LA MARITIMISATION DES ENJEUX ÉCONOMIQUES IMPLIQUE UN RÔLE ET UNE CONCURRENCE ACCRUS DES ETATS EN MER

Comme l'a souligné l'Amiral Rogel devant le groupe de travail « La mer est désormais une des bases de la richesse et la prospérité  qu'il faut défendre et protéger » . Elle devient tous les jours davantage le lieu de la compétition internationale, d'une confrontation entre États et du développement de la criminalité.

La protection des océans et de leurs ressources est donc indispensable. Elle nécessite une surveillance suffisante pour connaître cet environnement et anticiper les crises et les conflits. Elle requiert des moyens permettant de protéger les flux, les ressortissants et l'environnement, et d'intervenir sur l'ensemble du continuum sécurité/défense.

La présence des États y est, aujourd'hui, plus nécessaire que jamais alors qu'il s'agit d'y défendre des intérêts stratégiques et désormais vitaux.

I. CETTE NOUVELLE DONNE MODIFIE L'ÉQUILIBRE GÉOPOLITIQUE DES OCÉANS

A. LA MONDIALISATION ET LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE CONDUISENT À UNE RECOMPOSITION DES ROUTES COMMERCIALES MARITIMES

L'intensification des échanges économiques ont naturellement modifié la carte des échanges maritimes.

1. Le basculement du centre de gravité de l'économie mondiale redessine les routes maritimes

Alors que le 20 e siècle avait été dominé par les échanges maritimes transatlantiques, l'axe transpacifique occupe aujourd'hui la première place dans les échanges internationaux, suivi de l'axe Europe-Asie puis de l'Atlantique.

Pour l'Europe, la principale route maritime n'est plus celle qui la relie aux Etats-Unis, mais bien l'axe qui nous nous conduit en Asie via Suez.

Cet axe relie aujourd'hui les sept principaux ports du monde que sont Rotterdam, Dubaï, Singapour, Shenzhen, Shanghai, Hong Kong et Busou.

Symptomatique du déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale, la présence de ports asiatiques parmi les sept premiers ports du monde confirme l'impact du dynamisme asiatique, les ports chinois traitant à eux seuls 1/3 du commerce maritime mondial.

Plus que jamais, la maîtrise de cette route maritime entre l'Europe et l'Asie devient un enjeu stratégique majeur , si bien que l'observation selon laquelle, à la Renaissance, « celui qui règne sur le détroit de Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise » pourrait encore être plus fondée aujourd'hui qu'hier, car nos économies sont désormais autrement plus dépendantes de leurs approvisionnements extérieurs.

Six détroits dans le monde : Ormuz, Malacca, Bab El-Mandab et le Bosphore, Suez et de Panama constituent aujourd'hui des voies de passages privilégiées, voire incontournables, pour le transport maritime mondial. Ils permettent de raccourcir considérablement les trajets maritimes et les délais, constituent souvent le seul point de sortie maritime pour l'évacuation des ressources énergétiques et bénéficient à ce titre d'une surveillance accrue.

A titre d'exemple, le détroit d'Ormuz, dont la fermeture est vraisemblable en cas de conflit avec l'Iran, représente l'unique voie de sortie pour l'exportation par voie maritime du pétrole saoudien et iranien, les moyens de transports terrestres notamment par l'oléoduc saoudien ne suffisant pas à l'évacuation totale de ces ressources.

Si selon les données de l'Agence internationale de l'Énergie (AIE), le détroit d'Ormuz est le plus important passage stratégique du monde pour l'approvisionnement énergétique mondial, une part importante de ces flux se destine au marché asiatique et transite alors par le détroit de Malacca.

Les détroits de Malacca et de Lombok sont ainsi des « artères vitales » pour l'économie chinoise et japonaise. 80 % des importations du Japon en hydrocarbure y transitent.

Si l'on se concentre sur l'évolution des seules exportations pétrolières du Golfe d'ici 2030, on comprend donc que les détroits occuperont une place centrale et privilégiée pour l'exportation du pétrole de cette zone, par la mer.

Selon les projections de l'AIE en 2030, avec l'hypothèse d'une croissance annuelle constante de 2 % de la demande, les flux pétroliers en provenance du Golfe couvriraient les 2/3 de la demande mondiale.

Le trafic s'intensifiera particulièrement dans le détroit d'Ormuz qui reste le point de sortie maritime unique du Golfe persique et pour lequel il n'existe pas d'alternatives terrestres « crédibles ». De même, le volume des flux pétroliers dans le détroit de Malacca devrait doubler d'ici 2030, sous pression de la demande chinoise croissante.

Avec l'augmentation de la demande en pétrole d'ici 2030, il faudra donc s'attendre à une intensification des flux pétroliers dans ces voies de passage étroites, particulièrement exposées aux menaces.

Les risques majeurs liés à l'essor du trafic dans les détroits sont en effet nombreux : les collisions et accidents, les risques de dégradation environnementale des côtes et des mers, les risques d'engorgement de ces voies de passage très étroites qu'il faudra nécessairement aménager à l'instar de la construction d'une 3e écluse en cours dans le canal de Panama.

La largeur du détroit de Suez est en effet seulement de 365 m, celle du Bosphore est comprise entre 550 m et 3 km, celle du détroit de Malacca est de 2,8 km au point le plus étroit.

En outre, la concentration des flux dans des espaces restreints les rend beaucoup plus vulnérables face aux menaces terroristes et à la piraterie comme à des attaques conventionnelles dans des zones de tensions endémiques.

Ces menaces se traduisent dès aujourd'hui par une augmentation du coût du transport maritime qui incite les armateurs à chercher de nouvelles voies.

Selon le Rapport du Conseiller spécial du Secrétaire Général pour les questions juridiques liées à la piraterie au large des côtes somaliennes, les tarifs d'assurance auraient quadruplé depuis cinq ans pour les bâtiments passant au large des côtes somaliennes. Le surcoût lié à une traversée de l'océan Indien est généralement de l'ordre de 0,5 % de la valeur du navire, soit souvent proche de 20 000 à 30 000 dollars supplémentaires par jour de traversée.

Des routes maritimes qui traversent des zones de conflits

Dès lors se pose la question de l'ouverture de nouvelles voies maritimes, moins instables et plus sécurisées, à des fins de commerce international.

Armateurs et Etats réfléchissent à la possibilité de passer par le canal de Bonne-Espérance, solution déjà éprouvée, ou via le canal de Panama dont le doublement est prévu en 2015.

D'autres voies sont à l'étude comme celle du Nord par le pôle Arctique, mais à plus longue échéance car cette dernière est liée au réchauffement climatique et au développement d'infrastructures aujourd'hui inexistantes.

2. Avec le réchauffement climatique, de nouvelles routes au nord du globe placent l'Arctique au coeur de nouveaux enjeux stratégiques.

Si l'idée de passer par l'Arctique pour relier l'Atlantique au Pacifique est déjà ancienne mais les tentatives sont restées infructueuses jusqu'à la seconde moitié du XIX e siècle.

L'avantage de ces routes difficiles réside dans la réduction des distances entre les façades d'un même continent, voire entre deux continents. Ainsi, l'itinéraire Londres-Vladivostok totalise 11 000 milles marins par le canal de Suez, mais seulement 7 670 milles par le détroit de Béring.

Pour la Russie, la liaison Mourmansk-Vladivostok représente 12 830 milles par Suez, alors qu'elle en fait moins de la moitié par l'Arctique. Enfin, à l'ouest, la route Hambourg-Vancouver fait 14 700 milles par le cap Horn, 9 350 milles par Panamá et 8 090 milles par le passage du Nord-Ouest.

L'Arctique permettrait d'éviter les grands canaux interocéaniques de Suez et Panama.

Or en raison du réchauffement climatique - les passages du nord-ouest et du nord-est - ont été, en 2008 simultanément ouverts, c'est-à-dire rendus libres de glace à plus de 90 % pour la première fois.

La diminution des glaces en Arctique, que ce soit en étendue ou en épaisseur, de même que le progrès des techniques de construction navale, laissent dès lors envisager la possibilité d'utiliser ces voies maritimes à des fins commerciales autour de 2020.

Aujourd'hui, il est encore difficile de dire si l'ouverture de nouvelles routes maritimes au nord du globe aura un impact géopolitique majeur. En revanche, il est acquis que ces routes seront lentes, risquées et toujours onéreuses, en raison de l'énorme infrastructure logistique qu'elles nécessitent : brise-glace, avions de reconnaissance pour choisir les itinéraires entre les glaces, stations météorologiques et ports spécialement conçus pour un trafic saisonnier, à laquelle s'ajoute le coût des navires à coque renforcée.

Pour ces raisons, il existe dès lors une forte incertitude sur l'utilisation commerciale des routes arctiques qui ne seront vraisemblablement ouvertes que quelques mois par an.

Comme l'a souligné l'Amiral Rogel, chef d'état-major de la Marine, devant le groupe de travail : « Pour la « route du nord-ouest », il est trop tôt pour donner des réponses définitives, même si on peut envisager un rééquilibrage des flux de circulation mondiaux d'ici quinze à vingt ans, quand il sera possible de passer de l'Europe à l'Asie en évitant les points obligés que sont aujourd'hui les détroits de Suez, Malacca, Ormuz ou Bab-el-Mandeb ; mais il est encore trop tôt pour dire quelles en seront les conséquences. »

Ces incertitudes n'empêchent pas les états riverains de se positionner d'ores et déjà pour asseoir la légitimité de leur contrôle sur les abords de ces routes.

La conjonction entre l'échéance onusienne de la délimitation du plateau continental et l'ouverture de ces nouvelles routes maritimes donne aujourd'hui ainsi à la question de l'océan arctique une nouvelle dimension stratégique .

Au moment où les problèmes de gouvernance des nouvelles activités (pêche, transport maritime...) dans l'océan Arctique devraient mobiliser la réflexion au niveau international (OMI, G20, ONU, UE...), les États riverains sont tout entiers absorbés par la conquête de leur Grand Nord.

De fait, la pression de la communauté internationale qui rassemble les usagers potentiels de l'océan Arctique (Chine, Union européenne, Corée du Sud, Japon...) se fait de plus en plus forte sans que la politique de coopération du Conseil arctique ne soit encore crédible.

Ainsi le Canada estime que sa souveraineté dans l'Arctique est indivisible, alors que les États-Unis et l'Union européenne estiment que le passage du nord-ouest fait partie des eaux internationales communes, comme ils l'ont rappelé au sommet de Montevideo en 2007.

La route du Nord, qui fait déjà l'objet d'une exploitation commerciale par des entreprises allemandes et russes, est également l'objet de discussions similaires, la Russie estimant que les passages sont des parties intégrantes des eaux territoriales russes.

A travers le développement du trafic maritime par la route du Nord, la Russie souhaite désenclaver les villes et ports septentrionaux de son Extrême-Orient soumis à une forte pression migratoire en provenance de la Chine.

Si la rentabilité économique de cette route du nord suscite les mêmes interrogations que le passage du nord-ouest, elle présente l'avantage d'être à proximité des zones riches en hydrocarbures et pourrait constituer une voie d'approvisionnement énergétique.

Car l'Arctique constitue également un enjeu majeur en matière de ressources énergétiques (30 % des réserves en hydrocarbures estimées pour l'essentiel dans les ZEE des Etats riverains), minières (or, diamants, uranium, zinc, plomb) et biologiques (en particulier halieutiques).

Il s'agit aussi d'un enjeu environnemental essentiel qui suppose la mise en place d'une politique de coopération internationale pour préparer les conditions de développement de cet « océan de demain », garantissant une exploitation durable et protectrice des espaces maritimes.

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