B. L'ACTION DE LA FRANCE POUR SOUTENIR LA RECHERCHE AU TCHAD
Les instituts créés pendant la période coloniale ayant été maintenus après l'indépendance, l'appui de la France à la recherche tchadienne a longtemps consisté à fournir des coopérants sur les postes d'encadrement et de recherche de ces instituts, lesquels se consacraient principalement à l'agriculture (principalement le coton) et à l'élevage ; s'y ajoutait la mission paléoanthropologique franco-tchadienne, qui a découvert Toumaï , le plus ancien hominidé connu. L'Université de N'Djamena - la seule du pays jusqu'en 2001 - ne conduisant aucune recherche. Les instituts spécialisés étant aux mains des Français, il n'est pas exagéré de dire que, jusque dans les années 1990, la recherche au Tchad était une recherche sur le Tchad, conçue et conduite par des Français, et plus précisément - hors paléontologie - par les organismes dédiés que sont le CIRAD et l'IRD.
Formellement, la « cession » des instituts spécialisés aux autorités tchadiennes a mis fin au monopole français 108 ( * ) ; dans les faits cependant, ce sont bien des coopérants français qui ont continué à « faire tourner » les instituts et c'est leur retrait, concomitant aux troubles sécuritaires dans le pays, qui a laissé ces instituts en « déshérence » : les interlocuteurs tchadiens de la délégation ont largement reconnu les lacunes dans la gestion et la coupure de ces instituts avec la recherche en général, expliquant ainsi leur « décrochage » et leur état actuel.
Depuis quelques années, notre pays a donc dû redéfinir son intervention en faveur de la recherche au Tchad : au lieu de coopérants qui administraient directement la recherche conduite au Tchad, l'heure était au partenariat... avec des institutions de recherche qui n'avaient de tchadiennes que le nom, et des Tchadiens qui étaient apparemment peu préparés à leurs nouvelles fonctions - et accaparés par d'autres priorités dans un pays en proie à des conflits permanents.
Dans le délai imparti, votre mission ne saurait retracer l'histoire complexe et mouvementée de cette « transition » ; cependant, le contraste est tel entre les actions conduites dans la dernière décennie, et celles qui sont initiées actuellement, qu'on peut véritablement parler d'une « refondation » en cours - et tout à fait souhaitable - de l'action extérieure de la France au Tchad en matière de recherche pour le développement.
1. Un échec édifiant : le projet d'appui à la recherche scientifique et technique au Tchad (ARS2T), 2005-2011
Une remarque préalable : outre qu'il engage les seuls membres de votre mission qui se sont déplacés au Tchad, le propos de ces paragraphes ne porte aucun jugement sur la qualité des personnes concernées ; la délégation est arrivée après l'action, ses sources d'information sont nécessairement incomplètes et, dans le délai imparti, il n'a pas été possible de conduire une enquête circonstanciée ; cependant, les avis recueillis ont suffisamment convergé et la séquence paraît suffisamment exemplaire, pour l'intégrer à l'analyse utile aux enseignements pour l'avenir.
Élaboré par le poste diplomatique en 2004 et engagé fin 2005, le projet d'appui à la recherche scientifique et technique au Tchad (ARS2T) avait pour objectif d'améliorer la qualité des travaux de recherche scientifique dans les domaines de l'agriculture, de l'élevage et des ressources naturelles, en aidant les autorités tchadiennes à structurer un système national de la recherche agricole (SNRA). Prévu pour durer quatre ans, il a été prolongé jusqu'à la fin 2011, ce qui en fait le principal programme de soutien à la recherche conduit par la France au Tchad pendant sept ans. Sur le plan de la méthode, il s'agissait de réunir les institutions tchadiennes de recherche (en dotant le SNRA d'une Assemblée générale et d'un Conseil scientifique) pour qu'elles définissent les besoins de formation des chercheurs tchadiens et qu'elles arrêtent en conséquence un programme de formation diplômante, soutenu financièrement par la coopération française. Rien de très nouveau, puisque cette méthode avait été appliquée avec succès dans d'autres pays.
Le déroulement du projet atteste de ses difficultés de mise en oeuvre :
- le démarrage est particulièrement lent : initié en 2004, le programme ne commence qu'en septembre 2005, avec la première réunion du comité de pilotage, qui est suivie - rapidement - par des achats de matériels (véhicules, ordinateurs) ; cependant, il faut attendre plus d'un an encore pour que se tienne la première Assemblée générale du SNRA (décembre 2006), laquelle, outre sa fonction constituante, arrête un plan de formation diplômante en même temps qu'elle valide une étude sur les besoins en formation des chercheurs tchadiens, étude réalisée par un bureau d'études français (l'Institut de recherches et d'applications des méthodes de développement, IRAM). Cette lenteur et cette adoption « en paquet » d'un plan défini à l'extérieur, laisse penser que la démarche était peu appropriée par les partenaires tchadiens : tout se passe comme si la coopération française « portait » seule le projet, avec un aval bien distant de la partie tchadienne ;
- l'année 2007 est présentée comme « le pic » du projet : le plan de formation est lancé et deux ateliers sont organisés dans l'année (avril et novembre) avec le bureau puis le conseil scientifique du SNRA ;
- cet élan est stoppé en février 2008 par le conflit militaire, qui s'accompagne d'un pillage des bureaux, des ordinateurs et des archives du projet, ainsi que du vol d'un véhicule ; l'activité continue cependant : les subventions aux formations diplômantes sont versées conformément aux prévisions et un atelier en octobre 2008 examine, sans l'adopter cependant, une proposition de programmation commune de la recherche ;
- l'année 2009 est marquée par deux événements qui paraissent, a posteriori, largement contradictoires : l'évaluation à mi-parcours, positive et optimiste, appelle à la poursuite du projet 109 ( * ) ; un blocage se fait jour entre le ministère et les deux principaux instituts de la recherche tchadienne que sont l'ITRAD et le LRVZ (aujourd'hui IRED), qui refusent manifestement de jouer le jeu du SNRA et d'entrer dans la programmation commune (l'ITRAD interdit même à ses chercheurs de participer aux ateliers du SNRA) 110 ( * ) ;
- dès lors, en 2010 et 2011, l'action se limite au financement de formations, avec des à-coups liés à des restrictions budgétaires - et avec si peu de portée qu'il n'en n'est quasiment pas fait mention dans les documents disponibles.
Le bilan réalisé cette année par le Poste diplomatique, quelles que soient les précautions de langage, est tout à fait édifiant 111 ( * ) :
- sur le volet « appui institutionnel » (273 000 euros), la mise en place d'une coordination nationale, éphémère, n'a rien produit, en particulier pas le document stratégique espéré ; le SNRA a fait long feu et le système paraît plus éclaté qu'en 2005, comptant désormais douze organismes, au lieu des cinq initiaux ; enfin - et surtout ? - le niveau de recrutement ne s'est pas élevé, les critères relationnels continuant de l'emporter sur les critères professionnels et les meilleurs éléments continuant de déserter la recherche pour des postes dans les ministères ;
- le volet « renforcement des capacités » (800 000 euros) est décevant lui aussi : sur les 22 projets de recherche « fédérateurs » identifiés en 2009 pour être susceptibles de faire travailler ensemble des chercheurs tchadiens venus d'institutions différentes, seulement deux ont été initiés et « un seul a abouti à des résultats sans grande portée scientifique ou opératoire » ; ensuite, si le programme a aidé des chercheurs individuellement - 17 thèses ont été menées à bien grâce à des bourses doctorales -, ces réussites individuelles ne se sont pas inscrites dans un programme d'ensemble et elles n'ont eu, d'après nos informations, aucun effet d'entraînement collectif (ces projets n'ont pas été cités une seule fois lors des auditions conduites par la délégation).
- le volet « valorisation et capitalisation des produits de la recherche » (71 000 euros) n'a donné lieu à aucune publication et le projet d'un observatoire est resté lettre morte ;
- le volet « gestion du projet » (98 000 euros) a financé le poste d'attaché technique, sans quasiment aucune autre démarche (en particulier, pas d'évaluation ni de démarche entreprise auprès des bailleurs de fonds pour pérenniser l'action).
En fait, le bilan dressé dès 2009, à mi-parcours de la durée initialement prévue, laissait largement présager l'échec du programme ; mais il semble que le manque d'alternative, aussi bien que l'optimisme d'après conflit armé, l'aient emporté pour décider les responsables français à maintenir, puis à prolonger ce programme pourtant si loin d'atteindre ses objectifs.
Dans le bilan dressé cette année, quatre causes majeures de l'échec sont identifiées :
- le refus des instituts tchadiens de travailler ensemble, ce qui est un indicateur de la faible importance de la recherche dans l'agenda politique du pays ;
- le fait que « les projets de recherche transversaux, dit fédérateurs, ont été élaborés à la va-vite dans la perspective de toucher des indemnités », les instituts n'ayant, au-delà, aucune intention d'honorer leurs engagements ;
- « l'erreur majeure » que représente l'idée de constituer un SNRA dans un pays comptant, en réalité, à peine une vingtaine de chercheurs actifs ;
- enfin, « on ne transforme pas des cadres de plus de 35 ans, qui n'ont jamais cherché, en chercheurs, même à grand renfort de stages, surtout s'ils restent maintenus dans un contexte inchangé » et où le statut de chercheur est choisi seulement pour les indemnités auxquelles il donne droit.
* 108 Le Laboratoire de recherche vétérinaire et zootechnique (LRVZ, devenu l'Institut de recherche en élevage pour le développement, IRED) a été cédé au Tchad en 1985 (qui l'a placé sous la tutelle du ministère de l'élevage) ; l'Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM) (devenu Institut de recherche pour le développement, IRD) a cédé son centre de N'Djamena en 1988 au Centre national [tchadien] d'appui à la recherche (CNAR), placé sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de la formation ; enfin les équipements et les fermes de production agronomiques, gérés par l'Institut de recherche sur le coton et le textile (IRCT) depuis l'époque coloniale, ont été cédés en 1998, pour donner naissance à l'Institut tchadien de recherche agronomique pour le développement (ITRAD), placé sous la tutelle du ministère de l'agriculture.
* 109 Cette revue à mi-parcours a été réalisée du 23 mars au 6 avril 2009, soit 45 mois après le début du projet et 31 mois avant la fin du projet (avec prolongation). Elle a été conduite par M. André Martin, vétérinaire, qui a travaillé pour le CIRAD et pour le MAEE. Il a été en poste au Tchad à plusieurs reprises et avait été impliqué dans la conception du projet ARS2T.
* 110 Il n'a pas été possible à la délégation de savoir véritablement pourquoi.
* 111 Nous reprenons ici une note interne du Poste diplomatique : « Bilan évaluatif du projet d'appui à la recherche scientifique et technique au Tchad, ARS2T, juin 2013 ».