fiscalités. En outre, les estimations faites par la Commission européenne laissent présumer que la France ferait partie des États membres qui gagneraient le plus à l'adoption du projet. L'assiette de l'IS qui résulterait de la directive ACCIS élargirait en effet sensiblement (de 5 à 10 %) la base de calcul de l'IS actuelle de la France 401 ( * ) . D'ailleurs, l'étude commanditée par le gouvernement irlandais au cabinet Ernst & Young sur l'impact économique et budgétaire de l'ACCIS place la France parmi les États membres qui ont le plus intérêt à sa mise en oeuvre 402 ( * ) . La France ayant le taux d'imposition des sociétés le plus élevé de l'UE, elle pourrait tirer profit de l'adoption de l'ACCIS pour mieux se positionner facialement dans la concurrence fiscale européenne sans pour autant amoindrir ses recettes fiscales. De fait, le taux facial de l'impôt sur les sociétés apparaît souvent comme un déterminant majeur du choix de localisation des entreprises, alors même que les différences existant entre les assiettes peuvent aujourd'hui conduire à ce que les montants d'imposition effectifs ne soient que faiblement en lien avec les taux faciaux.

A contrario , d'autres États membres sont réticents à l'égard du projet ACCIS dans la mesure où ils anticipent ou craignent une érosion de leur produit fiscal du fait de la nouvelle méthode de calcul de l'assiette fiscale, ce qui les conduirait alors à augmenter leur taux d'imposition et à perdre leur avantage comparatif.

L'opposition affichée de certains États membres à l'égard de ce projet devrait conduire à envisager une coopération renforcée, impliquant au moins neuf États membres.

Afin de montrer la voie d'une convergence fiscale accrue au sein de l'Union européenne et d'appuyer la démarche que propose la Commission avec l'ACCIS, la France et l'Allemagne ont entrepris , sous l'impulsion de leurs chefs d'État, une démarche bilatérale visant à faire converger l'imposition sur les sociétés pratiquée dans chacun de ces deux pays . La Chancelière fédérale Angela Merkel et le Président Sarkozy sont convenus, dans le cadre de leurs discussions bilatérales sur la crise de l'euro le 16 août 2011, de rapprocher les assiettes et les taux d'imposition des deux pays. Dès l'automne 2010, un groupe de travail commun aux gouvernements allemand et français avait été mis en place pour faire ressortir les différences dans la fiscalité des entreprises entre la France et l'Allemagne et les champs dans lesquels un rapprochement est possible. Au cours de l'année 2011, les experts des deux pays ont identifié six domaines potentiels de convergence concernant à la fois l'assiette et le taux de l'imposition sur les sociétés. Les conclusions du groupe de travail ont été résumées dans un livre vert publié en février 2012 sur le fondement duquel a été lancée une consultation publique , l'objectif étant de préparer une mise en oeuvre législative des mesures de convergence d'ici à 2013.

L'accent y est mis sur les six pistes de convergence suivantes : le régime fiscal des groupes, le traitement fiscal des dividendes et de certaines charges (notamment le plafonnement de la déductibilité des intérêts d'emprunt comme en Allemagne), le traitement des déficits fiscaux (et le plafonnement des déficits reportables), les règles d'amortissements (et le durcissement de l'amortissement dégressif autorisé en France), le régime des sociétés de personnes (au regard du principe de transparence fiscale) et les taux (la France envisageant de baisser le taux tout en élargissant l'assiette à recette constante).

Ces mesures de convergence fiscale, pourtant ciblées et bilatérales, apparaissent ambitieuses tant l'impôt sur les sociétés, produit d'une histoire nationale unique, contribue à l'équilibre fiscal d'un pays. Elles laissent entrevoir la complexité d'une négociation à plusieurs États membres européens , ne serait-ce que sur le calcul de l'assiette de l'impôt sur les sociétés. Mais votre rapporteur estime que cette complexité ne doit pas décourager l'action politique mais, à l'inverse, la motiver.


* 393 Mais aussi pour réduire la charge administrative, les coûts de mise en conformité et les incertitudes juridiques auxquels font face les entreprises de l'UE pour se conformer à vingt-sept régimes nationaux différents lors de l'établissement de leur bénéfice imposable.

* 394 En raison du coût qui en résulterait pour les entreprises opérant au seul niveau national mais aussi pour des raisons juridiques, la Commission européenne estimant qu'une ACCIS obligatoire

outrepasserait le principe de subsidiarité, car elle impliquerait l'introduction de mesures de l'Union européenne pour couvrir, outre des activités au niveau de l'Union, des activités purement nationales.

* 395 Cf . audition du 2 mai 2012.

* 396 Le contrôle est défini par la détention directe ou indirecte de plus de 50 % des droits de vote et de plus de 50 % du capital ou des droits sur le bénéfice.

* 397 L'article 209 B du code général des impôts institue un mécanisme similaire pour les Etats à régime fiscal privilégié (taux d'imposition inférieur de plus de 50 % au taux français).

* 398 L'article 57 du code général des impôts prévoit un dispositif identique pour les entreprises associées.

* 399 Sociétés européennes et sociétés coopératives européennes.

* 400 Cf. résolution européenne du Sénat sur la proposition de directive ACCIS (n° 166) du 11 juillet 2011.

* 401 Du fait que l'option retenue pour les amortissements serait sans doute moins généreuse et les conditions de constitution et de déduction des provisions seraient moins avantageuses.

* 402 Ernst & Young, Study on the Economic and Budgetary Impact of the Introduction of a Common Consolidated Corporate Tax Base in the European Union , janvier 2011.

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