c) Les résistances à la transparence comptable pays par pays des sociétés européennes, notamment extractives

Toujours dans la perspective de renforcer la stabilité financière, il est apparu nécessaire d'améliorer l'information sur les sociétés cotées. C'est donc au titre d'une meilleure régulation boursière que la Commission européenne a proposé de revoir la directive «transparence» de 2004 413 ( * ) et d'y imposer de nouvelles obligations d'information, particulièrement aux entreprises du secteur des industries extractives . Cette démarche, dans la ligne de l'Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) 414 ( * ) , est conforme à la promesse analogue inscrite dans la déclaration de clôture du sommet du G8 à Deauville en mai 2011, lors duquel les gouvernements du G8 se sont engagés « à mettre en place des lois et règlements sur la transparence, ou à promouvoir des normes à caractère volontaire, qui instaurent une obligation ou une incitation pour les entreprises pétrolières, gazières et minières de rendre compte des paiements effectués au profit de chaque État ». Le Parlement européen a d'ailleurs présenté une résolution 415 ( * ) réitérant son soutien à des exigences d'information pays par pays, notamment pour les industries extractives.

Actuellement, la législation européenne n'impose pas aux sociétés cotées de rendre publiques, pays par pays, les sommes versées aux gouvernements des pays où elles sont actives. Par conséquent, de telles sommes versées au gouvernement d'un pays donné ne sont normalement pas rendues publiques, alors même que ces versements réalisés par l'industrie extractive (entreprises pétrolières, gazières et minières) ou par les exploitants de forêts primaires peuvent représenter une proportion non négligeable des recettes d'un pays, surtout dans les pays riches en ressources naturelles.

En proposant d'imposer la déclaration des sommes versées aux gouvernements au niveau individuel ou consolidé des sociétés, la Commission européenne entend non seulement responsabiliser les gouvernements quant à l'utilisation de ces ressources et promouvoir une bonne gouvernance, mais aussi contribuer à mettre au jour les flux financiers internationaux de ces sociétés. Plusieurs des organismes auditionnés par votre commission d'enquête ont défendu cette approche doublement fructueuse, à commencer par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) - Terre solidaire, par la bouche de Mme Mathilde Dupré 416 ( * ) . En effet, l'évasion fiscale et le développement ne sont pas sans lien : des systèmes fiscaux efficaces et équitables sont essentiels pour le développement en ce qu'ils contribuent au financement de la fourniture de biens publics et à la construction d'un État autonome ; or de nombreuses exonérations sont souvent accordées à de grandes entreprises afin d'attirer les investissements, alors même que d'autres facteurs pourraient être mobilisés pour attirer les IDE, tels que la bonne gouvernance, la sécurité juridique, la renonciation à la pratique des nationalisations...

La proposition de directive « transparence » tend à imposer aux sociétés de rendre publiques les sommes versées aux gouvernements et fait référence aux dispositions pertinentes de la prochaine directive comptable 417 ( * ) , elle aussi en cours de révision, dont le chapitre 9 prévoit le détail des exigences à cet égard. Il s'agirait d'exiger que les grands groupes, cotés ou non, de l'industrie extractive ou forestière publient un rapport annuel consolidé rendant compte, pays par pays mais aussi projet par projet, de tous les paiements suivants : impôts sur les bénéfices, redevances, dividendes 418 ( * ) ...

Cette proposition de la Commission est comparable à la loi américaine Dodd-Frank , qui a été adoptée en juillet 2010 et qui impose aux entreprises du secteur des industries extractives inscrites à la Securities and Exchange Commission (SEC) de rendre publiques les commissions qu'elles versent aux gouvernements, pays par pays et projet par projet. L'adoption des règles de mise en oeuvre de la SEC était prévue pour la fin de 2011 mais, selon les informations recueillies par votre rapporteur auprès du cabinet du commissaire Barnier, les textes d'application ne sont pas encore sortis en raison du fort lobbying des industries d'extraction.

Sur cette rive-ci de l'Atlantique, les sociétés extractives expriment également leurs réticences, évoquant la nécessité de protéger leur secret commercial et de ne pas porter atteinte à leur compétitivité . Lors de son audition par votre commission d'enquête, M. Christophe de Margerie, PDG de Total 419 ( * ) , l'a d'ailleurs confirmé, assimilant cette transparence projet par projet à une « hérésie » risquant de faire porter une excessive suspicion sur tous les contrats. La Commission européenne considère, pour sa part, que certaines sociétés multinationales de l'industrie extractive ayant déjà décidé volontairement de révéler certains de leurs paiements aux gouvernements, l'effet de l'obligation de reporting pays par pays sur la compétitivité des groupes européens ne devrait être que limité. Néanmoins, elle reconnaît qu'il existe une difficulté dans certains pays où la publication de ce que touche le gouvernement au titre des redevances ou impôts est illégale selon la loi locale ; c'est pourquoi, afin de protéger les employés de ces groupes, la Commission propose d'exempter de cette obligation certains groupes qui risqueraient d'être accusés d'enfreindre la loi pénale locale en révélant le détail des paiements versés au gouvernement. Afin d'éviter tout abus, un groupe qui souhaiterait bénéficier de l'exemption serait toutefois tenu de citer nommément le pays pour lequel l'information n'a pas été dévoilée.

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Aux yeux de votre commission d'enquête, cette évolution vers une transparence des flux entre sociétés et pays est assurément un élément important de la réponse à l'évasion fiscale, devenue une question d'envergure mondiale. La connaissance de ces informations permettra, dans chaque pays, de distinguer les filiales des groupes multinationaux y ayant une activité économique réelle de celles qui ne sont que des coquilles vides à usage fiscal. La question de la diffusion de ces données ne doit pas empêcher de le reconnaître.

Ceci vaut aussi bien pour l'industrie extractive que pour les autres secteurs d'activité. D'ailleurs le Parlement européen a d'ores et déjà adopté en mai 2012 une obligation de ce type pour l'industrie bancaire 420 ( * ) . Cette évolution s'inscrit plus largement dans l'exigence croissante en matière de responsabilité sociale des entreprises.


* 413 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2004/109/CE sur l'harmonisation des obligations de transparence concernant l'information sur les émetteurs dont les valeurs mobilières sont admises à la négociation sur un marché réglementé et la directive 2007/14/CE de la Commission, du 25 octobre 2011, COM (2011)683.

* 414 L'ITIE est une initiative multi-actionnaire constituée de gouvernements, d'entreprises, de groupes de la société civile, d'investisseurs et d'organisations internationales qui a pour objectif le renforcement de la gouvernance par l'amélioration de la transparence dans le secteur extractif. Elle est mise en oeuvre sur une base volontaire dans les pays dont les gouvernements s'engagent pour cette cause.

* 415 Résolution du Parlement européen du 8 mars 2011 sur la fiscalité et le développement - Coopérer avec les pays en développement afin d'encourager la bonne gouvernance dans le domaine fiscal (INI/2010/2102).

* 416 Cf . audition du 24 avril 2012.

* 417 Proposition de directive relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports associés de certaines formes d'entreprises du 25 octobre 2011, COM(2011)684.

* 418 Mais aussi droits à la production, primes de signature, de découverte et de production, frais d'attribution de permis, frais de location, droits d'entrée et autres contreparties de licence et/ou de concession, autres avantages directs pour le gouvernement concerné.

* 419 Cf . audition du 29 mai 2012.

* 420 Le Parlement européen propose de refuser l'agrément à un établissement de crédit qui ne fournirait pas d'informations pays par pays. Cf. rapport sur la proposition de directive révisant les exigences de fonds propres dite « CRD IV » (A7-0170-2012).

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