AVANT PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Bien que la position abolitionniste de la France soit a priori dépourvue de toute ambigüité, peu de sujets soulèvent autant de controverses et de passions que celui de la prostitution. Chacun semble en avoir une idée précise, soit pour la condamner comme une violence faite aux femmes, soit pour la défendre comme la traduction de la libre disposition du corps humain. Parce qu'elle renvoie à deux sujets tabous entre tous que sont la sexualité et l'argent, la prostitution suscite à la fois des réactions de rejet et de fascination qui semblent empêcher toute construction d'un discours apaisé susceptible d'être partagé par le plus grand nombre.

Tout l'enjeu de la mission confiée à vos rapporteurs par la commission des affaires sociales était de dépasser des positions trop souvent opposées pour tenter de construire une analyse objective de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées afin de proposer des recommandations susceptibles de faire consensus. C'est volontairement qu'ils n'ont pas abordé les questions du racolage et de la pénalisation des clients, qui ne relèvent d'ailleurs pas du champ de compétences de la commission des affaires sociales. Ils sont en effet convaincus que, sans présager des évolutions du cadre législatif qui pourraient intervenir dans les prochains mois, il est d'ores et déjà possible de tracer les pistes d'un accompagnement sanitaire et social plus adapté et individualisé des personnes qui se prostituent .

Depuis le début de leurs travaux, vos rapporteurs ont procédé à une quarantaine d'auditions, reçu presque autant de contributions sur l'espace participatif de la mission et se sont rendus en Belgique puis en Italie, deux pays qui ont chacun adopté un système abolitionniste mais l'appliquent de façon différente. L'ensemble de ces échanges leur a permis d'appréhender une partie de ce phénomène pluriel, complexe et évolutif qu'est la prostitution .

L'influence grandissante des réseaux, qu'ils opèrent dans la rue, dans les bars à hôtesses, les salons de massage ou sur internet, constitue à leurs yeux un point de consensus : la très grande majorité des personnes qui se prostituent aujourd'hui sont des femmes d'origine étrangère, le plus souvent en situation irrégulière et soumises à la violence de réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains .

L'état de santé de ces personnes est globalement très préoccupant . Au-delà de l'exposition aux risques sanitaires inhérents à leur activité (virus de l'immunodéficience humaine, autres infections sexuellement transmissibles), elles sont confrontées à diverses pathologies physiques et psychiques qui sont le reflet, dans la plupart des cas, de conditions de vie précaires. Leur vulnérabilité sanitaire se traduit également par un recours aux soins insuffisant s'expliquant, entre autres, par les difficultés financières, la barrière de la langue, la complexité des dispositifs de prise en charge, le manque d'informations sur le système de soins.

Si les personnes prostituées bénéficient théoriquement des mêmes droits sociaux que les autres citoyens, elles n'accèdent, dans les faits, que très rarement à une couverture maladie et à l'assurance retraite . D'une manière générale, leur degré d'éloignement des dispositifs de prise en charge est d'autant plus fort que leur exposition aux violences, la précarité de leurs conditions d'hébergement, la stigmatisation à laquelle elles sont confrontées et leur sentiment de méfiance à l'égard des institutions sont élevés.

Dans ce contexte, toute sortie de l'activité prostitutionnelle ne peut se faire sans un accompagnement social global , qui propose des alternatives crédibles en termes de garantie de revenus, d'hébergement, de formation professionnelle et de suivi psychologique. Cet accompagnement est d'autant plus indispensable pour les victimes du proxénétisme et de la traite, qui représentent aujourd'hui la grande majorité des personnes prostituées. L'expérience italienne fournit sur ce point de nombreuses pistes dont vos rapporteurs estiment qu'elles sont aisément transposables en France.

Enfin, toute amélioration substantielle de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées ne pourra être effective qu'à la condition d' un engagement plus fort et mieux structuré de la puissance publique sur les territoires et d'un soutien plus marqué vis-à-vis des associations qui interviennent chaque jour auprès de cette population.

I. PANORAMA GÉNÉRAL DE LA PROSTITUTION EN FRANCE

A. UN PHÉNOMÈNE PLURIEL EN MUTATION CONSTANTE

1. Une activité aux multiples visages
a) Les profils des personnes prostituées

Le nombre de personnes qui se prostituent en France s'établirait entre 20 000 et 40 000 . Cette fourchette, que certaines associations jugent sous-estimée, correspond à celle utilisée par les services de police, en particulier par l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains 1 ( * ) (OCRTEH).

Un rapport publié en 2001 par la délégation aux droits des femmes du Sénat 2 ( * ) , citant lui aussi les chiffres de l'OCRTEH, évaluait entre 10 000 et 12 000 le nombre de personnes prostituées, dont 6 000 à 7 000 à Paris. Il y ajoutait 3 000 personnes exerçant dans des bars à hôtesses ou des salons de massage. Le nombre de personnes prostituées aurait donc sensiblement augmenté en France au cours de la dernière décennie.

Si les femmes représentent la grande majorité de la population prostituée, 10 % à 15 % de celle-ci est composée d'hommes, qui se prostituent le plus souvent avec d'autres hommes, ainsi que de transsexuels et transgenres . Dans son rapport d'activité pour 2012, l'association Grisélidis, présente à Toulouse et dans sa région, dénombre, pour la prostitution de rue, 89 % de femmes dans sa file active, 8 % de personnes transsexuelles (hommes devenus femmes) et 3 % d'hommes.

L'exercice de la prostitution concerne des personnes de tous âges . Ainsi, 36 % de celles accueillies par Grisélidis en 2012 avaient moins de trente ans, 59 % étaient âgées de trente à soixante ans et 5 % avaient plus de soixante ans. Ces données, qui concernent la prostitution de rue, ne sont pas nécessairement transposables à la prostitution dans son ensemble. Sur internet, la proportion d'hommes serait ainsi plus importante tandis que l'âge des personnes serait relativement moins élevé 3 ( * ) .

La prostitution des personnes vieillissantes et celle des mineurs, généralement sous-évaluées, sont loin de représenter des phénomènes négligeables.

L'Inspection générale des affaires sociales (Igas) estime ainsi que les personnes de plus de soixante ans représentent environ 4 % de la file active des associations 4 ( * ) . Il s'agit le plus souvent de femmes qui pratiquent la prostitution depuis longtemps et ne peuvent arrêter faute de disposer des ressources suffisantes.

Unique en France, l'association « Avec nos aînées » (ANA), qui intervient en région parisienne, prend exclusivement en charge des personnes prostituées vieillissantes. Selon sa présidente Gabrielle Partenza, environ 200 femmes de plus de soixante ans exercent au bois de Boulogne et à Vincennes. La plus âgée d'entre elles aurait quatre-vingt-douze ans. En 2012, l'association a aidé neuf femmes à sortir de la prostitution et décelé trois cas de tuberculose dans cette population.

La prostitution des mineurs fait quant à elle l'objet d'appréciations très diverses. Selon les services de police, il s'agit d'un phénomène marginal, fortement freiné par l'incrimination qui pèse sur les clients et par les lourdes sanctions qu'encourent les proxénètes. L'OCRTEH indique ainsi détecter moins de cinquante cas de prostitution de mineurs par an. Il s'agit pour la plupart de Tziganes roumains ou bulgares ou de Sud-américains âgés en moyenne de seize à dix-huit ans. Cette appréciation n'est pas partagée par un certain nombre d'acteurs, notamment associatifs.

Lors de son audition, Christine Lazerges, auteur en 2001 d'un rapport sur l'esclavage moderne 5 ( * ) et présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), a estimé que la question de la prise en charge des mineurs isolés pouvant être en risque de prostitution, qui se posait peu au moment de la rédaction du rapport, appelle aujourd'hui une prise de conscience.

Dans le rapport précité, l'Igas souligne les faiblesses de l'action des pouvoirs publics en ce domaine et va jusqu'à pointer « un relatif déni du problème par les acteurs institutionnels » . Une étude effectuée en 2006 sur la prostitution des mineurs à Paris souligne en effet que la problématique demeure très peu explorée par les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) qui n'ont pas encore mis en place de réponses spécifiques. Le document cite des données de l'observatoire parisien de l'enfance en danger selon lesquelles, sur 1 188 enfants ayant fait l'objet d'un signalement par l'ASE de Paris, moins de 0,1 % étaient identifiés comme victimes d'un réseau de prostitution.

La prostitution étudiante tendrait à se développer. Elle ne constitue pas en tant que telle une forme de prostitution qui aurait ses caractéristiques propres, liées au statut d'étudiant, mais elle s'explique avant tout par la précarisation des conditions de vie des jeunes concernés. Au cours de son audition, la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (Fnars) a fait part de son sentiment d'un phénomène de plus en plus présent.

Vos rapporteurs ont auditionné les principales organisations étudiantes sur le sujet. Seul le Mouvement des étudiants a estimé qu'il s'agissait d'un phénomène marginal auquel il n'avait jamais été confronté. Les autres l'ont reconnu tout en soulignant rencontrer des difficultés pour l'apprécier quantitativement.

Ce flou quant au nombre de jeunes concernés ne les empêche pas de mener des actions spécifiques sur le sujet. Ainsi, la Fédération des associations générales étudiantes (Fage) a lancé une campagne « Osons en parler » en partenariat avec le service interuniversitaire de prévention et de promotion de la santé (Siumpps) de Poitiers.

Entre mai et juin 2013, le conseil général de l'Essonne a réalisé une enquête auprès des étudiants de deux universités 6 ( * ) . Sur les 843 répondants, 23 (13 femmes et 10 hommes) ont déclaré avoir déjà eu des relations sexuelles en échange d'argent, de biens ou de services. Les difficultés financières constituaient le principal motif de passage à l'acte. 46 répondants déclaraient avoir déjà proposé ou s'être vu proposer des actes sexuels en échange d'argent, de biens ou de services. 58 avaient connaissance de pratiques prostitutionnelles dans leur entourage et 67 avaient déjà envisagé le recours à la prostitution.

Preuve d'une certaine forme de banalisation du sujet, les jeunes refuseraient bien souvent d'employer le terme « prostitution », préférant parler de « relations tarifées ».

b) Les modes d'exercice de la prostitution

La prostitution la plus visible et la mieux connue est celle qui s'exerce dans la rue. Depuis la loi pour la sécurité intérieure (LSI) du 18 mars 2003 7 ( * ) , elle tend à s'éloigner des grands centres urbains pour s'exercer dans des lieux périphériques, moins accessibles aux services de police mais également aux associations et par conséquent plus dangereux pour les personnes prostituées.

Une prostitution plus discrète se développe par ailleurs dans les bars à hôtesses et les salons de massage. L'OCRTEH dénombrait en 2009 611 établissements de ce type susceptibles d'abriter une activité prostitutionnelle 8 ( * ) . A Paris, une équipe de la brigade de répression du proxénétisme (BRP) est dédiée à la surveillance de ces établissements.

L'exercice de la prostitution au domicile ou à l'hôtel après une prise de contact sur internet est en augmentation. La mission menée par Danielle Bousquet et Guy Geoffroy sur la prostitution en France chiffrait en 2011 à environ 10 000 le nombre d'annonces publiées sur internet dont plus de la moitié était le fait de réseaux de prostitution. L' escorting , qui consiste parfois à proposer au client un accompagnement allant au-delà du service sexuel, trouve avec internet un terrain propice à son développement.

Contrairement à la prostitution de rue, celle qui s'exerce sur internet est vue comme garantissant davantage de discrétion, que ce soit pour les clients ou pour les personnes prostituées. Alors qu'elles peuvent penser être en mesure de « filtrer » leurs clients grâce à internet, les personnes prostituées demeurent confrontées au risque de subir des violences sans pour autant bénéficier de l'appui d'autres personnes exerçant avec elles, comme cela pourrait être le cas dans la rue. Elles ne sont pas non plus davantage protégées contre les réseaux qui peuvent parvenir à les atteindre via internet.

Les rythmes d'exercice sont également variables. Si la prostitution est bien souvent la seule source de revenus pour la personne prostituée, elle peut également être exercée en parallèle d'une activité professionnelle, afin de compléter un salaire insuffisant. L'utilisation d'internet permet alors plus facilement de cacher son activité à ses proches. Comme le souligne l'Igas, les comportements de prévention, en particulier l'utilisation du préservatif, peuvent être moins systématiques chez des personnes qui n'exercent que de façon ponctuelle et irrégulière.

La variété de ces situations ainsi que leur caractère changeant ne contribuent pas à faciliter l'action des associations. Lorsqu'elles sont peu visibles, les personnes qui se prostituent sont également plus isolées et par conséquent davantage confrontées au risque de violence et moins sensibilisées face aux conduites à risques.


* 1 Rattaché à la direction centrale de la police judiciaire, l'OCRTEH est exclusivement compétent dans le domaine de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle. Il est chargé de centraliser les informations relatives à la prostitution et au proxénétisme, d'analyser l'évolution des réseaux et de mener et coordonner les opérations de lutte contre la traite.

* 2 Rapport d'information Sénat n° 209 (2000-2001) de Mme Dinah Derycke, fait au nom de la délégation aux droits des femmes, « Les politiques publiques et la prostitution », janvier 2001.

* 3 Toujours selon le rapport d'activité de Grisélidis pour 2012, sur les 2 161 personnes contactées dans l'année sur internet, 48 % étaient des femmes et 42 % des hommes. 57 % des femmes avaient moins de trente ans.

* 4 Inspection générale des affaires sociales, « Prostitutions : les enjeux sanitaires », décembre 2012.

* 5 Rapport d'information Assemblée nationale n° 3459 (2001-2002) fait au nom de la mission commune d'information sur les diverses formes d'esclavage moderne, décembre 2001.

* 6 Il s'agit d'Evry Val de Seine et Paris-sud 11 (Orsay). Sur les 33 334 personnes contactées, 1 034 ont répondu et 843 réponses ont pu être exploitées.

* 7 Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

* 8 Données citées dans le rapport d'information n° 3 334 de Guy Geoffroy publié en avril 2011 au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, en conclusion des travaux d'une mission d'information sur la prostitution en France.

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