c) Un « catalyseur » pour mieux interconnecter les services et cibler les risques majeurs d'évasion
La commission d'enquête a recueilli de nombreux témoignages qui militent, au-delà des efforts consentis au cours des dernières années, pour le franchissement d'une nouvelle étape de décloisonnement des moyens de lutte contre l'évasion fiscale.
Livrant son impression d'ensemble, M. Cyril Janvier a indiqué : « nous n'avons pas senti de modification du mode de fonctionnement des principales institutions chargées d'intervenir dans le contrôle fiscal. Nombre de structures interviennent donc, quelque peu modestes par rapport à l'ampleur de la tâche, qui mériteraient peut-être de faire l'objet de mesures d'organisation afin de synthétiser le tout . »
Dans le même sens, le rapport public annuel pour 2012 de la Cour des comptes rappelle que l'internationalisation des échanges, la dématérialisation des procédures et la diversification des opérateurs transforment en profondeur les enjeux du contrôle fiscal. Face à ces évolutions majeures, l'organisation est restée, dans ses grandes lignes analogue à celle des années 1980. De plus, la mise en place, à compter de 2008, de la DGFIP, ne s'est pas accompagnée d'une réflexion sur les évolutions quantitatives et qualitatives à apporter aux moyens dédiés au contrôle fiscal. « L'administration doit désormais sortir de la logique d'aménagements à la marge, redéfinir ce qu'elle attend des structures nationales de contrôle fiscal et leur articulation avec le réseau déconcentré, en concevant dès aujourd'hui une organisation-cible du contrôle fiscal, dont la réalisation s'échelonnerait sur cinq ans . »
(1) Un impératif dicté par de nouvelles menaces.
L'exemple emblématique des difficultés rencontrées par l'administration pour combattre la fraude aux quotas CO 2 qui a coûté 1,6 milliard d'euros au budget de l'État mérite d'être rappelé en détail.
Un exemple de fraude « dématérialisée » : la fraude aux quotas de CO 2 Entre l'automne 2008 et le mois de juin 2009, s'est développée en France une fraude à la TVA sur les quotas de CO 2 , qui s'est traduite selon les estimations de la Cour par 1,6 milliard d'euros de perte fiscale pour le budget de l'État. La fraude a été arrêtée tardivement, après que l'administration a pris, le 11 juin 2009, une instruction fiscale permettant d'exonérer de la TVA les quotas de carbone. Les échanges de quotas - Les quotas de CO 2 sont représentatifs des droits d'émission de dioxyde de carbone attribués annuellement par l'État, sous le contrôle de la Commission européenne, aux installations de certains secteurs industriels les plus polluants (11 000 en Europe, dont 1 000 en France). Conformément à une directive communautaire d'octobre 2003, les entreprises concernées doivent restituer chaque année un volume de quotas égal au plafond d'émissions qui leur a été fixé pour l'année précédente, ou acquérir sur le marché des quotas correspondant au dépassement de leurs émissions réelles vérifiées. Les entreprises qui ont émis moins que leur plafond peuvent librement céder leurs quotas excédentaires. Les quotas peuvent être échangés en gré à gré ou sur des bourses, dont la principale se situe à Paris pour les opérations au comptant, et qui est gérée par la société BlueNext. L'ensemble des quotas de carbone font l'objet d'une inscription dans des registres nationaux. Le registre français ainsi que les comptes bancaires des clients de BlueNext sont tenus par la Caisse des dépôts et consignations. Une fraude de grande ampleur facilitée par un défaut de régulation et par des défaillances opérationnelles - Les fraudeurs ont appliqué le système classique du « carrousel » entre des entreprises situées dans différents États membres de l'Union européenne : des sociétés, souvent créées pour l'occasion, ont acheté, hors taxe (conformément aux règles de territorialité en vigueur pour les échanges intracommunautaires), des quotas de CO 2 dans un État membre, les ont revendus en France en facturant la TVA au taux de 19,6 %, sans la reverser à l'administration fiscale, et ont « réinvesti » le produit de la vente dans une autre opération de fraude. Ils ont utilisé des sociétés qui n'étaient généralement que de simples paravents, ne disposaient souvent que d'un capital symbolique, d'une simple boîte aux lettres de domiciliation et de gérants fictifs qui dissimulaient les véritables commanditaires de la fraude. Les sommes détournées ont été aussitôt transférées vers des pays peu coopératifs en matière de lutte contre la fraude ou peu concernés par le respect des engagements du protocole de Kyoto (Géorgie, Hong-Kong, Monténégro, Singapour, etc. ) . L'ampleur de la fraude a été facilitée par l'existence de failles originelles dans le système d'échanges européen : le régime de perception de la TVA n'avait pas été sécurisé pour éviter les fraudes ; le principe avait été retenu au plan communautaire d'un accès, quasiment sans contrôle, de toute personne physique ou morale aux registres nationaux de quotas ; le marché n'était soumis à aucune régulation externe. Ces failles ont été aggravées par des défaillances opérationnelles de la part du gestionnaire de marché, BlueNext, et la Caisse des dépôts et consignations, ainsi que par les insuffisances de la politique de veille et de recherche de l'administration fiscale Un cloisonnement entre les services de l'État - La coopération entre les services de l'État s'est révélée insuffisante. Tracfin , la cellule de lutte anti-blanchiment dépendante des ministères de l'économie et du budget et la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) ont pris l'initiative d'échanger des informations à partir de février 2009 sur les dossiers de quotas, mais ils ne l'ont fait que sur un mode informel et oral. De leur côté, les services de la DGFIP ont fonctionné de façon souvent beaucoup trop cloisonnée . Ainsi, la direction des grandes entreprises (DGE), chargée d'instruire les demandes de remboursement de la TVA émises par BlueNext, et la DNEF n'ont échangé des informations que très tardivement, à partir de mai 2009 - alors que la DNEF enquêtait pourtant sur la fraude depuis février. Une inadaptation des méthodes de contrôle habituelles de la DGFIP - Au sein de la DGFIP, la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) n'a pas perçu la dynamique de la fraude faute d'en avoir anticipé le développement sur un marché très récent qui, en raison de ses caractéristiques (dématérialisation, volumes financiers, absence de régulation externe), y était particulièrement vulnérable. La DNEF a appliqué ses procédures d'enquête habituelles qui visent à cartographier de la façon la plus exhaustive le réseau des sociétés suspectées d'être impliquées dans la fraude avant de lancer les contrôles fiscaux et de sanctionner pénalement les fraudeurs. En l'occurrence, ce délai de quatre mois (février à mai 2009) consacré à un travail particulièrement minutieux a été mis à profit par les sociétés frauduleuses , constituées depuis peu et défaillantes du point de vue de leurs obligations déclaratives, pour collecter des sommes considérables de TVA qui n'ont pas été reversées au Trésor. La méthode déployée par la DNEF se concevait dans le cadre de fraudes habituelles, au développement moins rapide, mais s'est trouvée en défaut face à des montages complexes portant sur des flux financiers quasi-instantanés. Source : rapport d'enquête de la cour des comptes sur la gestion et le contrôle de la Tva, février 2012. |
M. Christian Babusiaux a résumé les constatations de la Cour des comptes en indiquant que l'organisation de la lutte contre la fraude n'est pas satisfaisante. Comme le démontre le bilan de la fusion la DGFIP - remis par la Cour à la Commission des finances du Sénat en octobre 2011 - le contrôle fiscal est resté à l'écart des réorganisations effectuées à l'occasion de la fusion , la DGFIP partageant d'ailleurs ce constat.
Ainsi, face à une fraude évolutive, inventive et mobile, l'administration est restée statique . En outre, l'administration est cloisonnée. Trois entités de Bercy concourent à des actions en matière de fraude fiscale : la DGFIP, Tracfin, qui agit en matière de blanchiment, et la direction générale des douanes et droits indirects, au sein de laquelle la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) est active en matière de fraude « carrousel ». C'est le cloisonnement entre ces trois entités qui apparaît à la Cour comme une des raisons de la prolongation excessive de la fraude aux quotas de CO 2 , qui a coûté 1,6 milliard d'euros à l'État.