N° 46

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 octobre 2013

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées ,

Par M. Jean-Pierre GODEFROY et Mme Chantal JOUANNO,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : Mme Annie David , présidente ; M. Yves Daudigny , rapporteur général ; M. Jacky Le Menn, Mme Catherine Génisson, MM. Jean-Pierre Godefroy, Claude Jeannerot, Alain Milon, Mme Isabelle Debré, MM. Jean-Marie Vanlerenberghe, Gilbert Barbier, Mme Catherine Deroche , vice-présidents ; Mmes Claire-Lise Campion, Aline Archimbaud, MM. Marc Laménie, Jean-Noël Cardoux, Mme Chantal Jouanno , secrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, M. Jean-Paul Amoudry, Mmes Françoise Boog, Natacha Bouchart, Marie-Thérèse Bruguière, Caroline Cayeux, M. Bernard Cazeau, Mmes Karine Claireaux, Laurence Cohen, Christiane Demontès, MM. Gérard Dériot, Jean Desessard, Mme Muguette Dini, M. Claude Domeizel, Mme Anne Emery-Dumas, MM. Guy Fischer, Michel Fontaine, Bruno Gilles, Mmes Colette Giudicelli, Christiane Hummel, M. Jean-François Husson, Mme Christiane Kammermann, MM. Ronan Kerdraon, Georges Labazée, Jean-Claude Leroy, Gérard Longuet, Hervé Marseille, Mmes Michelle Meunier, Isabelle Pasquet, MM. Louis Pinton, Hervé Poher, Mmes Gisèle Printz, Catherine Procaccia, MM. Henri de Raincourt, Gérard Roche, René-Paul Savary, Mme Patricia Schillinger, MM. René Teulade, François Vendasi, Michel Vergoz, Dominique Watrin .

SYNTHÈSE

La commission des affaires sociales a confié, en janvier 2013, à vos rapporteurs une mission sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, qui a donné lieu à une quarantaine d'auditions, à des visites sur le terrain, à deux déplacements à l'étranger, ainsi qu'à l'ouverture d'une page dédiée sur le site internet du Sénat avec un espace participatif.

En créant cette mission, la commission souhaitait, sans présager d'éventuelles évolutions du cadre légal de la prostitution, analyser les enjeux sociaux qui y sont associés et répondre aux questions suivantes : quel est l'état de santé des personnes prostituées ? Ont-elles accès aux droits sociaux ?

1. Panorama général de la prostitution en France

Il existe en France entre 20 000 et 40 000 personnes prostituées . Il s'agit en majorité de femmes (10 % à 15 % sont des hommes ou des personnes transsexuelles) dont les âges, les rythmes et les modes d'exercice sont variables. Au début des années 1990, 20 % des personnes se prostituant étaient de nationalité étrangère . Elles sont aujourd'hui entre 80 % et 90 % . Cette évolution s'est accompagnée d'une forte diminution de la prostitution dite « traditionnelle » tandis que les réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains exercent une influence croissante , qu'il s'agisse de la prostitution de rue, des modes d'exercice plus discret (salons de massage, bars à hôtesses) ou de la prostitution sur internet.

Si la position abolitionniste de la France ne souffre pas d'ambiguïté, des divergences idéologiques demeurent, ce dont témoigne la division du tissu associatif. Ces oppositions rendent difficile la construction d'une vision consensuelle de la réalité de la prostitution et la mise en oeuvre de politiques publiques unanimement partagées. Il s'agit certainement là de l'un des facteurs expliquant le peu de données dont dispose aujourd'hui la France sur la situation démographique, sanitaire et sociale des personnes prostituées.

Le manque d'études sur les clients est également patent. Pourtant, plus d'un homme sur quatre âgé d'au moins cinquante ans dit avoir eu des rapports sexuels tarifés ne serait-ce qu'une fois dans sa vie . Le recours à la prostitution, constant dans le temps, est donc loin d'être marginal au sein de la population française. Aussi, il serait utile de mieux en connaître les déterminants actuels afin notamment de savoir dans quelle mesure la place croissante de la pornographie et de l'hyper sexualisation dans notre société conduit à banaliser l'idée du recours à des prestations sexuelles tarifées.

Les propositions de vos rapporteurs :

- Assurer en premier lieu la mise en place d'un dispositif de remontée des informations recueillies sur le terrain, structuré et partagé par l'ensemble des acteurs.

- Développer, sur la base de ces informations, une véritable expertise publique qui permette de mieux connaître les profils des personnes qui se prostituent, leurs modes d'exercice et leur situation sanitaire et sociale. Accorder une attention particulière à la prostitution sur internet, encore peu connue mais en fort développement.

- Une fois ces préalables acquis, rendre effective la publication annuelle du rapport sur la situation démographique, sanitaire et sociale des personnes prostituées prévue par la loi.

- Encourager les travaux de recherche sur les clients de la prostitution.

- Assurer l'application effective de l'article L. 312-16 du code de l'éducation en renforçant les moyens alloués à l'éducation nationale en matière d'éducation à la sexualité.

- Compléter ce même article L. 312-16 en prévoyant une sensibilisation aux questions d'égalité entre les femmes et les hommes.

2. L'état de santé et l'accès aux droits sociaux des personnes prostituées : le constat d'une grande vulnérabilité


Un état de santé globalement très préoccupant

Les études statistiques sont peu nombreuses en ce qui concerne la santé des personnes prostituées, ce que vos rapporteurs déplorent. Ils dressent globalement le constat d' une grande vulnérabilité sanitaire des personnes prostituées , étant précisé que le niveau d'exposition aux risques sanitaires et la fréquence des pathologies rencontrées varient fortement selon les situations individuelles et les modes d'exercice de la prostitution.

De par leur activité, les personnes prostituées sont plus exposées que la population générale au virus de l'immunodéficience humaine (VIH) et aux autres infections sexuellement transmissibles (IST). Leur taux d'usage du préservatif est globalement élevé car elles le considèrent avant tout comme un outil de travail. Cependant, le niveau de protection dépend beaucoup du degré d'appropriation des messages et des pratiques de prévention, ce qui explique la plus grande vulnérabilité sanitaire des personnes prostituées étrangères exerçant sous l'emprise des réseaux .

En outre, les quelques études disponibles comme les acteurs de terrain mettent en avant le rôle des clients dans les pratiques sexuelles à risque. Depuis quelques années, les demandes de rapports sexuels non protégés sont en augmentation.

Par ailleurs, les personnes prostituées sont sujettes à diverses pathologies qui ne sont pas directement imputables à l'exercice de la prostitution, mais qui reflètent leurs conditions de vie . Ces troubles, pour la plupart chroniques, se retrouvent plus généralement chez les publics en situation de précarité, indépendamment de toute activité prostitutionnelle : problèmes respiratoires, dermatologiques, digestifs, dentaires, etc. Ces pathologies coexistent avec divers problèmes psychiques , qui vont des troubles de la somatisation, du sommeil et de l'anxiété, à des maladies psychiatriques plus graves. Les pensées suicidaires sont également beaucoup plus présentes chez les personnes prostituées, en particulier chez les transgenres, que dans la population générale.

Le recours aux soins des personnes prostituées diffère selon les publics et les conditions d'activité. Mais, globalement, il s'avère d'autant plus problématique que la situation de la personne est précaire. Comme pour les autres publics vulnérables, le cumul de difficultés économiques et sociales agit comme un frein à l'accès aux soins . Le manque de suivi médical est particulièrement patent sur le plan gynécologique, ainsi qu'en matière de dépistage du VIH.


Un accès aux droits sociaux et aux soins théoriquement possible, mais très difficile dans les faits

Les personnes prostituées bénéficient théoriquement des mêmes droits sociaux que les autres citoyens. Il leur est possible de s'affilier à un régime de sécurité sociale et d'accéder ainsi à la couverture maladie et à l'assurance retraite. Toutefois, ces possibilités leur sont, dans la réalité, difficiles d'accès , dans la mesure où la prostitution ne constitue pas une activité professionnelle juridiquement reconnue, conformément à la position abolitionniste de la France.

La question de l'accès aux droits se pose en outre en des termes différents s'agissant des personnes prostituées étrangères victimes des réseaux . Du fait de leur statut juridique précaire et de l'emprise exercée par leurs proxénètes, ces personnes sont, pour la grande majorité d'entre elles, très éloignées des dispositifs de prise en charge .

Plusieurs facteurs font obstacle à un accès effectif aux droits sociaux : la précarité financière, la barrière de la langue, la complexité des dispositifs et des démarches administratives, la méconnaissance des droits et du fonctionnement du système de soins. A cela s'ajoutent les difficultés liées à l'environnement dans lequel évoluent les personnes prostituées : les violences, inhérentes à toutes les formes de prostitution, les conditions d'hébergement souvent très précaires, la stigmatisation et l'isolement subis au quotidien, la méfiance ressentie à l'égard des « institutions ».

Les propositions de vos rapporteurs :

- Développer le recours à la médiation et à l'interprétariat dans les établissements de santé et les services sociaux.

- Harmoniser les règles de gestion administratives de l'aide médicale de l'Etat (AME).

- Sensibiliser les agents des caisses primaires d'assurance maladie aux difficultés rencontrées par les personnes prostituées pour l'accès aux droits sociaux.

- Accroître l'effort d'information et d'orientation des personnes prostituées en développant les outils et les moyens confiés aux associations.

- S'atteler enfin à la mise en oeuvre d'une politique d'accompagnement social global pour offrir des alternatives crédibles à la prostitution.

La focalisation du débat public sur le volet pénal de la prostitution aurait tendance à faire oublier que celui-ci est indissociable de son pendant social. Comment, en effet, aider les personnes qui le souhaitent à sortir de la prostitution sans leur proposer d'alternatives crédibles en termes de garantie de revenus, d'hébergement, de formation professionnelle et d'accompagnement psychologique ?

Aussi, vos rapporteurs estiment qu'il est temps de mettre en place un accompagnement social global des personnes désireuses de quitter la prostitution, ainsi que des victimes du proxénétisme et de la traite. Cet accompagnement suppose d' agir simultanément dans plusieurs domaines , parmi lesquels la fiscalité, les minima sociaux, l'hébergement et le logement, l'accès aux titres de séjour, la santé.

Les propositions de vos rapporteurs :

- Accorder des remises fiscales gracieuses pour les personnes prostituées, uniquement sous réserve d'avoir arrêté la prostitution et d'être engagé dans un parcours d'insertion professionnelle.

- Ouvrir le droit à l'allocation temporaire (ATA) d'attente aux victimes du proxénétisme et de la traite engagées dans un parcours de sortie de la prostitution, indépendamment du fait qu'elles aient ou non dénoncé leur trafiquant/proxénète.

- Faire bénéficier les personnes prostituées d'un accès prioritaire au contingent d'un tiers des places d'hébergement d'urgence réservé aux femmes victimes de violences.

- Faciliter l'accès au logement social des personnes souhaitant sortir de la prostitution en indiquant par voie de circulaire qu'elles font partie des publics prioritaires.

- Revoir les modalités de délivrance des titres de séjour pour les victimes du proxénétisme et de la traite, lorsqu'elles ont déposé plainte ou témoigné (article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile) et lorsqu'elles n'ont pas voulu ou pu le faire mais qu'elles sont engagées dans un parcours de sortie de la prostitution.

- Développer l'offre de soins psychologiques et psychiatriques à destination des personnes prostituées en parcours d'insertion.

L' Italie , où la mission s'est rendue, a mis en oeuvre une politique d'insertion des victimes de la traite particulièrement intéressante , dont de nombreux aspects pourraient, selon vos rapporteurs, être transposés en France.

Les propositions de vos rapporteurs :

- Reconnaître à la personne le statut de victime indépendamment du fait qu'elle ait dénoncé ou non son trafiquant/proxénète et dès lors qu'elle est engagée dans un parcours d'insertion.

- Lui octroyer un permis de séjour à titre humanitaire.

- La protéger immédiatement en l'hébergeant dans une structure adaptée.

- Mettre en place un accompagnement personnalisé en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle.

- Saisir l'argent des réseaux de traite au profit des victimes, soit directement sous la forme d'un dédommagement, soit indirectement via le financement de programmes d'insertion sociale et professionnelle.

- Encourager la complémentarité d'action entre la politique d'aide aux victimes et la politique de lutte contre les réseaux.

3. L'amélioration de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées nécessite un engagement plus fort et mieux structuré de la puissance publique aux côtés des associations

Les financements alloués par l'Etat aux associations intervenant auprès des personnes prostituées ont connu une diminution régulière entre 2006 et 2012 . Si la baisse semble enrayée, il est essentiel de davantage sécuriser les financements et d'améliorer leur visibilité pluriannuelle. La coordination des services ministériels chargés de l'action sanitaire et de l'accompagnement social doit également être renforcée, notamment dans le but de définir une politique de subventionnement partagée afin que leur action soit plus lisible pour les acteurs de terrain.

La mission a identifié trois enjeux principaux en matière de pilotage de l'action publique : une intensification de l'effort en matière de lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle ; la promotion de dispositifs de partenariats souples entre acteurs institutionnels et associatifs dans les territoires ; la réaffirmation du rôle du système de santé auprès des personnes prostituées.

Les propositions de vos rapporteurs :

- Structurer le pilotage interministériel des actions menées auprès des personnes prostituées afin de garantir la complémentarité des champs sanitaire et social. Travailler en particulier à la définition d'une politique de subventionnement des associations partagée.

- Donner aux associations les moyens d'agir sur le long terme en enrayant la baisse des financements, en évitant leur saupoudrage et en leur donnant une visibilité pluriannuelle.

- Renouer avec la conclusion de conventions de financement pluriannuelles des associations têtes de réseau.

- Conforter la place et les moyens alloués au dispositif national d'accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains (Ac.Sé) et assurer la réunion régulière de son comité de pilotage.

- Renforcer le rôle de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) en étendant ses missions relatives à la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle.

- Encourager la généralisation de partenariats souples entre acteurs associatifs et institutionnels dans les territoires sur le modèle du réseau d'intervention sociale auprès des personnes prostituées (Ripspp).

- Faire des permanences d'accès aux soins de santé (Pass) de véritables passerelles vers les services de soins de droit commun en assurant notamment la formation des personnels qui y travaillent aux problématiques de la prostitution et de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle.

- Développer l'utilisation des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) en direction des personnes prostituées afin d'améliorer leur taux d'accès au dépistage du VIH.

- Profiter de la prochaine évaluation des projets régionaux de santé pour encourager une intégration plus systématique des questions de prostitution dans les documents de planification.

- Conforter le rôle de coordination des agences régionales de santé (ARS) sur les questions sanitaires et sociales relatives aux personnes prostituées, notamment par le lancement d'appels à projets conjoints.

- Renforcer, en lien avec les observatoires régionaux de santé, l'expertise des ARS au sujet de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées.

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