DEUXIÈME PARTIE : LA CONDUITE DU PROJET

Par le passé, la mise en oeuvre des grands chantiers culturels a fait l'objet de nombreux travaux de contrôle, parfois sollicités par votre commission des finances. En 2007, la Cour des comptes avait ainsi réalisé, à la demande de votre rapporteur spécial, une enquête sur l'Etablissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux culturels (EMOC) 35 ( * ) . Ce travail s'était accompagné, la même année, d'un rapport public thématique sur les « grands chantiers culturels » 36 ( * ) , qui dénonçait notamment l'inflation des coûts et la dérive du calendrier de la plupart d'entre eux. Enfin, au mois de février 2012, le rapport public annuel de la Cour comprenait une insertion de suivi du rapport sur les grands chantiers culturels, à bien des égards instructive.

Compte tenu de la lente maturation dont il avait fait l'objet, l'on aurait pu s'attendre à ce que le projet de Philharmonie de Paris, une fois arbitré, soit promptement mis en oeuvre. Il n'en a rien été . Le projet de la Philharmonie n'a malheureusement pas fait exception à la « loi » des grands chantiers culturels et a subi de nombreuses vicissitudes, tant du point de vue du pilotage, que de celui des délais et des coûts .

Comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport public annuel de février 2012, « le projet a connu, depuis 2006, de nombreux retards liés aux fluctuations des arbitrages publics, au caractère infructueux de l'appel d'offres constructeurs, à la nécessité de substituer à un improbable partenariat public-privé un nouveau tour de table difficile à boucler avec les collectivités partenaires » .

I. UN PILOTAGE PEU EFFICIENT, UNE SÉCURITÉ JURIDIQUE EN QUESTION

A. UNE MAÎTRISE D'OUVRAGE ASSOCIATIVE INSUFFISAMMENT PILOTÉE PAR LES TUTELLES

1. Le choix d'un portage associatif
a) Un choix commandé par le caractère cofinancé du projet

Le portage du projet a été confié à une association de loi 1901 constituée en novembre 2006, présidée par Laurent Bayle, l'actuel directeur général de la Cité de la musique et président de la Salle Pleyel. Baptisée « Philharmonie de Paris », l'association de préfiguration de la Philharmonie de Paris est chargée d'assurer la maîtrise d'ouvrage de la construction puis l'exploitation de la Philharmonie 37 ( * ) . Selon le rapport remis en décembre 2009 par la mission IGF-IGAC 38 ( * ) , ce choix atypique a résulté du caractère cofinancé du projet, à parts égales, par l'Etat et la Ville de Paris (déduction faite de la participation de la région Île-de-France), ce qui est inhabituel. Il était néanmoins censé demeurer provisoire , dans l'attente de la constitution d'un établissement public de coopération culturelle (EPCC).

Synthétiquement, le fonctionnement de l'association repose sur un conseil d'administration composé à parité de représentants de l'Etat et de la Ville de Paris, ainsi que sur une assemblée générale . Le conseil d'administration et l'assemblée générale sont chargés des attributions revenant traditionnellement à ce type d'instance au sein d'une structure associative.

Une commission consultative de cinq membres veille en outre aux conditions de passation des marchés et des accords-cadres, ainsi que de leurs avenants 39 ( * ) . Les comptes de l'association sont certifiés annuellement et approuvés par l'assemblée générale, qui statue sur le rapport du commissaire aux comptes.

Composition du conseil d'administration de la Philharmonie de Paris

Membres de droit : Georges-François Hirsch, directeur général de la création artistique, représentant le Ministre de la culture et de la communication, Christophe Girard, adjoint au maire de Paris chargé de la culture, représentant le maire de Paris, Gabriel Hacquin, sous-directeur de l'urbanisme et de la construction, représentant le préfet de la région Île-de-France, Anne Hidalgo, 1 ère adjointe au maire de Paris chargée de l'urbanisme et de l'architecture, Roger Madec, maire du 19 ème arrondissement, Guillaume Boudy, secrétaire général du ministère de la culture et de la communication, Philippe Belaval, directeur général des patrimoines, Anne Poursin, déléguée à la musique, représentant le directeur de la musique, représentant le directeur général de la création artistique, François Brouat, directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris, Jacques Monthioux, directeur du patrimoine et de l'architecture de la Ville de Paris.

Personnalités qualifiées : Laurent Bayle, président de la Philharmonie de Paris, André Ladousse, trésorier de la Philharmonie de Paris.

Source : Philharmonie de Paris

b) Un portage « peu orthodoxe » ?

Dans son rapport de 2009, la mission d'inspection IGF-IGAC avait qualifié le portage associatif du projet de « peu orthodoxe ». De fait, la direction des affaires juridiques du ministère chargé du budget avait pointé un triple risque de requalification de tous les actes et contrats conclus par l'association en les faisant entrer dans le champ de la loi relative à la maîtrise d'ouvrage public, de qualification d'association transparente et de gestion de fait .

Ces incertitudes semblent néanmoins avoir été progressivement levées , dans la mesure où la réalité de l'existence de l'association n'était pas douteuse 40 ( * ) et où le risque lié au détournement de la loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'ouvrage privée (dite loi « MOP ») n'était pas avéré 41 ( * ) .

2. Des tutelles défaillantes

Si les incertitudes juridiques initialement soulevées quant au portage associatif du projet ont été dissipées, celui-ci semble néanmoins avoir affecté l'implication des tutelles dans son suivi.

a) Une contre-expertise quasiment inexistante jusqu'en 2009

Selon le rapport IGF-IGAC de décembre 2009, « la forme associative de la structure de portage du projet a favorisé une défaillance de suivi des tutelles , dont la capacité de contre-expertise des actions et propositions de l'association de préfiguration en matière juridique, économique et financière n'a pas été suffisamment mobilisée » . De fait, celles-ci semblent, au moins dans un premier temps, avoir déploré une absence de visibilité sur la qualité et la pertinence des choix stratégiques présentés par les représentants de l'association, alors que ces derniers exprimaient leur regret de ne pouvoir disposer d'au moins un interlocuteur en matière financière et budgétaire...

A l'appui de ce constat, la mission d'inspection cite en particulier :

1) les difficultés à trancher la forme juridique de la future structure chargée d'exploiter la philharmonie, ainsi que les hésitations et fluctuations des arbitrages concernant le recours à un partenariat public-privé, sur la procédure d'appel d'offres à retenir ou sur le mode de financement à privilégier ( cf. infra ) ;

2) l'analyse insuffisante des prévisions financières, d'investissement et de fonctionnement de l'association, en raison de l'absence de représentation du ministère du budget et de la direction financière de la Ville de Paris au conseil d'administration.

Ces défaillances ont inspiré des commentaires particulièrement sévères à la mission d'inspection, qui a, par exemple, relevé que « le fait de laisser une association décider (...) d'un mode de financement susceptible d'engager une collectivité et l'État sur une période de 15 années pour des montants supérieurs à 200 millions d'euros ne témoigne pas d'un niveau de contrôle suffisant de la part des tutelles » .

b) Les leçons tirées de la mission d'inspection

Votre rapporteur spécial a interrogé l'association de préfiguration, le ministère de la culture et de la communication et le ministère du budget sur les leçons qui avaient été tirées des constats dressés par la mission d'inspection en matière d'implication des tutelles.

En réaction aux critiques de la mission, celles-ci ont en particulier mis en place, à compter de 2010, un dispositif de pilotage articulé autour de trois instances de suivi :

- un comité technique regroupant la Ville de Paris, l'Etat, la Philharmonie de Paris et la maîtrise d'oeuvre : il se réunit une fois par mois pour faire le point sur l'avancement et sur les blocages éventuels des travaux, ainsi que pour examiner les questions de circulation et de stationnement ;

- un comité de suivi administratif regroupant la Ville de Paris, l'Etat et la Philharmonie : il se réunit également une fois par mois pour examiner les questions juridiques, culturelles et budgétaires liées au projet ;

- un comité stratégique , associant la Ville de Paris, la région Île-de-France, l'Etat et la Philharmonie : il se réunit en tant que de besoin, et a une vocation décisionnelle, à travers la mise en oeuvre des conclusions des comités de suivi.

Par ailleurs, on peut mentionner que le ministère de la culture s'est doté d'un expert indépendant pour assurer le suivi du projet de la Philharmonie de Paris et réaliser un travail de contre-expertise, qui faisait jusque-là défaut au partenaire « Etat » du projet 42 ( * ) , alors que la Ville de Paris dispose d'une contre-expertise technique, en tant que maître d'ouvrage direct de la plupart de ses chantiers.

De façon plus générale, au-delà des améliorations apportées au suivi du chantier de la Philharmonie, on peut citer la création d'une commission ministérielle des projets immobiliers (CMPI) en 2010, dont le but est de maîtriser les risques budgétaires des grands projets culturels . Dans sa réponse aux observations de la Cour des comptes dans son rapport annuel de 2012, le ministère de la culture et de la communication indique ainsi que la CMPI « se prononcera systématiquement sur les conditions d'exercice de la maîtrise d'ouvrage des grands projets. Elle évaluera notamment si l'existence d'une équipe de maîtrise d'ouvrage interne proportionnée à la dimension du projet justifie de confier la maîtrise d'ouvrage du projet à l'établissement public concerné ou, le cas échéant, à une structure de préfiguration, en lieu et place de l'OPPIC, qui demeure le maître d'ouvrage de droit commun ».

Toutefois, même si les mesures précitées ont contribué à améliorer le suivi du projet par les tutelles, des marges de progression semblent subsister .


* 35 Rapport d'information n° 382 (2006-2007) de Yann Gaillard sur l'enquête de la Cour des comptes relative à l'Etablissement public de maîtrise d'ouvrage des travaux culturels (EMOC) - enquête demandée en application de l'article 58-2° de la LOLF.

* 36 « Les grands chantiers culturels », octobre 2007.

* 37 Et, à cette fin, de conclure tous les contrats nécessaires à ses missions (notamment d'organiser le concours d'architecture, et plus généralement de passer tous les marchés de travaux, fournitures et services que nécessiteraient la construction et l'exploitation de l'ouvrage), de reprendre, le cas échéant, à sa charge l'exécution des contrats en cours d'exécution conclus par ses membres tendant à la construction ou l'exploitation de la Philharmonie et de produire tous documents ou supports de communication, relatifs à ses activités.

* 38 Rapport sur le projet de Philharmonie de Paris, décembre 2009, établi par Renaud Guidée, inspecteur des finances, Jérôme Bouet, administrateur civil, Mickaël Ohier, inspecteur des finances, sous la supervision d'Henri Guillaume, inspecteur général des finances.

* 39 Pour les marchés dont le montant annuel ne dépasse pas 210 000 euros hors taxes, le conseil d'administration a donné délégation au directeur général de l'association pour engager les dépenses. Au-delà de ce seuil, tout engagement de dépense doit être approuvé par le conseil d'administration. Par ailleurs, tout marché dont le coût annuel respecte ce seuil et qui porte sur plusieurs années est présenté à l'information du conseil d'administration.

* 40 Plusieurs éléments plaidaient en faveur de la réalité de l'existence de l'association : 1) le fait que l'association soit constituée entre plusieurs personnes publiques, 2) la matérialité de la tenue des assemblées générales et des conseils d'administration et la teneur des débats qui y ont lieu, 3) l'emploi de salariés par l'association, 4) la conclusion de plusieurs conventions de subventions et d'occupation par l'association.

* 41 Au demeurant, la mission observait que le fait que l'association ne soit pas soumise à la loi relative à la maîtrise d'ouvrage public ne l'exonérait pas d'un cadre juridique contraint, puisque les dispositions du décret du 30 décembre 2005 trouvaient à s'appliquer.

* 42 En règle générale, le MCC mandate l'Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (OPPIC) pour la conduite de ses projets. Or, pour la Philharmonie, cela n'a pu être le cas, la Ville de Paris s'y opposant, au regard du caractère « mixte » du projet.

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